
Ayant grandi Ă LiĂšge oĂč la prĂ©sence de musiciens tels que Boby Jaspar, RenĂ© Thomas, Jacques Pelzer ou Chet Baker reste inscrite dans les mĂ©moires mĂ©lomanes, il dĂ©couvre dĂšs lâenfance les disques de Charlie Parker, se passionne pour la chanson française â Charles Trenet en premier lieu â et lit les poĂštes. Rimbaud devient son maĂźtre des mots et maĂźtre chercheur (« Moi, pressĂ© de trouver le lieu et la formule » [1]). De formation classique, sitĂŽt quelques premiers prix de conservatoire en poche, il suit des cours avec Ivry Gitlis, puis tourne le dos dĂ©finitivement Ă tout acadĂ©misme. Pendant de longues annĂ©es, il travaille en solitaire ; en cette mĂȘme pĂ©riode il dĂ©couvre lâĆuvre de Nietzsche, qui lui ouvre des portes et le confirme dans ses exigences.
Il part faire la manche dans le sud de la France, oĂč il rencontre les musiciens lavallois de Chorda Trio [2], il joue bientĂŽt avec eux un rĂ©pertoire de jazz manouche, peu Ă la mode encore en ces annĂ©es 80, et trĂšs vite suscite lâattention dâun public qui devient nombreux. Ses improvisations virtuoses emportent lâenthousiasme, sa bonne humeur et son humour font le reste. Des tournĂ©es en France et en Europe avec ce mĂȘme groupe connaissent le succĂšs, quelques Ă©missions radiophoniques en tĂ©moignent.
Yves Teicher est sollicitĂ© en tant que soliste-improvisateur pour la crĂ©ation de la Symphonie n°1 de Schnittke avec le Philharmonique de Rotterdam dirigĂ© par Gennady Rozhdestvenky. Le temps dâun soir, en duo avec Ivry Gitlis, il accompagne la danseuse Carolyn Carlson. Quelques saisons plus tard, il croise la route dâun contrebassiste amĂ©ricain originaire de San Francisco, Bob Drewry, qui a suivi et accompagnĂ© jadis les lectures publiques des poĂštes Bob Kaufman ou Charles Bukowski, sâest installĂ© en Europe oĂč il travaille avec Pierre Boulez et joue notamment avec Mal Waldron ou Sonny Muray. Sur un mode trĂšs free, Teicher et Drewry tiennent ensemble la scĂšne avec un brio trĂšs remarquĂ© lors dâun festival Ă LiĂšge, en 1994 [3]. En duo ou avec des complices venus dâoutre Atlantique, ils enregistrent des morceaux de Duke Ellington et quelques thĂšmes personnels.
Teicher & Drewry – Hommage Ă Duke Ellington
Ă Paris, Yves accompagne les lectures publiques du poĂšte AndrĂ© Laude, qui un jour le sauva du dĂ©sespoir. Steve Lacy sâintĂ©resse Ă ce violoniste inclassable qui aime la poĂ©sie et le prend en sympathie. Si les grands circuits du jazz europĂ©en restent fermĂ©s Ă ce virtuose mal contrĂŽlable, ce sont les instrumentistes amĂ©ricains en exil qui reconnaissent en lui un pur musicien. Sa fougue et sa libre « folie » ne leur font pas peur.
Yves Teicher enregistre enfin un étonnant hommage à Charlie Parker, Lover man. Le disque sort quelques années aprÚs, en 2005, chez Intégral Classic [4].
01-Marmaduke (Parker)
Marmaduke (extrait de Yves Teicher joue Charlie Parker, avec Salvatore La Rocca (Bass), Olivier Robin, drums)
Son frĂšre, StĂ©phane Martini, est guitariste et compositeur de jazz latino, le violon dâYves le suit dans ses tournĂ©es ou pour des enregistrements [5]. Yves entame en tant que chanteur des rĂ©citals en hommage Ă Charles Trenet dont il fait dĂ©couvrir des aspects mal connus, tout en sâaccompagnant au violon [6].
Un disque en solo, Monade, est publiĂ© en 2016 chez Home record [7], sans doute lâaboutissement de sa recherche musicale. Le critique Roland Binet Ă©crira : « Sâil y a une voie indĂ©niable pour combattre le conformisme, le repli sur soi musical, les chemins unidirectionnels, câest de sâouvrir Ă la musique dâYves Teicher, de se laisser bercer par ses explorations parfois compliquĂ©es, souvent Ă©rudites, parfois difficiles dâapprĂ©hension, souvent dĂ©routantes, parfois franchement Ă©chevelĂ©es, voire dĂ©capantes, mais ĂŽ combien satisfaisantes pour le mĂ©lomane curieux et ouvert Ă tous les types de musique. »
Juif errant, extrait de Monade, Home record, 2016
Si lâĂ©numĂ©ration de ces Ă©vĂ©nements artistiques peut produire son effet, il faut ajouter quâaucun dâentre eux nâa suscitĂ© dâĂ©cho Ă sa mesure, et elle ne doit pas cacher une vie laborieuse autant que difficile, et de nombreux Ă©cueils. Incapable de stratĂ©gie carriĂ©riste, du moindre calcul, Yves Teicher a dĂ» payer le prix fort pour arriver sans appui Ă des instants de grĂące partagĂ©s. Tous ses amis tĂ©moignent de sa gĂ©nĂ©rositĂ© sans bornes, dâune spontanĂ©itĂ© de tout moment.
Sâil a participĂ© en 1993 Ă un spectacle « JazzâPoĂšme » autour de la poĂ©sie de Rimbaud mis en scĂšne par son ami comĂ©dien Georges Boukof, Yves se lance finalement dans sa propre prĂ©sentation dâUne saison en enfer. Il rĂ©cite le texte avec force, et donne Ă son violon la voix pour lui rĂ©pondre et le soutenir. Ce sommet dans lâĆuvre de Rimbaud Ă©tant le reflet dâune parole, celle propre au narrateur lui-mĂȘme et jouant avec assez de distance⊠la folie, il se prĂȘte particuliĂšrement Ă lâimprovisation et Ă la mise en musique. Yves a lâoccasion de prĂ©senter cette forme Ă LiĂšge puis Ă Rennes en 2019 [8] et 2020 [9].
Extrait du spectacle donné à La MéziÚre en octobre 2020 :
Sa passion pour Rimbaud et la poĂ©sie le conduit Ă Ă©crire : il lui faut aussi les mots pour exprimer certaines impressions rĂ©manentes, souvenirs dâenfance Ă©merveillĂ©s, rythmes, couleurs. Il confie Ă quelques amis un recueil de textes, et se lance dans la rĂ©daction de courtes nouvelles.
Outre quelques extraits sonores, voici deux poĂšmes de ce recueil, BelvĂ©dĂšre, en guise de salut singulier Ă un grand artiste qui vient de sâĂ©teindre, aprĂšs avoir beaucoup donnĂ©.
Fond SAINT SERVAIS
Fond Saint Servais
Englouti
Le fleuve Congo déborde
Ses hordes dâHOMMES nus
Fiers de lances et de couteaux
Le chemin de fer
Ă lâhorizon sâenfuit
au loin disparaĂźt
Sur la butte
la cahute, la hutte
Le moulin Ă paroles
En flots continus
de contes, de rébus
de mythes
de rythmes
Aux abois de lâAfrique
Les pirogues débarquent
Les alchimistes
Les sorciers
Les drĂŽles
Les fumistes
La cassonade
Les épices
Les peintres
Les barbouilleurs
abstraits
rupestres
cubistes
rugueux
ubiques
muets
Sur le parquet la jungle
barrissements dâĂ©lĂ©phants
Dans les buffets
fichus, papiers de chiques multicolores
Dans le rocking-chair
drĂŽle de Nelly
immobile
en chair et en os
les cheveux rouges
pieds nus sur la terre trempée
sur les pavés irréguliers
au fronton des façades mosanes
Lâhorizon Mozambique
sous le tison
les grillons
chantent la chanson
des tordus
des aliénés mentaux
ornementaux
la jambe raide
rĂȘveuse
le moignon enflammé
altier
en vitrine, Ă la rue
les labiales plastifiées
aux onomatopées hirsutes
hiéroglyphiques
poitrinaires
des larynx sifflant comme mille sirĂšnes
rougeoyantes.
* * *
TourbiĂšre, morgue gĂ©ante, soufriĂšre, larves, papillons noirs, ferraille grinçante, envahissante, Ă©bouillantĂ©e de larmes, de graisse calcinĂ©e, rance, agglutinĂ©e Ă lâintĂ©rieur de marmites gĂ©antes, plaquĂ©es de poussiĂšre, emparĂ©es dâoiseaux de proie, fous, cruels et froids, de colombes, de pigeons, roucoulement dâombres, de lumiĂšre, de lilas mauve, dâamour blanc, Ă©cĆurant les ramures, les jeunes pousses de tous les jardins suspendus en terrasse, invisibles, paradis trop suave cachĂ© derriĂšre les portes vermoulues, laitage suspect, magma opaque momifiant la citĂ©, le long des escaliers, des murs fredonnant quelques hymnes carnavalesques, saillant la pierre Ă©caillĂ©e, grimacent de longs cortĂšges funĂšbres, des processions de gĂ©ants repus les bras ballants, vacillant de gauche Ă droite, dâavant en arriĂšre au son du sens, la survivance, les remous du cĆur de la peur dans les cuisines caves prĂšs de vieux grincheux dĂ©charnĂ©s, les os coupants, broyĂ©s, le nez dans la soupiĂšre, la sauciĂšre, la soupe glauque. Noires dĂźnettes, musique mĂ©canique, percussion de bouche au-dessus dâune table morne, quadrilatĂšre posĂ© sur des balatum de tristesse, Ă©cornĂ©s, semant le poison, lâĂąme fĂ©tide au cĆur du cĆur de lâenfant rebelle, muet, poĂšte, voyant tous les cataclysmes urbains sortis simultanĂ©ment de terre, clochetons insalubres Ă perte de vue, perspective de mĂ©tal, de cuivre, de pierre, la morve Ă©paisse accrochĂ©e aux belvĂ©dĂšres silencieux, sans fin, pluies acides de salive, le vice sâĂ©coulant de tous les bĂ©nitiers haut perchĂ©s, des lĂšvres bleutĂ©es, ecclĂ©siastes de toutes les citoyennetĂ©s figĂ©es, aux abords des poupĂ©es mutilĂ©es, de tissu, de plastique, Ă lâabandon au coin des ruelles pisseuses, au sol, Ă lâarriĂšre des cours visqueuses, gercĂ©es de tristesse, un meurtre, un Ćil arrachĂ© par des crapauds poussant entre les pavĂ©s humides, grommelant sous les potales quelques insanitĂ©s profuses, quelques rĂąles Ă©lectriques de moribonds attardĂ©s, cervelles putrides flottant dans des fioles brunes, plaquĂ©es dâĂ©tiquettes rouges, les doigts crochus recroquevillĂ©s sur la couche toute fraĂźche de lâenfant apeurĂ©, disgracieux et laid, visitĂ© Ă la tombĂ©e de la nuit par lâapothicaire dĂ©ment, par les chauves-souris, sous les collines, du ciel tous les canevas assermentĂ©s, infinies galeries souveraines, dĂ©rouille lâinouĂŻ, animaux empaillĂ©s inertes, insoumis, montĂ©s sur des ressorts, lâoeil de verre, le poil de poussiĂšre dans les entrailles des Ă©curiesâŠ
Ăchafauds Ă©cheveaux embarcadĂšres hyĂšnes bien montĂ©es les chacals rayĂ©s dans des labyrinthes Ă crĂȘtes de coq tignasses voraces un colt bien calibrĂ© sous lâillĂšre de belles oreilles des litiĂšres mais lointaines au son des cloches le soleil sans anicroche crache sa plaque monocorde sous les dĂ©bris de la nuit les nĂšgres en tutu chantent sous la braise une phrase bien ciselĂ©e lances au poing bien accoudĂ©es paumes blanches les Ă©gouts dĂ©glutissent lâor brun lâor noir Ă califourchon sur lâautel des dĂ©lices cortĂšges de cannes Ă pomme filandreux les fifres du ciel aux « cent sales mouches » sur la toile peinte par lâhorrible femme Ă chignon lampes Ă torture les lampions lampadaires Ă fiel dâun ciel honteux la rambarde contenue dans son Ă©trier sue au vestiaire vagabonde la lune Oh ! Miracle sous les nausĂ©es dâoracle de poisson Ă arĂȘtes la barbaque les Ă©pinards les Ćufs durs attentat de persil quadrupĂšde grouille sur lâĂ©chafaud femelle Ă hauts talons bas rĂ©silles rouge Ă lĂšvres gastro en croĂ»te en terrine entĂ©rite la main squelettique Ă©crabouillĂ©e sur des tronches miniatures…
Yves Teicher (extraits de BelvédÚre, recueil inédit)
Source: Lundi.am