A Monte Verita, une oeuvre dâart monumentale des annĂ©es 1920, chef dâoeuvre dâhomo-Ă©rotisme mystique, sera bientĂŽt visible. ExhumĂ©e de lâoubli, sauvĂ©e par miracle, ce tableau a Ă©tĂ© peint par le crĂ©ateur dâune religion transgenre appelĂ©e le Clarisme.
Au dĂ©but du XXe siĂšcle, alors que la matiĂšre est redĂ©finie comme Ă©nergie, la dĂ©couverte des rayons X (1895), des rayons ionisants (1896) et de la radioactivitĂ© (1898) induisent certains penseurs Ă crĂ©er des religions nouvelles. Le monisme Ă©rotique obtient alors un vif succĂšs : il dĂ©finit la sexualitĂ© comme une Ă©nergie comparable Ă lâĂ©lectricitĂ© ou Ă lâonde sonore. Les Ćuvres aujourdâhui oubliĂ©es dâauteurs monistes âErnst Haeckel, notammentâ sont parmi les essais les plus lus dans le monde occidental avant 1933 : elles posent lâidĂ©e des «esprits cellulaires», selon laquelle «dans la plus imperceptible des fleurs vivent des milliers dâĂąmes dĂ©licates indĂ©pendantes», qui sont lâĂ©quivalent des nymphes antiques. Câest dans ce contexte quâapparaĂźt le Clarisme, une religion que plus personne ne pratique. Une religion morte. Il nâen reste pour toute trace quâun tableau panoramique peuplĂ©e dâĂ©phĂšbes se lutinant au milieu des papillons, seulement vĂȘtus de bijoux⊠Cette oeuvre a failli disparaĂźtre. En 1978, câest lâhistorien de lâart Harald Szeeman, crĂ©ateur de la Fondation Monte Verita, qui la rĂ©cupĂšre dans une maison en ruine et qui dĂ©cide de la conserver. Les propriĂ©taires de cette maison (la municipalitĂ© de Minusio), trouvent cette peinture obscĂšne : un truc dâhomosexuels pervers, peut-ĂȘtre mĂȘme de pĂ©dophiles. Quel intĂ©rĂȘt ?
Un polyptyque monumental à la gloire de la Clarté
Pour Christian Marty (Ars Artis), qui consacre plusieurs annĂ©es Ă sa restauration, cette peinture est une oeuvre inouĂŻe qui tĂ©moigne dâun projet aussi bizarre quâoriginal : «Il sâagit dâun cyclorama, câest-Ă -dire dâun tableau couvrant toute la surface dâune salle ronde. Pour la voir, il faut y entrer. Elle vous encercle. Vous ĂȘtes au milieu, environnĂ© par 84 figures humaines Ă taille quasi-rĂ©elle qui sâenlacent dans des paysages idylliques de montagne et de mer. La structure de ce tableau circulaire reproduit celle des quatre saisons et se dĂ©compose en 33 tableaux correspondant aux 33 strophes dâun poĂšme Ă©sotĂ©rique.» Figuration du paradis Ă 360°, lâoeuvre hypnotique sâintitule «Le monde clair des bienheureux». Elle a Ă©tĂ© peinte entre 1923 et 1930. Elle constitue le coeur de ce que le peintre considĂ©rait comme un vĂ©ritable sanctuaire. Pour la voir, il fallait ĂȘtre invitĂ© et se vĂȘtir dâune tenue androgyne afin de laisser derriĂšre soi son identitĂ© sociale et sexuelle. Un escalier peint en violet et une piĂšce obscure servaient de sas, dâantichambres prĂ©paratoires Ă la rĂ©vĂ©lation. Le cyclorama Ă©tait censĂ© faire vibrer le visiteur en harmonie avec lâEden reprĂ©sentĂ© sur la toile. Le voir devait procurer une extase dâautant plus intense quâil mettait en scĂšne le corps dĂ©multipliĂ© du maĂźtre des lieux, Elisarion, crĂ©ateur du Clarisme. Elisarion ?
Mais qui était Elisarion ?
NĂ© en 1872 Ă Sophienthal (Estonie), ElisĂ r von Kupffer vient dâune vieille famille dâaristocrates baltes. Enfant, il souffre de maladies qui le laissent sourd dâune oreille, myope, hyper-sensible. Câest nĂ©anmoins un garçon vif qui sait lire dĂšs 5 ans et qui Ă©crit une piĂšce de théùtre Ă 9 ans. A 19 ans, il part faire ses Ă©tudes Ă Saint PĂ©tersbourg et rencontre celui qui deviendra son compagnon de vie, Eduard Von Mayer, un fils dâaristocrates ukrainiens, que son Ă©ducation ultra-puritaine a rendu profondĂ©ment mĂ©lancolique et rĂ©voltĂ© : Eduard hait le dieu des chrĂ©tiens quâil considĂšre comme le pire des oppresseurs. Ensemble, ils se mettent Ă Ă©tudier, Ă©crire et voyager : Rome, Monte Carlo, GenĂšve, Avignon, Berlin⊠En 1900, alors quâils sont Ă PompĂ©i, de graves problĂšmes de santĂ© mettent la vie dâElisĂ r en danger. Sous lâeffet du choc, il dĂ©cide dâabandonner la littĂ©rature et de fonder une religion, quâil baptise «Clarisme», avec pour but de rĂ©former la communautĂ© des vivants en un siĂšcle.
Le Temple du Clarisme
Avec lâaide dâEduard, il rĂ©dige les Ă©crits thĂ©oriques au fondement de cette religion, ainsi que les plans des sanctuaires initiatiques. En 1911, ils crĂ©ent une maison dâĂ©dition afin de publier leurs travaux et convertir les Ăąmes. Une communautĂ© clariste voit le jour Ă Weimar. Câest aussi en 1911 quâElisĂ r ne se fait plus appeler quâElisarion. En 1915, quittant lâItalie en raison de la haine que sâattirent les germanophones, Elisarion et Eduard sâinstallent en Suisse, Ă Muralto. En 1925, ils achĂštent un terrain prĂšs dâAscona, Ă Minusio, et font bĂątir une maison qui sera Ă©galement un temple, Ă la structure inspirĂ©e par ceux de Fidus (1). En 1927, ils lâinaugurent sous le nom de Sanctuarium Artis Elisarion et multiplient les brochures dâinformation pour attirer le public, obtenir des fonds, faire construire la rotonde qui accueillera le tableau, en 1939, et y accueillir les pĂšlerins. Malheureusement, leur religion ne rallie que 30 adeptes. Avec la seconde guerre mondiale, le nombre de visiteurs chute. ElisĂ r von Kupffer dĂ©cĂšde en 1942.
Une lubie coupable ?
AprĂšs la mort dâEduard von Mayer en 1960, la lourde tĂąche de gĂ©rer lâintĂ©gralitĂ© du legs revint Ă une femme, Rita Fenacci, qui avait partagĂ© la vie des deux hommes en tant que confidente et gouvernante. Elle obtient des autoritĂ©s locales que celles-ci prennent en charge lâentretien de la propriĂ©té⊠Mais pour les responsables de Minusio, ce «temple» nâest quâune lubie coupable de nobles dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s. Quand Rita meurt en 1973, la maison est pillĂ©e, dĂ©truite puis laissĂ©e Ă lâabandon. En 1978, Harald Szeeman sauve in extremis le tableau qui a Ă©tĂ© arrachĂ© des murs et qui git sur le sol, imbibĂ©e dâeau. En 2008, lâAssociation Pro Elisarion voit le jour et se donne pour but de rĂ©nover le sanctuaire. En attendant ce jour, la Fondation Monte Verita fait restaurer le cyclorama. Il sera bientĂŽt visible âĂ partir du 20 mars 2021â dans un espace reconstituant la rotonde originale. Cette oeuvre fera-t-elle de nouveaux adeptes ? Mais au fait, quelles Ă©taient les rĂšgles de cette religion ?
«Araphrodites» : les hermaphrodites sacré-es du Clarisme
Pour comprendre le Clarisme, il faut se rĂ©fĂ©rer Ă lâouvrage Das Mysterium der Geschlechter (Le mystĂšre des sexes), publiĂ© en 1923 : Eduard von Mayer y dĂ©veloppe la thĂ©orie selon laquelle chaque ĂȘtre se compose de cellules bisexuelles animĂ©es par le dĂ©sir de dĂ©passer la diffĂ©rence des sexes qui est la cause de toutes les souffrances. Pour atteindre lâĂ©tat de bienheureux, il faut donc opĂ©rer cette transfiguration, suivant lâexemple dâElisarion : il se voyait, en tant quâĂ©phĂšbe, comme la manifestation incarnĂ©e du «monde clair». Pour lui, les Ă©phĂšbes Ă©taient des ĂȘtres supĂ©rieurs, ayant rĂ©alisĂ© lâunion des contraires, et des «corps transcendant» autrement dit des «Araphrodites», câest-Ă -dire un mĂ©lange dâArĂšs (dieu de la guerre) et dâAphrodite (dĂ©esse de lâamour). Elisarion se considĂ©rait Ă la fois comme fondateur dâune religion, chef dâĂtat, chevalier du chĂąteau du Graal et araphrodite androgyne. Eduard, son disciple, se battait Ă ses cĂŽtĂ©s pour quâadvienne un monde meilleur gouvernĂ© suivant les principes de lâeudĂ©mocracie (une «direction de la nation par les meilleurs de tous les horizons»). Le culte impliquait de se purifier au contact des vibrations Ă©mises par les bienheureux.
Sa maison était la maison de dieu
Voir le corps dâElisarion (en photo, en peinture ou en vrai) avait valeur de rite : ce corps, Ă©tant parfait, dĂ©gageait des ondes capables dâilluminer lâesprit, de mettre les humains en Ă©tat de grĂące. Elisarion, dâailleurs, se peignait et se photographiait constamment â ainsi que dâautres jeunes garçons au corps proche du sien â afin que son image puisse guĂ©rir toutes les Ăąmes. Son art Ă©tait thaumaturgique. Son sanctuaire brouillait les frontiĂšres qui sĂ©pare la maison du musĂ©e et le musĂ©e du lieu de culte. La rotonde (Ă laquelle on ne pouvait accĂ©der quâaprĂšs avoir traversĂ© des espaces nommĂ©s «mĂ©ditation» et «ascension») Ă©tait «lâincarnation architecturale et figurative de ce moment oĂč la joie, que nous prĂ©fĂ©rons ici avec une expression inhabituelle appeler lâextase intĂ©rieure, remplit lâĂąme, qui Ă son tour voit la vie Ă©ternelle dans une reprĂ©sentation libre et sereine dans la lumiĂšre» (2). CrĂ©er lâeuphorie par lâimage et par la prĂ©sence. VoilĂ ce dont rĂȘvait Elisarion. «La peinture circulaire Chiaro Mondo dei Beati reste peut-ĂȘtre lâune des reprĂ©sentations les plus importantes de lâArcadie du XXe siĂšcle», rĂ©sume un de ses dĂ©fenseurs, le critique dâart Fabio Ricci. Il est vrai que la voir laisse une impression dâeuphorie durable. On sâen arrache presque Ă regrets tant elle irradie lâinnocence.
SOURCE : Les 400 culs
Source: Incendo.noblogs.org