GenĂšse
Lâun de nous (GK) nourrissait depuis 2015 lâenvie de quitter le monde professionnel de lâarchĂ©ologie, ses impasses et ses dĂ©ceptions, pour faire un emploi utile et ce malgrĂ© un doctorat dans la discipline⊠Il a dâabord Ă©tĂ© facteur puis non cĂ©dĂ©isĂ© sans autre raison que son militantisme anarchiste et un certain charisme. Câest alors que lâenvie lui a pris dâĂȘtre son propre patron et de nâĂȘtre plus soumis aux diktats de chefaillons de pacotille dans un emploi insensĂ©âŠ
LâidĂ©e initiale anarchiste Ă©tait de monter un bar adossĂ© Ă une Ă©picerie de produits locaux en milieu rural sous forme coopĂ©rative⊠Un lieu de lien social, barrage Ă la dĂ©sertification des campagnes…
La premiĂšre difficultĂ© Ă©tait double : trouver des associĂ©.es et un lieu. AprĂšs un test de reprise de fonds de commerce en 2018 Ă La CouyĂšre (35), puis Ă Etrelles (35), son choix sâest portĂ© sur ChĂątillon-en-Vendelais, oĂč il avait Ă©tĂ© facteur. Il connaissait un peu lâenvironnement local. Par ailleurs, lâouverture rĂ©cente dâune voie verte aux dĂ©pens de la ligne de chemin de fer VitrĂ©-FougĂšres, lâexistence dâune route dĂ©partementale Ă mi-chemin entre les deux chefs-lieux de canton, la situation centrale du bled et lâexistence dâun lac et dâun camping privĂ© ont achevĂ© de le convaincre de se lancer⊠Sceptique Ă cause de la prĂ©sence dâagrĂ©ments – Française des Jeux, Pari Mutuel Urbain, dĂ©bit de Tabac – il a considĂ©rĂ© quâun lieu de lien social et de rassemblement ne devait pas commencer par exclure⊠Donc, au projet sâajoutĂšrent ces trois sources dâaddiction que sont les jeux, les paris et le tabac. Câest lĂ quâen fĂ©vrier 2019, le second dâentre nous (RA) rentre dans la danse.
Le montage du projet
Une difficultĂ© majeure est vite apparue : le tabac ne permettait nullement une forme coopĂ©rative. LâĂtat-dealer a besoin dâun nom sur lequel taper en cas de besoin. La forme juridique de la sociĂ©tĂ© permettant de dĂ©signer deux gĂ©rants Ă©tait donc une SociĂ©tĂ© en Nom Collectif. Cela induisait une solidaritĂ© dans les dettes nĂ©cessitant une grande confiance entre nous. Or, le dĂ©bit de Tabac impliquait une autre mauvaise blague : lâun des deux gĂ©rants devait ĂȘtre majoritaire (toujours ce nom sur lequel taper). LâĂ©galitĂ© dans la sociĂ©tĂ© Ă©tait dĂ©jĂ Ă©gratignĂ©e⊠Ne serait-ce que parce quâun complĂ©ment de retraite Ă©tait cotisĂ© pour lâassociĂ© majoritaire⊠Solidaire en dettes par la SNC, inĂ©galitaires par le dĂ©bit de Tabac. Toutefois, la sociĂ©tĂ© peut encore fonctionner dans une Ă©galitĂ© de fait.
Lâautre difficultĂ© a Ă©tĂ© la recherche de financement : les apports nâĂ©taient pas suffisants pour acheter le fonds et dĂ©marrer lâactivitĂ©. Nous ne nous attarderons pas sur lâinutilitĂ© de la Chambre de Commerce et dâIndustrie, du mĂ©pris avec lequel les banques, les membres dâInitiatives Bretagne ou ceux de Presol ont accueilli notre projet (ces derniers Ă©tant normalement lĂ pour aider aux dynamismes entrepreneuriales). Une mention particuliĂšre pour les derniers citĂ©s, reprĂ©sentant lâĂ©conomie sociale et solidaire, qui nous ont dit en substance quâun projet de lieu de culture chez les bouseux ne fonctionnerait pas !
La troisiĂšme difficultĂ© Ă©tait lâexistant : nous ne pouvions rien faire sans en tenir compte⊠Entre autres, notre prĂ©dĂ©cesseur avait conclu un contrat avec un brasseur et un prĂȘt garanti par ce dernier. Or, nous nous devions dâhonorer pendant presque deux ans les termes de ce contrat⊠Dont Ă©couler des quantitĂ©s dĂ©terminĂ©es de biĂšres dudit brasseur⊠Et, comme le systĂšme de pression, la machine Ă cafĂ© et celle Ă glaçons lui appartiennent, nous ne pouvions pas faire ce que nous voulions⊠Notamment servir de la biĂšre brassĂ©e localement⊠Mauvaise surprise parmi dâautres !
La finalisation du projet
AprĂšs avoir obtenu un prĂȘt bancaire et effectuĂ© les formations de rigueur, nous avons enfin pu signer le 4 octobre 2019 chez le notaire, pour un dĂ©but dâactivitĂ© le 8 octobre. Du projet initial, il ne restait que lâesprit, pour la suite, nos convictions anarchistes devaient faire le reste. Dâailleurs, une bonne partie dâentre elles formaient le cadre de notre pacte dâassociĂ©s. Nous sommes partis, au dĂ©but de lâactivitĂ©, sur lâidĂ©e de fabriquer notre propre travail sans les contraintes de lâesclavage salariĂ©. Avec pour objectifs de sortir des revenus, de rembourser nos prĂȘts bancaire et familial et de rĂ©cupĂ©rer les sous mis au dĂ©part⊠Pour le reste, nous souhaitions ne pas avoir de salariĂ©s mais plutĂŽt de prendre un(e) associĂ©(e) et dâabandonner le navire le jour venu en quittant la sociĂ©tĂ©, et non en la soldant et en vendant le fonds de commerce⊠Ce qui va Ă lâencontre du fonctionnement classique des commerçants⊠Le bar doit nous survivre sur les mĂȘmes basesâŠ
Pour le reste, nous avons dĂ©marrĂ© dĂšs le dĂ©but avec une armoire de produits locaux secs (hygiĂšne, pĂątĂ©s, pĂątes, vinaigres, compotes et confituresâŠ). Nous avons introduit peu Ă peu des produits locaux ou militants dans les boissons (thĂ© et tisane de Scop-TI, de K-Cho-T, biĂšres bouteilles locales), sans tenir compte du catalogue de notre brasseur⊠La question des prix sâest aussi avĂ©rĂ©e Ă©pineuse⊠Nous avons donc choisi une faible marge pour les produits de lâĂ©picerie afin de les rendre abordables.
Réalités et perspectives anarchistes
AprĂšs treize mois dâactivitĂ©s, nous avons traversĂ© de nombreux problĂšmes (les derniers en date Ă©tant les fermetures administratives Ă cause dâun virus). Les frictions entre nous ont Ă©tĂ© frĂ©quentes. La rĂ©alitĂ© nous a souvent rattrapĂ©. Ainsi, la capacitĂ© de travail de lâun nâest pas celle de lâautre, lâautonomie au travail nâest pas une capacitĂ© qui sâacquiert en claquant des doigts, les fronts et les objectifs sont abondants (suivi des stocks, rigueur dans les encaissements, recherche de nouveaux fournisseurs, consolidation des services actuels, etc.) et nĂ©cessitent rigueur et mise en perspective, les heures travaillĂ©es sont nombreuses (entre 55 et 70 heures chacun selon les semaines), pour celui qui vit au-dessus du bar le travail ne sâarrĂȘte vraiment jamais, les kilomĂštres pour venir de lâautre sont plus usants que prĂ©vu, etc. Au final, nous ne savons toujours pas si lâentreprise est assez viable pour accueillir une personne supplĂ©mentaire qui viendrait rĂ©duire un peu nos horaires⊠Par contre, nous sommes heureux de cette aventure oĂč lâindĂ©pendance professionnelle est bien lĂ , malgrĂ© une auto-exploitation flagranteâŠ
Pourtant, bien que cela soit compliquĂ©, nous rĂ©ussissons Ă nous dĂ©gager quelques moments de loisir⊠Les habitants de ChĂątillon et des environs, qui forment lâessentiel de notre clientĂšle, semblent nous avoir adoptĂ©s et paraissent satisfaits de lâorientation que nous avons donnĂ© au commerce : tant avec les produits locaux quâavec nos projets culturels. Bien sĂ»r, il reste difficile de satisfaire tout le monde. Lâorientation anarchiste du projet est plutĂŽt vĂ©cue par eux comme anecdotique. Il nous reste encore beaucoup Ă faire pour amĂ©liorer notre cadre professionnel mais nous restons confiants. Quant aux activitĂ©s culturelles et dâĂ©ducation populaire, Ăąme de ce projet anarchiste, il nous faudra relancer la machine, avortĂ©e dans son Ă©lan le 14 mars 2020âŠ
Gwenolé Kerdivel et Renaud Auger
Groupe La Sociale de La Fédération anarchiste
Source: Monde-libertaire.fr