Tribune des organisateurs de la Rave Party de Lieuron
A toutes celles et ceux qui se demandent pourquoi une telle volontĂ© de faire la fĂȘte pour ce nouvel an, la rĂ©ponse tient en quelques mots : une annĂ©e de tristesse, dâanxiĂ©tĂ© et de privations.
La dĂ©termination dont a fait preuve le public pour accĂ©der Ă la fĂȘte nâest que la manifestation dâun dĂ©sir profond de lĂącher-prise. Ces espaces de libertĂ© sont inhĂ©rents Ă nos sociĂ©tĂ©s depuis la nuit des temps. Câest un besoin inaliĂ©nable pour nombre dâentre nous.
Pourtant, la jeunesse, la fĂȘte et la culture sont montrĂ©es du doigt tous les jours. Nous serions les bourreaux irresponsables de nos ainé·e·s et des plus fragiles, grands vecteurs de la propagation du virus. Face Ă cette culpabilisation incessante, la jeunesse se retrouve rĂ©duite Ă ne voir quâun obscur brouillard comme seule perspective. Et aprĂšs le Covid, le climat !
Nous nâacceptons donc pas que seuls les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques puissent passer outre les prĂ©cautions sanitaires, encore davantage lorsque le malaise créé par lâabsence dâespaces de culture et de sociabilisation engendre de graves consĂ©quences sur la population. Nous comprenons que cela puisse ĂȘtre choquant. Nous avons tous et toutes dans nos proches une personne Ă risque et nous tenons aussi Ă les protĂ©ger. Mais il faut entendre quâil existe aussi des vies dĂ©sĂ©quilibrĂ©es par cet Ă©tat de morositĂ© ambiante et dâisolement constant. La consommation dâantidĂ©presseurs a considĂ©rablement augmentĂ©. Les instituts psychiatriques sont saturĂ©s. Nombre de gens ont perdu leur emploi. Beaucoup ne supportent pas ce climat anxiogĂšne et des alternatives socioculturelles sont nĂ©cessaires. Pourtant quasiment rien nâest fait de ce cĂŽtĂ©-lĂ . Ni pour soigner ni pour prĂ©venir.
Nous avons donc rĂ©pondu Ă lâappel de celles et ceux qui ne se satisfont pas dâune existence rythmĂ©e uniquement par le travail, la consommation et les Ă©crans, seul·e·s chez eux le soir. Notre geste est politique, nous avons offert gratuitement une soupape de dĂ©compression. Se retrouver un instant, ensemble, en vie.
Il aura suffi quâune bande de ravers enthousiastes osent dire non Ă un ordre de dispersion pour que fusent les balles de dĂ©fense et que les gaz lacrymogĂšnes envahissent Lieuron, en Ille-et-Vilaine. Quelques heurts ont Ă©clatĂ© en rĂ©ponse aux pressions policiĂšres, le temps dâouvrir un passage dĂ©robĂ© par-derriĂšre pour les piĂ©tons. Une immense joie retrouvĂ©e et un sentiment partagĂ© de soulagement se sont fait sentir dĂšs que le reste du public a pu accĂ©der Ă la fĂȘte. Sâensuivirent diverses scĂšnes de liesse oĂč lâon put mĂȘme apercevoir des riverain·e·s, des pompiers et des fĂȘtard·e·s cĂ©lĂ©brer ensemble la fin de cette terrible annĂ©e !
Nos services dâEtat Ă©tant plus prompts Ă rĂ©primer quâĂ secourir, il est logique quâils aient dĂ©pĂȘchĂ© prĂšs de 200 gendarmes armĂ©s pour empĂȘcher la tenue de cet Ă©vĂ©nement. Mais, si le danger Ă©tait si grand, pourquoi nâavoir envoyĂ© sur place un dispositif sanitaire quâaprĂšs la fin ?
DĂšs les premiĂšres communications, nous avons donnĂ© une place primordiale Ă la prĂ©vention sur le Covid. Des consignes strictes de dĂ©pistage et dâisolement ont Ă©tĂ© donnĂ©es en amont, Ă lâentrĂ©e, pendant et aprĂšs. Quelques milliers de masques et des dizaines de litres de gel Ă©taient distribuĂ©s Ă lâentrĂ©e et disponibles en libre-service. Avec lâaide prĂ©cieuse de lâassociation Technoplus, les adresses de centres de dĂ©pistage ainsi que de nombreuses autres informations liĂ©es aux pratiques festives en temps de pandĂ©mie ont Ă©tĂ© communiquĂ©es aux participant·e·s. Le choix du site sâest fait en calculant les volumes dâair et lâaĂ©ration, conditions principales pour rĂ©duire au maximum les risques de contamination.
Quant Ă la fĂȘte en elle-mĂȘme, que dire si ce nâest que ce fut une belle bringue. Des couleurs, des sourires, de lâamour, du partage, de la musique, des lumiĂšres. Une ardeur commune de vivre. Un instant recouvrĂ© de libertĂ©. Suite aux menaces dâĂ©vacuation par la force, nous avons fait le choix de partir dans la nuit, afin dâĂ©viter que la violence dâEtat ne vienne ternir ce souvenir dĂ©sormais indĂ©fectible.
1 650 amendes. La seule rĂ©ponse quâa apportĂ©e lâEtat Ă cette lueur dâespoir a Ă©tĂ© de frapper au portefeuille une jeunesse pourtant dĂ©jĂ durement touchĂ©e par la crise Ă©conomique. De les catĂ©goriser publiquement comme «2 500 dĂ©linquants». Pire, pour ne pas perdre la face, deux participants lambda furent immĂ©diatement arrĂȘtĂ©s. Tout simplement parce quâils Ă©taient en possession, pour lâun dâun instrument de musique Ă©lectronique et pour lâautre dâune petite sono avec platines ainsi que dâun groupe Ă©lectrogĂšne de faible puissance. ElĂ©ments forts sympathiques pour une soirĂ©e chez soi mais inutiles pour une telle fĂȘte. Ces personnes furent donc humiliĂ©es et terrorisĂ©es pour une simple opĂ©ration de communication.
Dans sa triste obsession de vouloir Ă tout prix envoyer un message dâautoritĂ©, lâEtat nâa pas hĂ©sitĂ© Ă engager de lourdes poursuites. Un maximum de chefs dâaccusation furent alignĂ©s les uns Ă la suite des autres pour bien montrer la gravitĂ© de la rĂ©ponse donnĂ©e. Nous, organisateurs et organisatrices, sommes dĂšs lors «activement recherché·e·s», des termes habituellement rĂ©servĂ©s aux pires criminels. On voudrait donc nous voir incarcĂ©ré·e·s et dĂ©courager toute vellĂ©itĂ© de dissidence culturelle collective, quelles que soient les dispositions prises. Pourtant nous offrons ces fĂȘtes par passion, Ă prix libre pour tenter de couvrir une petite partie des frais engendrĂ©s. Bien souvent, la seule chose que nous rĂ©coltons en retour, ce sont des emmerdes.
Mais ces fĂȘtes sont un vecteur dâespoir et de cohĂ©sion sociale pour des centaines de milliers de jeunes, de toutes classes et de toutes origines. Elles sont ce quâelles sont, mais elles sont surtout le reflet de toute une partie de notre sociĂ©tĂ© que nos gouvernant·e·s ne pourront Ă©ternellement continuer dâignorer. Ainsi, en ces temps si troubles, nous sommes fiĂšr·e·s dâavoir pu redonner le sourire Ă quelques milliers de personnes, ne serait-ce que lâinstant dâun «raveillon» de nouvel an !
Tribune initialement publiée dans Libération
Source: Cerveauxnondisponibles.net