Une future poule aux Ćufs dâor pour les uns, un « pivot stratĂ©gique » pour dâautres
Pour comprendre les racines profondes de cette guerre entre la Russie et lâUkraine, il est indispensable de revenir sur nombre dâidĂ©es reçues concernant cette derniĂšre. Le nom lui-mĂȘme sort de la nuit de lâhistoire en 1187 et signifie « rĂ©gion frontaliĂšre » en russe et en polonais (1). Celle-ci va varier au cours du temps, des drames et des partages entre plusieurs puissances extĂ©rieures, et dans le cadre de lâempire des tsars, cet espace porte le nom de « Petite-Russie ». Il prendra sa forme dĂ©finitive au sein de lâURSS en 1946, la CrimĂ©e se rattachant Ă lâUkraine en 1954. On prĂ©sente souvent cet Ătat comme une crĂ©ation artificielle de deux ensembles combinĂ©s : une partie regardant Ă lâest (vers la Russie) et une autre Ă lâouest (vers lâEurope centrale). Bien Ă©videmment, tout cela est exagĂ©rĂ© et ne tient pas compte de la complexitĂ© de la formation de cet Ătat-nation rĂ©cent. Ce pays est trĂšs vaste essentiellement agricole et minier. 70% du territoire ukrainien est composĂ© de surfaces agricoles : 42 M dâha dont 30 M de terres arables dites « terres noires » ou « tchernoziom » fertiles (2). Sa population est cinq fois plus importante que celle de la BiĂ©lorussie et sa diaspora est estimĂ©e Ă 7 M de personnes qui apportent une manne importante au pays. Depuis 20 ans, lâĂ©conomie du pays est fragile (le PIB par hab. est de 3900$ en 2013) gangrenĂ©e par la corruption ; le salaire moyen y est faible par rapport Ă ses voisins polonais et russes. Sa dĂ©pendance vis-Ă -vis du gaz russe est grande, mais depuis 2015 avec le principe du flux inversĂ© elle est beaucoup moins forte quâavant. MalgrĂ© ses handicaps, elle attire les convoitises par sa situation gĂ©ographique avantageuse et ses terres agricoles, sa population active, ses tuyaux de gaz et sa forte potentialitĂ© de dĂ©collage Ă©conomique, surtout si elle met fin Ă la corruption. Tout cela excite les appĂ©tits des capitalistes rapaces, de lâUE, de la Turquie et de la Chine, comme des Ătats-Unis. La Russie coupant ou rĂ©duisant le gaz souhaite sâassurer une position stratĂ©gique.
Le fantÎme du vieil impérialisme russe
Autre idĂ©e reçue, le pays nâest pas coupĂ© en deux par des divisions ethnolinguistiques. Lâabrogation controversĂ©e concernant la loi sur les langues minoritaires nâa jamais Ă©tĂ© entĂ©rinĂ©e. Le regard mĂȘme des Ukrainiens envers le voisin russe avant 2014 nâĂ©tait pas hostile (3). Surtout, les Ukrainiens sont quasiment tous bilingues. La situation varie selon les rĂ©gions. Il existe mĂȘme une langue mixte le « sourjyk ». La question linguistique sert donc essentiellement de storytelling au Kremlin afin de justifier ses actions, ainsi que son soutien aux rĂ©publiques « autoproclamĂ©es » de Donetsk et de Lougansk. Il y a bien des mĂ©moires contradictoires portant sur les Ă©vĂ©nements historiques, des diffĂ©rences rĂ©gionales ou gĂ©nĂ©rationnelles parfois marquĂ©es, mais rien de plus. Dâailleurs, avec le conflit, lâidentification rĂ©gionale a perdu de sa pertinence au profit dâune identification nationale. Le Kremlin tente de fracturer lâidentitĂ© nationale ukrainienne qui repose sur la volontĂ© de « vivre ensemble ». Son narratif sâest durci puisquâon est passĂ© dâune soi-disant « guerre civile » Ă la nĂ©gation de lâidentitĂ© ukrainienne. DâoĂč le discours de Poutine sur le fait quâUkrainiens et Russes ne formeraient quâun seul peuple et la mise en place dâune procĂ©dure de « russification » forcĂ©e des populations ukrainiennes occupĂ©es par lâarmĂ©e. On voit lĂ resurgir le fantĂŽme du vieil impĂ©rialisme russe et ce quâil charrie derriĂšre lui (panslavisme et « solidaritĂ© slave »). LâidĂ©e Ă©tant pour la Russie dâempĂȘcher lâUkraine dâĂ©couter les sirĂšnes dâautres puissances et dâĂ©viter que sa population lui Ă©chappe. En tout cas, si des sympathies existaient Ă lâest de lâUkraine pour la Russie, ce nâĂ©tait certainement pas pour se faire envahir. Enfin, il faut bien comprendre quâen Ukraine, lâidentitĂ© culturelle a longtemps Ă©tĂ© occultĂ©e, ce qui explique le « bricolage » pour se forger une histoire nationale commune et la tentative de la Russie de la réécrire Ă la place des premiers concernĂ©s (4). Les Ukrainiens sont pourtant bien un des plus anciens peuples dâEurope, mais qui avant 1991, nâavait ni Ătat ni indĂ©pendance (5).
Une indépendance, oui mais par le haut
La lutte pour son indĂ©pendance sâest exprimĂ©e plusieurs fois au cours de son histoire, mais quand celle-ci a existĂ©, elle nâa jamais pu perdurer. Il faut attendre la mort de lâURSS pour voir cette possibilitĂ© réémerger au grand jour. En 1988 Ă Lviv, durant des manifestations populaires, le drapeau ukrainien resurgit du passĂ©. Ensuite, premiĂšre avancĂ©e, le Soviet suprĂȘme de la RSS dâUkraine reconnaĂźt lâukrainien comme langue officielle en 1989. Une seconde Ă©volution a lieu au moment de lâeffervescence politique qui Ă©merge durant la perestroĂŻka au sein de la population principalement avec le Roukh, un mouvement social et de renaissance culturelle. Celle-ci traverse le monde Ă©tudiant et va prendre la forme dâune mobilisation qui va marquer les esprits : la rĂ©volution « na graniti » (2 au 17 octobre 1990). Elle commence par une grĂšve de la faim sur la place de la RĂ©volution dâOctobre (maintenant appelĂ©e Maidan Nezalezhnosti) qui voit lâarrivĂ©e de militants anarchistes. La « rĂ©volution sur le granit » est considĂ©rĂ©e comme la premiĂšre manifestation politique majeure de lâUkraine contemporaine qui voit Ă©merger des figures qui vont jouer un rĂŽle important dans les mobilisations de 2004 et de 2014. Toujours en 1990, des grĂšves qui ont lieu dans la rĂ©gion miniĂšre de Lviv voient des revendications sociales sâaccompagner dâexigences dâordre politique qui sont encouragĂ©es par le Roukh (6). Le point final se dĂ©roule durant lâenterrement de lâURSS avec notamment les consultations de la population en mars et dĂ©cembre 1991 concernant ses relations avec Moscou. La dĂ©claration de souverainetĂ© de lâUkraine remporte 80 % des suffrages et 90 % des Ă©lecteurs se prononcent en faveur de lâindĂ©pendance. Le partage des sensibilitĂ©s entre lâest, le centre et lâouest du pays est peu visible (7). Entre-temps, lâUkraine va profiter du moment de flottement qui suit le putsch des « guĂ©katchĂ©pistes » Ă Moscou pour se dĂ©solidariser de la Russie en dĂ©clarant son indĂ©pendance le 24 aoĂ»t 1991 (8). La nomenklatura de lâUkraine avait dĂ©clarĂ© cette indĂ©pendance pour sauvegarder ses intĂ©rĂȘts â Ă©conomiques principalement. LâindĂ©pendance Ă©tait finalement octroyĂ©e par le haut de la sociĂ©tĂ©, ne suscitant aucune dĂ©sapprobation militaire de Moscou. Dâailleurs, lâaccord de Minsk du 8 dĂ©cembre 1991 verra les prĂ©sidents russe, biĂ©lorusse et ukrainien (Leonid Kravtchouk) dissoudre lâURSS et la remplacer par la CEI. LâUkraine Ă©tait enfin libre de voler de ses propres ailes au grand dĂ©plaisir de Moscou.
De sombres histoires dâargent
LâindĂ©pendance ne rĂ©sout rien aux problĂšmes sociaux et Ă©conomiques. LâURSS Ă©tait tombĂ©e dans un tel marasme quâil lui fallait accepter la disparition de ce qui Ă©tait irrĂ©formable malgrĂ© lâespoir de lâaide occidentale. Le « centre » avait semble-t-il dĂ©cidĂ© de se sauver de la gabegie gĂ©nĂ©ralisĂ©e au dĂ©triment des autres composantes de lâURSS par une thĂ©rapie de choc (9). Pour Ă©viter de perdre toute influence, les Ă©lites moscovites acceptent les indĂ©pendances et la disparition de lâURSS, mĂȘme si elles attribueront plus tard cela Ă un complot ourdi par lâOccident. En tout cas, la Russie sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e seule hĂ©ritiĂšre de lâURSS et nâavait rien laissĂ© aux Ukrainiens : ni biens, ni dettes, si ce nâest le poids du marasme Ă©conomique ainsi quâun futur chantage Ă la dette. Celle-ci devenant un nĆud coulant sur le cou de lâĂ©conomie de lâUkraine que la Russie fera coulisser selon ses intĂ©rĂȘts. La nomenklatura russe sâĂ©tait jouĂ©e de son homologue ukrainienne. Leonid Kravtchouk, le 1er prĂ©sident de lâUkraine va Ă la suite de ce « partage » et dâimportants obstacles structurels ouvrir le pays Ă tous les bailleurs de fonds du monde, notamment europĂ©ens. Il se garde bien de changer quoi que ce soit concernant la corruption, une des sources des problĂšmes en Ukraine. Son successeur Leonid Koutchma se montre lui plus rapace en allant monnayer sa servilitĂ© au Kremlin. Il fait augmenter la dĂ©pendance du pays Ă Moscou. La population lâavait pourtant Ă©lu en croyant que lâaide du « grand frĂšre » serait dĂ©sintĂ©ressĂ©e et que des rĂ©formes Ă©conomiques allaient ĂȘtre mises en Ćuvre. Rapidement, lâespoir des Ukrainiens se transforme en dĂ©sillusion vis-Ă -vis du grand frĂšre russe et de la classe politique ukrainienne. Pour le Kremlin, il sâagit de limiter les rapprochements de lâUkraine avec lâOTAN. En rĂ©compense de cette vassalisation qui sâaffirme avec le temps, les Ă©tranges tensions sĂ©paratistes qui Ă©taient apparues sur la question de la CrimĂ©e se relĂąchent (10). Par la suite, Koutchma se rĂ©vĂšle surtout un habile « kleptocrate » en rassemblant tous les oligarques ukrainiens autour de lui, des capitalistes « particuliers » aux mĂ©thodes douteuses issues des directeurs dâentreprises de lâancienne nomenklatura de la RSS dâUkraine. La plupart sont croupion de leurs homologues russes. Une partie tire leur fortune des tuyaux de gaz. Le socle des classes dirigeantes nâa que peu variĂ© depuis. Une premiĂšre tentative de la population ukrainienne de secouer le joug de cette triste conjuration a lieu durant lâhiver 2001 avec la campagne de protestation « lâUkraine sans Koutchma » (11). Câest un Ă©chec, le mouvement principalement constituĂ© dâĂ©tudiants est rĂ©primĂ©, sâenlise et ne trouve pas de soutien en Occident. Dâautant que les relations entre lâoncle Sam et la Russie se sont amĂ©liorĂ©es pour un temps. Il faut attendre 2004 pour revoir la population protester massivement dans la rue contre la corruption et le despotisme du rĂ©gime.
La rue ukrainienne désire gouverner
Du cĂŽtĂ© de Moscou, la campagne lĂ©gislative de 2002 en Ukraine marque le retour de son immixtion dans la politique du pays frĂšre. Cette ingĂ©rence trouve son explication dans lâarrivĂ©e de Vladimir Poutine Ă la tĂȘte de la FĂ©dĂ©ration de Russie en 2000 qui tourne toutes ses attentions sur son « Ă©tranger proche » (12). Cela va se traduire par des actions plus agressives en Ukraine arc-boutĂ©es Ă la question de la dette Ă©nergĂ©tique : accroissement de son « soft power » (prises de contrĂŽle des mĂ©dias ukrainiens, mise en avant de lâĂ©glise orthodoxe, dĂ©sinformation, etc.) et son « hard power » (chantage Ă©conomique, espionnage, emploi de la force, etc.). La pression va se faire plus forte durant les prĂ©sidentielles de 2004. Lâadversaire du candidat prĂ©fĂ©rĂ© du maĂźtre du Kremlin, Iouchtchenko, subit une tentative dâassassinat probablement sur ordre de Moscou qui a voulu aller trop vite, ce qui lui permet de se faire passer en martyr devant le parlement et de rallier la foule Ă la couleur orange de sa campagne. Les services secrets russes et ukrainiens Ă©taient Ă ce moment-lĂ encore trĂšs imbriquĂ©s. Cet Ă©vĂ©nement se couple surtout Ă une crise au sommet de lâĂtat : les hauts fonctionnaires sont mĂ©contents de la concentration dâargent entre les mains de Koutchma et de ses amis oligarques. Ils auraient bien voulu prendre part au festin, mais celui-ci les a mis Ă lâĂ©cart des charges qui devaient ĂȘtre les leurs. Le point de dĂ©part de la rĂ©volution de 2004 ne doit au final pas grand-chose Ă George Soros, dâautant que les conseillers du protĂ©gĂ© du Kremlin sont autant des « spin doctors » russes que des conseillers amĂ©ricains. Dâailleurs, Poutine dĂ©teste Ianoukovitch (13). Sa candidature Ă©tait soutenue faute de mieux, le but Ă©tant dâamener lâUkraine Ă accepter de sâintĂ©grer dans « lâespace Ă©conomique commun » pour la ficeler dĂ©finitivement Ă la Russie. Tout avait Ă©tĂ© fait pour que Ianoukovitch soit le nouveau prĂ©sident (bourrage dâurnes, technique du carrousel, etc.). Le souci est quâil y a eu une bĂ©vue. Les sondages sortis des urnes donnent la victoire Ă Iouchtchenko avant les rĂ©sultats officiels qui eux donnent la victoire Ă Ianoukovitch. La population comprend que cette Ă©lection est une arnaque. Tout le monde est pris de court, une foule vient dâinstaller des tentes sur la place de lâIndĂ©pendance. DĂ©jĂ 150 diplomates font dĂ©fection et ne reconnaissent pas la victoire du candidat adoubĂ© par Poutine. Le mouvement se rĂ©pand comme une traĂźnĂ©e de poudre Ă tel point que les organisations ukrainiennes influencĂ©es par lâOccident comme Pora ! sont dĂ©bordĂ©es. La rue en Ukraine comme un immense fleuve trop longtemps corsetĂ© venait de sâĂ©veiller Ă la politique de la rĂ©volte (14). Câest par une rencontre ubuesque entre les deux candidats et des mĂ©diateurs Ă©trangers (sous les auspices de la Pologne), dont un reprĂ©sentant du Kremlin qui finit par sâembrouiller, quâune conciliation est trouvĂ©e. Un nouveau 2d tour est organisĂ© le 26 dĂ©cembre 2004. Il voit finalement la victoire de Iouchtchenko, qui rĂ©unit 52 % des voix contre 44 % pour son rival. Les autoritĂ©s viennent de dĂ©couvrir la peur des masses. Sous le coup de lâĂ©vĂ©nement, des rĂ©formes sont entreprises et lâon sâattaque timidement Ă la corruption endĂ©mique. Mais tout cela est dĂ©jĂ trop. Les dignitaires de lâancien rĂ©gime partent en exode en pleurant. Certains se suicident, comme le prĂ©sident de la Banque ukrainienne de crĂ©dit et dâautres sont mis Ă lâĂ©cart, les oligarques cherchent Ă dissimuler leurs magots, mais le mal demeure. On augmente les salaires et les retraites. Bref, on essaie de calmer le jeu pour sauver les meubles au grand dam de Moscou. La rĂ©ponse Ă cette rĂ©volution orange qui est vĂ©cue comme un affront par les Ă©lites moscovites ne va pas attendre (15). Le chantage sur les Ă©nergies fossiles recommence notamment le 1er janvier 2006 avec Gazprom qui suspend ses livraisons de gaz. LâEurope est mĂȘme impactĂ©e, câest dâailleurs Ă partir de 2006 quâon peut dater une volontĂ© de lâUE dâintervenir rĂ©ellement sur le destin du pays sous lequel passent les tuyaux de gaz. Sur le plan relationnel, les rapports entre lâUkraine et la Russie deviennent dĂ©plorables. Dâautant que Kiev sâest rapprochĂ© de la Moldavie et de la GĂ©orgie. Les « frĂšres » se sĂ©parent un peu plus.
FrĂšres ou frĂšres ennemis ?
Le drame est en marche, mais personne ne songe Ă ce moment-lĂ que certains « influents » Ă Moscou envisagent de dĂ©pecer le pays « frĂšre ». Le congrĂšs du 28 novembre 2004 Ă Severodonetsk composĂ© de 3500 Ă©lus locaux dans lequel est adoptĂ©e une rĂ©solution appelant Ă une rĂ©vision de la Constitution pour accroĂźtre lâautonomie des rĂ©gions en prĂ©sence du maire de Moscou aurait pu mettre la puce Ă lâoreille. Pour bien comprendre ce qui se joue derriĂšre ces provocations, il faut saisir que dans les Ă©lites russes, lâindĂ©pendance de lâUkraine est perçue comme une perte historique jugĂ©e inacceptable (16). Comme il est impossible de revenir en arriĂšre, câest le dĂ©sir de placer lâUkraine en Ă©tat de sujĂ©tion qui sâest imposĂ©, ainsi que de rĂ©cupĂ©rer la CrimĂ©e. On comprend dans ces conditions pourquoi Poutine a les coudĂ©es franches dans sa politique envers ses voisins depuis son arrivĂ©e au pouvoir. Dâailleurs, lâopposant de Poutine, Navalny partage en partie la mĂȘme vision que lui sur lâUkraine. La situation semblait en mauvaise passe pour Moscou, mais les manigances de Ianoukovitch rĂ©ussissent cette fois Ă lui permettre de prendre la tĂȘte du gouvernement en 2010. Câest un vĂ©ritable soulagement. On est au moins certain que rien ne viendra tourner la tĂȘte Ă la population russe, si celle-ci tentait dâimiter les Ukrainiens. On ne sait jamais « 1917 », nâest peut-ĂȘtre pas si loin que cela dans les esprits. De toute façon Iouchtchenko surnommĂ© « Koutchma III » avait fini pas se ranger Ă la raison (17). Cette fois, on sâest prĂ©muni de tout incident, puisque mĂȘme lâadversaire principale de Ianoukovitch, Tymochenko a passĂ© une alliance stratĂ©gique avec Moscou. Les acteurs de cette piĂšce avaient juste oubliĂ© un Ă©lĂ©ment, la rue ukrainienne a de la mĂ©moire. Les frasques de Ianoukovitch en tant que prĂ©sident vont achever de le rendre particuliĂšrement dĂ©testable, mĂȘme dans son fief politique. Sur le plan de lâenrichissement personnel, il va faire pire que Koutchma, bien quâil se soit fait Ă©lire sur la question de la lutte contre la corruption. Câest avec lui le retour des revenants, des oligarques et des recherchĂ©s par la justice.
La révolution de la dignité
Pour le Kremlin, le rĂšgne de Ianoukovitch sâannonçait sous les meilleurs augures et ce nâest pas « la Famille » qui allait se montrer dĂ©sobligeante ni mĂȘme le PC dâUkraine, alliĂ© indĂ©fectible des oligarques. LâinquiĂ©tude demeure, car lâ« homme de Moscou » est un faible devant lâargent et surtout indĂ©cis en politique. Et, il ne semble pas si proche de la Russie que cela. Il nâa mĂȘme pas rĂ©ussi ou eu le courage de transformer son pays en une grande prison pour faire taire Ă jamais les opposants qui rĂ©clament plus dâautonomie vis-Ă -vis de Moscou. Les oligarques ukrainiens commencent Ă se diviser notamment concernant lâUE, plus encline Ă servir leurs intĂ©rĂȘts. La sociĂ©tĂ© civile ukrainienne a aussi changĂ©. Plus connectĂ©e et mieux organisĂ©e, elle ressemble de plus en plus Ă un volcan dangereusement endormi avec sa vie propre hors de lâĂtat. Ainsi, mĂȘme si le successeur de Koutchma est au pouvoir et que son Parti des RĂ©gions a les commandes, les manifestations ne se calment pas, loin de lĂ . Elles chuchotent contre la tutelle des uns et des autres. Bref, le Kremlin est inquiet, dâautant quâil accuse lâOTAN de « barboter » dans son « Ă©tranger proche » (18). Ces deux forces se considĂ©rant comme « civilisĂ©es » ; le « fasciste » câest lâautre. LâUE veut sâassurer des livraisons de gaz et a bien compris que dâĂ©normes profits sont possibles avec lâancien « grenier Ă blĂ© du monde ». Lâami de Moscou se rĂ©vĂšle peu fiable : dâun cĂŽtĂ©, il donne des gages aux Russes et intensifie son dialogue avec lâOTAN de lâautre (mĂȘme si la demande dâadhĂ©sion est abandonnĂ©e). Il souhaite conserver des liens privilĂ©giĂ©s avec lâUE et la Russie (19). Le souci est que les deux entitĂ©s sont opposĂ©es au transit des marchandises par lâUkraine pour des questions politiques et douaniĂšres. Ianoukovitch finit par proposer un accord avec lâUE, afin de faire pression sur la Russie pour obtenir des garanties supplĂ©mentaires sur lâunion douaniĂšre proposĂ©e par celle-ci. Il a bien compris que Poutine veut lâassujettir Ă©conomiquement et peser sur les choix que ses voisins feront dans leur politique Ă©conomique extĂ©rieure. Dâautant que la Russie est le principal prĂȘteur dâargent Ă lâĂtat ukrainien. Les menaces ne se font pas attendre : pressions gaziĂšres, menaces de boycott, visites diplomatiques. Rien nây fait, lâUkraine affirme vouloir un « Accord dâAssociation » avec lâUnion europĂ©enne. Ianoukovitch fait monter la pression, tout le monde y croit, mĂȘme la population qui y voit une amĂ©lioration pour son quotidien, alors que lui sait que ce nâest quâun paravent pour nĂ©gocier avec la Russie. Coup de Trafalgar le 21 novembre 2013, le cabinet des ministres dĂ©cide de stopper les prĂ©parations de lâAssociation entre lâUkraine et lâUE. La Rada est pris de court, on commence Ă sâĂ©charper dans le parlement. MĂȘme les propres membres du parti de Ianoukovitch lui demandent des comptes. La rue se remplit, câest la consternation, surtout du cĂŽtĂ© de lâUE. La rĂ©volution dite de la dignitĂ© vient de commencer et rien ne semble pouvoir lâarrĂȘter. Contrairement Ă ce qui a Ă©tĂ© dit, il nây a jamais eu de slogan antirusse ni antisĂ©mite sur le MaĂŻden. Des groupes politiques de toute tendance y seront bien prĂ©sents, notamment des groupes dâextrĂȘme droite, car comme en 2004, tout le monde est dans la rue (20). La foule est hĂ©tĂ©roclite, mais dĂ©terminĂ©e. Câest surtout les mĂ©dias russes qui portent leur attention sur ces groupuscules et qui vont leur apporter une publicitĂ© (21). Lâobjectif Ă©tant pour le Kremlin de discrĂ©diter le mouvement dans son ensemble en jouant sur lâargument de la « culpabilitĂ© collective ». La suite, on la connaĂźt dĂ©jĂ : la Russie fait pression sur Ianoukovitch pour que celui-ci Ă©crase les manifestants ; hors de question quâune nouvelle rĂ©volution orange Ă©clate. Si rĂ©pression il y a, pour Poutine, Ianoukovitch sera lĂąchĂ© par les occidentaux, son seul ami qui lui restera, câest la Russie. La marionnette hĂ©site, ordonne aux Berkut dâĂ©craser le village qui sâest montĂ© sur Maiden. La foule se radicalise : on veut le dĂ©part de Ianoukovitch, la fin du rĂ©gime et de la corruption. Le pouvoir va basculer, car la violence choque toute la sociĂ©tĂ© ukrainienne peu habituĂ©e Ă des manifestations avec beaucoup de morts. Des dĂ©putĂ©s de la majoritĂ© qui soutiennent Ianoukovitch se dĂ©solidarisent et entament avec les autres dĂ©putĂ©s une rĂ©volution parlementaire. Personne ne veut sombrer avec le fantoche du Kremlin et lâon vote sa destitution. Le 20 fĂ©vrier 2014, Ianoukovitch qui avait acceptĂ© la situation sâenfuit en Russie, son rĂ©gime corrompu est emportĂ©.
« La guerre est la continuation de la politique par dâautres moyens »
Pour Moscou, câen est trop ! Cette province qui se prend pour un pays et son parlement incontrĂŽlable doivent ĂȘtre matĂ©s, dâautant que sa population est beaucoup trop remuante et trop proche des populations russes. En haut lieu, on sait dĂ©jĂ quoi faire : la Russie organise la sĂ©cession de la CrimĂ©e, puis son annexion rapide le 27 fĂ©vrier 2014 par la force. LâUkraine Ă©tant affaiblie, elle ne peut pas rĂ©sister. On use des vieilles ficelles : « ce gouvernement ukrainien est illĂ©gitime, ce sont des fascistes ». Avec le prĂ©cĂ©dent de la TchĂ©tchĂ©nie et de la GĂ©orgie, le Kremlin a de lâ« expĂ©rience ». On souffle sur les braises de la dĂ©sinformation dans la partie sud de lâUkraine, partie Ă©loignĂ©e de Kiev, plus pauvre et plus soumise aux mĂ©dias russes. On fomente des dissensions imaginaires. On paye la pĂšgre fortement implantĂ©e dans le Donbass. On envoie des commandos russes pour prĂ©parer le conflit Ă lâest (22). De mystĂ©rieux sĂ©paratistes apparaissent, soutenus par quelques oligarques du coin. On prĂ©pare ainsi dâavance le terrain pour des mercenaires-volontaires, puis pour lâarmĂ©e. La guerre avec lâUkraine vient de commencer. Durant les accords de Minsk 2, Poutine menace dâĂ©craser lâarmĂ©e de son voisin. Il avait dĂ©jĂ de la suite dans les idĂ©es, car pour le moment il fallait probablement se laisser du temps pour planifier lâinvasion de lâUkraine, afin de remettre de lâordre. On nâest plus ici dans le cadre de lâURSS, mais bien dans une guerre entre deux Ătats.
Vincent
Notes
(1) Lebedynsky, Ukraine, une histoire en questions, 2019
(2) Goujon, LâUkraine : de lâindĂ©pendance Ă la guerre, 2021
(3) de Tinguy, La Russie dans le monde, 2019
(4) de Laroussilhe, LâUkraine, 2002
(5) Ackerman, Poutine sur lâUkraine : un “non-sens historique”, selon lâhistorienne, GEO, 21/03/2022
(6) Joukovsky, Histoire de lâUkraine, des origines Ă nos jours, 2005
(7) Daubenton, Ukraine, lâindĂ©pendance Ă tout prix 2014
(8) Sokoloff, La puissance pauvre, une histoire de la Russie de 1815 Ă nos jours,1996
(9) de Tinguy, op cit
(10) Joukovsky, op cit
(11) CA n°320
(12) Vardanyan, La Russie de Vladimir Poutine et lâintĂ©gration Ă©conomique de lâespace postsoviĂ©tique, 2013, Ătudes armĂ©niennes contemporaines
(13) Daubenton, op cit
(14) Goujon, La RĂ©volution orange en Ukraine : enquĂȘte sur une mobilisation postsoviĂ©tique, Critique internationale 2005/2 (n°27), p.109-126
(15) Gille-Belova, Lâusage de la rĂ©fĂ©rence rĂ©volutionnaire : les interprĂ©tations de la « RĂ©volution orange » en Ukraine, SiĂšcles. Cahiers du CHEC, n°27
(16) Fragments sur les temps présents, Le Conspirationnisme dans la Russie contemporaine, 23/03/2018
(17) LaPresse.ca, Les cinq ans de la RĂ©volution orange dans lâindiffĂ©rence, 22/11/2009
(18) Le monde (site), Guerre en Ukraine : comment lâOTAN sâest Ă©largie en Europe de lâEst 12/03/2022
(19) Cahiers Sens public, 2014/1-2 (n° 17-18), p. 111-124, La politique Ă©trangĂšre de lâUkraine avant et aprĂšs Euromaidan
(20) The Conversation, Les deux visages de lâextrĂȘme droite ukrainienne, 8/06/2021
(21) Perspective Monde, LâextrĂȘme droite en Ukraine : gains et recul 28/03/2017
(22) Le Rubicon, Ukraine : Le choc de la guerre, 2022
Source: Oclibertaire.lautre.net