DÚs que ses actuels soucis de santé le laisseront en paix, sûr que Gérard Lagorce retournera au combat. à 73 ans, il le dit tout net : « Je ne conçois pas ma vie autrement que dans la lutte. Je me sens vivant quand je me bagarre. »
Moi, je me souviens de ce jour dâavril 2019 oĂč GĂ©rard accompagnait un cortĂšge protestant contre la loi Blanquer et « lâinadmissible devoir dâexemplaritĂ© » quâelle exigeait des profs. AprĂšs un dĂ©filĂ© « plan-plan », les manifestants sâĂ©taient symboliquement bĂąillonnĂ©s devant la permanence du dĂ©putĂ© macroniste de la troisiĂšme circonscription de Meurthe-et-Moselle â celle de Longwy. Sous lâĆil agacĂ© des flics, le vieux bonhomme, appuyĂ© sur sa canne, entreprit de dĂ©corer lâentrĂ©e du local avec des autocollants dĂ©nonçant les violences policiĂšres et lâimpunitĂ© des forces de lâordre, « rarement exemplaires, elles ».
Une fois de plus, GĂ©rard avait tentĂ© dâĂ©lever le niveau de radicalitĂ© du rassemblement. Une habitude : dans les dĂ©filĂ©s syndicaux comme avec les Gilets jaunes, je lâai souvent vu faire des doigts dâhonneur aux CRS en tĂȘte de cortĂšge. Puis esquiver, en dĂ©pit de sa dĂ©marche claudicante, quantitĂ© de lacrymogĂšnes et autres grenades de dĂ©sencerclement. Je lâai aussi aperçu bloquer un centre des impĂŽts avec ses potes « vieux fourneaux », emmurer la permanence dâun autre dĂ©putĂ© (socialiste, celui-lĂ ), diriger une manifestation vers une autoroute et la rendre piĂ©tonne le temps dâun aprĂšs-midi… Et puis, tiens : rire aux Ă©clats en entrant dans le tribunal qui devait le juger pour cette derniĂšre affaire.
Mais GĂ©rard Lagorce, câest surtout lâune des chevilles ouvriĂšres de la CGT de Longwy. Toujours au four et au moulin, tractant Ă lâentrĂ©e des derniĂšres usines du coin comme sur les marchĂ©s, essayant de convaincre, organisant ce quâil peut. Un type tout en dĂ©termination, au milieu dâune Ă©quipe de joyeuses tĂȘtes blanches. « Mais merde, ils sont oĂč les jeunes ? », dĂ©plore-t-il parfois. Et dâajouter : « Je me sens quand mĂȘme vachement plus anarchiste que les autres… »
1968. GĂ©rard Lagorce est Ă©tudiant en psychologie Ă la facultĂ© de Nanterre â la ville oĂč il est nĂ©, la banlieue oĂč il vit. Et il se souvient : « Les âgrands penseursâ disaient : âLa France sâennuie.â » La France peut-ĂȘtre, mais certainement pas lui, cofondateur du Groupe anarchiste de Nanterre : « Il y avait des manifestations rĂ©guliĂšres contre la guerre au Vietnam, de nombreux mouvements ouvriers. Et, dĂ©but 1968, une vitrine dâune enseigne amĂ©ricaine a volĂ© en Ă©clats ; un camarade a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. Ceci, couplĂ© Ă nos revendications contre la non-mixitĂ© [1], les matiĂšres enseignĂ©es qui nous formaient en bons petits soldats du systĂšme capitaliste ou sur la pauvretĂ© des Ă©tudiants, nous a poussĂ©s le 22 mars Ă occuper la tour centrale de la fac. Tous les groupes gauchistes Ă©taient reprĂ©sentĂ©s : les maos, les EnragĂ©s, les anars, etc. » Membre de la commission « Travailleurs-Ă©tudiants », GĂ©rard Lagorce est dans son Ă©lĂ©ment.
Le 10 mai, câest la fameuse Nuit des barricades. GĂ©rard en est. Les pavĂ©s sont dĂ©chaussĂ©s, des voitures renversĂ©es. On passe des soirĂ©es entiĂšres Ă refaire le monde et Ă Ă©chafauder des plans pour Ă©jecter De Gaulle « et son monde ».
Les manifestations sâenchaĂźnent, massives, jusquâĂ ce que la rĂ©cupĂ©ration par les partis politiques et « lâentrĂ©e en nĂ©gociation de la CGT » conduisent Ă lâessoufflement du mouvement. Beaucoup de protestataires rentrent dans le rang. Certains deviendront « des intellos, des cadres du systĂšme capitaliste, comme Daniel Cohn-Bendit, un copain Ă lâĂ©poque ». GĂ©rard Lagorce, lui, ne retournera jamais sa veste.
Quand vient le moment dâĂ©voquer sa participation Ă la lutte antifranquiste, le moustachu Ă lâĆil rieur se fait plus vague : « Ce qui est dans la clandestinitĂ© doit le rester. Je te fais confiance, me dit ce papa divorcĂ©, mais mĂȘme Ă mes enfants je nâai pas donnĂ© de dĂ©tails. » Je saurai juste quâaprĂšs un an Ă travailler pour la revue Noir et Rouge, il se rapproche dâune organisation de libertaires espagnols. « On a fait quelques trucs violents, mais on nâa jamais assassinĂ©. Avec mon petit groupe, quand on agissait avec des armes, celles-ci nâĂ©taient pas chargĂ©es. On ne voulait pas ĂȘtre des meurtriers. » Auraient-ils fait des braquages pour rĂ©colter de lâargent destinĂ© aux antifranquistes en Espagne ? MystĂšre.
Sur ces annĂ©es-lĂ , GĂ©rard Lagorce me confie uniquement ses rĂ©flexions : « La lutte armĂ©e a son intĂ©rĂȘt, en fonction de lâĂ©poque et des circonstances. Action directe ou la Fraction armĂ©e rouge avaient raison. Mais ils ont fait lâerreur de penser quâon pouvait mener des actions ultraviolentes sans quâil y ait un contexte de soutien populaire, ce qui les a amenĂ©s Ă se faire dĂ©foncer politiquement et policiĂšrement. Et ce, mĂȘme si les gens quâils ont tuĂ©s Ă©taient responsables de beaucoup dâhorreurs. La violence premiĂšre est celle du systĂšme capitaliste, avec sa colonisation, son exploitation, ses morts au travail, etc. »
En 1979, on retrouve GĂ©rard Lagorce Ă un point chaud de lâHexagone : Longwy. Il est devenu psychologue au centre mĂ©dico-psycho-pĂ©dagogique de la ville. Son objectif : offrir des soins avec lâenfant et ses parents. « Le âavecâ est important. On nâĂ©tait pas lĂ pour voir dans la tĂȘte des gens, explique-t-il, mais pour essayer de construire ensemble des choses pour les rendre autonomes et capables de dominer leurs troubles. » Dans la ligne antipsychiatrique du Sud-Africain David Cooper, prenant en compte lâimpact de la sociĂ©tĂ©, lâasservissement inculquĂ© Ă lâĂ©cole, Ă lâarmĂ©e ou Ă lâĂ©glise, GĂ©rard nâoublie pas ce qui lâentoure : Longwy est lâun des bastions sidĂ©rurgiques les plus importants dâEurope.
Le militant a adhĂ©rĂ© Ă la CFDT, attirĂ© par la ligne autogestionnaire quâelle dĂ©fend alors. Quand « Giscard et sa clique » pondent leur plan de restructuration de la sidĂ©rurgie, qui prĂ©voit la suppression de milliers dâemplois dans les usines du bassin de Longwy, son syndicat entre tout de suite en action. DĂ©bordant la CGT toute puissante par la gauche, il va mener dâinnombrables opĂ©rations coup de poing : attaques du commissariat de police, kidnapping de Johnny Hallyday (le 8 mars 1979 aprĂšs un concert Ă Metz), vol de la Coupe de France de football (dans une vitrine du FC Nantes), etc. La CFDT de Longwy distribue aussi son journal Ă tendance anarchiste et Ă©crit par des ouvriers, LâInsurgĂ© du crassier. Quelques mois durant, le pouvoir sâinquiĂšte de voir une rĂ©volution partir de Longwy. Puis vient le temps des nĂ©gociations syndicales pour les primes de licenciement.
Gérard quitte alors la CFDT devenue réformiste pour rejoindre le groupe autonome Longwy 79-84, au sein duquel il mÚnera des actions radicales nourries par la trahison des socialistes et communistes : au pouvoir à partir de 1981, ce sont eux qui liquideront la sidérurgie de Longwy.
AprĂšs la dissolution de son groupe, GĂ©rard Lagorce rejoint la CGT. Ă la fin des annĂ©es 1990, il est dĂ©jĂ lâun des piliers de lâunion locale lorsque les « usines-tournevis [2] », gavĂ©es dâargent public, dĂ©cident de dĂ©localiser. JVC, Panasonic ou Daewoo vont mettre sur la paille des milliers dâemployĂ©s. Vingt ans aprĂšs les Ă©vĂ©nements de 1979, le bassin de Longwy entre de nouveau en Ă©bullition. GĂ©rard Lagorce en est, comme toujours.
Aujourdâhui encore, quand il nâest pas au local de la CGT Ă rĂąler contre son syndicat « trop mou » ou « refermĂ© sur lui-mĂȘme », on peut le croiser Ă Bure (Meuse), mobilisĂ© contre le projet dâenfouissement de dĂ©chets nuclĂ©aires. Parfois, câest dans un camping anarchiste quâon tombe sur lui. Et bien sĂ»r, on le voit en manifestation, le micro Ă la main… Quand il a les jambes, il rejoint la tĂȘte du cortĂšge, Ă©quipĂ© dâun masque, de lunettes de fortune et de son fameux maillot de rugby des All Blacks : « Tout noir, parce quâelle me va bien, cette couleur. »
Sébastien Bonetti
Cet article a été publié dans le dossier « Vieillesses rebelles » du n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Voir le sommaire.
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Source: Cqfd-journal.org