PionniĂšre des Ă©tudes de genre et de la thĂ©orie queer, notamment avec Trouble dans le genre (1990), Judith Butler a rĂ©cemment consacrĂ© deux textes au jeune Marx, rassemblĂ©es par les Les Ăditions sociales en un volume sorti le 17 octobre 2019, et intitulĂ© Deux lectures du jeune Marx. Elle sây saisit notamment de la question Ă©cologique et poursuit, dâune maniĂšre nouvelle, son Ă©laboration dâune pensĂ©e de la vie humaine dans sa matĂ©rialitĂ©.
Contretemps publie les premiĂšres pages de lâun de ces textes, issu dâune confĂ©rence sur « Le corps inorganique chez le jeune Marx ». Dans cette confĂ©rence, Judith Butler se penche sur le rapport de lâĂȘtre humain et de la nature, et se demande en particulier dans quelle mesure le jeune Marx peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme anthropocentrique.
Le corps inorganique chez le jeune Marx
Ce que jâentends montrer aujourdâhui est relativement simple. Lâobjectif gĂ©nĂ©ral de mon propos est de dĂ©terminer la meilleure façon de reconsidĂ©rer les Manuscrits Ă©conomico-philosophiques de 1844 de Karl Marx afin de savoir si, selon lâhypothĂšse couramment admise, Marx est anthropocentrique. La question peut ĂȘtre abordĂ©e Ă partir dâun passage trĂšs Ă©nigmatique de ces manuscrits oĂč il est fait mention de la nature en tant que « corps inorganique » de lâhomme. Cette thĂšse est surprenante ; je mâemploierai dans un premier temps Ă la situer dans le texte et Ă en proposer mon interprĂ©tation Ă la lumiĂšre des idĂ©es directrices de Marx dans ses Ă©crits de jeunesse. La question qui mâoccupe ici est en partie inspirĂ©e par les dĂ©bats menĂ©s dans les annĂ©es 1970 et 1980 par des universitaires britanniques, notamment John Clark, dont lâintention Ă©tait de dĂ©terminer si les thĂšses de Marx Ă©taient compatibles avec des considĂ©rations Ă©cologistes, ce qui a donnĂ© lieu Ă un questionnement sur la meilleure maniĂšre de comprendre la thĂ©orie de la nature de Marx[1]. Les consĂ©quences sont importantes, non seulement parce que lâon considĂšre que les manuscrits de jeunesse (1844) sont dĂ©passĂ©s par les travaux postĂ©rieurs de Marx, notamment Le Capital et les Grundrisse, mais encore parce quâil est communĂ©ment admis que les manuscrits de jeunesse sâappuient sur une thĂ©orie de lâaliĂ©nation et sur une conception du sujet dâordre purement spĂ©culatif, qui trancherait avec la structure et la nature systĂ©matiques du capitalisme Ă©laborĂ©es plus tard dans Le Capital et dans les Ćuvres postĂ©rieures de Marx. Le but de ce retour au jeune Marx est moins de reprendre ou de rĂ©habiliter la thĂ©orie de la valeur-travail que dâinterroger notre comprĂ©hension du travail et du corps au travail, de lâhumain et de son rapport Ă la nature et Ă dâautres processus vivants[2].
Nous savons que le travailleur façonne la nature, et quâil a besoin de la nature afin de survivre. Nous savons aussi, je prĂ©sume, que le corps est sensible et que son travail sur les objets naturels implique une relation sensible avec ceux-ci. Mais si la nature constitue dâune maniĂšre ou dâune autre le « corps inorganique » de lâhumain, alors il existe une autre sorte de relation, une relation dans laquelle le corps humain nâest plus clairement distinct. En effet, ses limites ne sont pas connues avec exactitude et ne peuvent pas lâĂȘtre. Sâil existe effectivement un corps inorganique de lâhumain, et si ce corps est la nature tout entiĂšre, alors le corps humain sâĂ©tend Ă la nature tout entiĂšre, ou, inversement, la nature tout entiĂšre comprend le corps humain. La relation quâentretient le corps humain avec la nature tout entiĂšre est essentielle pour le corps humain, tout comme la relation quâentretient la nature avec le corps humain sâavĂšre essentielle pour la nature. La maniĂšre dont nous pensons cette relation est dĂ©cisive pour rĂ©pondre Ă la question suivante : les manuscrits de jeunesse dĂ©fendent-ils vraiment une conception anthropocentrique ou peut-on y trouver une critique de lâanthropocentrisme restĂ©e jusque-lĂ largement ignorĂ©e ? Je propose dâexaminer Ă nouveaux frais cette affirmation spĂ©culative Ă propos de la nature comme corps inorganique pour rĂ©pondre Ă cette question.
Le fait de dĂ©finir la nature comme « corps inorganique » est en partie Ă©nigmatique parce que lâexpression se rĂ©fĂšre Ă un corps au singulier, ce qui suggĂšre quâil constitue dâune certaine maniĂšre une unitĂ©, bien quâil soit diffĂ©renciĂ© dans sa structure interne. En outre, la question cruciale est de savoir pourquoi la nature devrait ĂȘtre qualifiĂ©e dâ« inorganique » plutĂŽt que dâ« organique » â quelle est la diffĂ©rence entre les deux qualifications ? Comment lâinorganique devient-il organique ? On pourrait sâattendre Ă ce que le travail transforme lâorganique en inorganique, mais ici â en lien avec le problĂšme de la subsistance â câest en rĂ©alitĂ© le mouvement inverse qui se produit. Pour saisir le sens de ce mouvement, nous devons tout dâabord comprendre la diffĂ©rence entre lâorganique et lâinorganique chez Marx, et ensuite saisir les implications qui dĂ©coulent de leur emploi en tant que deux modalitĂ©s pour dĂ©crire le corps, ou plutĂŽt en tant que deux modalitĂ©s Ă travers lesquelles le corps apparaĂźt.
Je voudrais montrer que nous pouvons infĂ©rer que lâhomme possĂšde Ă la fois un corps organique et un corps inorganique : son corps organique est celui dont il fait lâexpĂ©rience en tant quâil est clos et distinct, sĂ©parĂ© du reste de la nature, tandis que la nature â la nature dans son entiĂšretĂ© â constitue son corps inorganique. Lâhomme est donc un corps, distinct dâun autre, mais cette distinction est aussi vĂ©cue par lui-mĂȘme. Faut-il alors penser quâil existe deux corps, ou seulement un corps qui aurait une dimension, ou une modalitĂ©, organique et une autre inorganique ? Il semblerait que le corps organique (que Marx appelle Leib) est distinct, mais quâen revanche le corps inorganique (quâil appelle Körper) ne lâest pas. DĂšs lors, nous ne devrions pas postuler une distinction absolue entre ces deux dimensions. Ce qui est immĂ©diatement clair, en revanche, câest que le corps organique [Leib] a un caractĂšre vivant qui le distingue du corps inorganique. Le problĂšme se complique du fait que gĂ©nĂ©ralement Leib dĂ©signe le corps vĂ©cu, et Körper peut ĂȘtre une simple masse distincte, vivante ou morte[3]. Et pourtant, il serait faux de dire que le corps inorganique est simplement mort. Non, la nature est vivante, mais pas au mĂȘme sens que le corps. Lâorganique nâest donc pas Ă lâinorganique ce que la vie est Ă la mort. Lâorganique et lâinorganique sont des possibles lâun de lâautre et le problĂšme de la vie semble recouper cette distinction dâune maniĂšre qui reste Ă clarifier.
Mais pour commencer, comment cette distinction enrichit-elle notre interprĂ©tation de ce qui est en jeu dans cette expression et dans la question gĂ©nĂ©rale de savoir si Marx dĂ©fend une conception anthropocentrique de la nature dans ses manuscrits de jeunesse ? La nature est un objet de travail ; elle offre Ă©galement au travailleur une possibilitĂ© dâauto-rĂ©flexion. La nature constitue la substance sur laquelle porte son travail, et ce qui soutient son existence : parfois, lâobjet sur lequel travaille le travailleur est la nourriture. La nature est bien sĂ»r ce qui rend possibles les relations dâun ĂȘtre humain avec dâautres ĂȘtres humains, mais elle est aussi ce qui constitue son « ĂȘtre gĂ©nĂ©rique » (Gattungswesen)[4]. De fait, la crĂ©ature humaine appartient Ă sa propre espĂšce. Mais il existe de nombreuses autres espĂšces et, en tant quâespĂšce vivante, lâespĂšce humaine est liĂ©e Ă dâautres formes de vie ; il nous faut donc comprendre la nature de ce lien ou de cette relation. Comprendre cela nous permettra peut-ĂȘtre dâĂ©clairer dâun jour nouveau le sens de la thĂšse de Marx selon laquelle « la nature est le corps inorganique de lâhomme ».
Avant dâen venir Ă lâexamen du paragraphe dans lequel Marx Ă©nonce cette idĂ©e, commençons tout dâabord par quelques remarques de contexte. Dans les annĂ©es 1970 et 1980, des thĂ©oriciens marxistes, au Royaume-Uni et ailleurs, se sont intĂ©ressĂ©s Ă la question de savoir si les idĂ©es de Marx Ă©taient compatibles avec la pensĂ©e Ă©cologiste. Plusieurs dâentre eux se sont demandĂ© si la thĂšse selon laquelle « la nature est le corps inorganique de lâhomme » Ă©tait une thĂšse Ă©cologiste. Les ĂȘtres humains devraient-ils agir ou sont-ils naturellement disposĂ©s Ă agir comme si leur propre corps Ă©tait en quelque sorte coextensif Ă la nature ? Lâhomme agit-il dâune façon telle quâil participe organiquement Ă la nature ? Lâaction proprement humaine est-elle dâemblĂ©e une activitĂ© naturelle, ce qui aurait pour consĂ©quence le dĂ©passement de la distinction radicale entre action humaine et processus naturel ? John Clark remarque que Marx fait des locomotives et des voies ferrĂ©es les « organes du cerveau humain »[5], ce qui indique que ces institutions humaines se dĂ©veloppent Ă partir dâidĂ©es qui naissent de la conscience humaine, mais que ces institutions Ă©mergent aussi de la partie organique du cerveau, puisque sans le cerveau, ces idĂ©es nâexisteraient pas[6]. Le cerveau nâest pas seulement la condition de possibilitĂ© de lâesprit, mais semble en un certain sens engendrer des inventions humaines telles que les locomotives et les voies ferrĂ©es. Il faut comprendre que ces derniĂšres ne sont pas simplement produites par le cerveau/lâesprit, mais quâelles sont des organes du cerveau humain. Lâorgane nâest pas exclusivement dans le cerveau ; il est aussi dans lâexpression ou dans le travail lui-mĂȘme. Ce nâest quâun exemple parmi dâautres du fait que le postulat selon lequel les organes se situent Ă lâintĂ©rieur du corps nâest pas tout Ă fait juste, puisque les organes ne sont pas seulement dans les moyens de productions (les voies ferrĂ©es et les locomotives), mais ils sont ontologiquement liĂ©s les uns aux autres. Remarquez bien comment fonctionne la copule : les locomotives sont les organes du cerveau ; la nature est le corps inorganique des humains. Comment comprendre de telles Ă©quations ou de telles Ă©quivalences ontologiques ?
En outre, Carolyn Merchant signale que le terme « organique » au XVIIe siĂšcle dĂ©signait les organes et les structures du corps, ainsi que lâorganisation corporelle des ĂȘtres vivants[7]. Le terme « inorganique » dĂ©signait lâabsence dâorganes corporels. Si lâon suit cette distinction, lâhumain semblerait organique, et la nature extĂ©rieure inorganique. Mais chez Marx, comme lâexpliquent John Bellamy Foster et Paul Burkett, un des sens du terme « inorganique » renvoie Ă lâextension du corps humain et de ses activitĂ©s au moyen dâinstruments et dâoutils, et par-lĂ Ă lâaugmentation technique des pouvoirs du corps. Pourtant, comme le montrent aussi John Bellamy Foster et Paul Burkett, aucune de ces distinctions ne suffit Ă restituer lâarriĂšre-plan hĂ©gĂ©lien de la distinction de Marx[8]. Cette derniĂšre interprĂ©tation met lâaccent sur lâappropriation de la nature dans le but dâĂ©largir les puissances humaines. Comme jâespĂšre le montrer, la distinction entre corps organique et inorganique est une distinction relative, et elle bouge selon la façon dont on comprend la relation entre le travail et les moyens de subsistance. En effet, dans le cadre de ce dĂ©bat, Marx offre une autre maniĂšre de considĂ©rer le travail, qui nâest ni proprement humaniste ni conçue sur le modĂšle dâune domination.
Dans tous les cas, lâidĂ©e dâun Ă©largissement technique du corps, suggĂ©rĂ©e par ces voies ferrĂ©es conçues comme les organes du cerveau, est loin du modĂšle du travail artisanal qui informe les dĂ©veloppements de Marx sur lâaliĂ©nation humaine et la valeur du travail. La conscience humaine est ce qui, par lâintermĂ©diaire du travail, tend Ă sâextĂ©rioriser dans un objet naturel afin de trouver dans lâobjet quâelle transforme par son travail un reflet de sa propre valeur. Toute la thĂ©orie de lâaliĂ©nation est fondĂ©e sur cette premiĂšre thĂ©orie gĂ©nĂ©ralisĂ©e de la valeur-travail. Toutefois, la thĂ©orie de lâaliĂ©nation tend aussi Ă prĂ©supposer quâil existe un ensemble dâactivitĂ©s essentielles Ă lâĂȘtre humain, et que le travail est la premiĂšre dâentre elles. Le travail fournit ce qui est nĂ©cessaire pour vivre ; le travail exprime Ă©galement des potentialitĂ©s humaines essentielles ; et le travail nous lie Ă dâautres ĂȘtres travaillants, ce qui rend effectif notre ĂȘtre gĂ©nĂ©rique[9].
Les efforts dĂ©ployĂ©s dans les derniĂšres dĂ©cennies pour dĂ©passer la pensĂ©e du jeune Marx se sont appuyĂ©s sur plusieurs arguments, dont le premier consiste Ă pointer du doigt le caractĂšre spĂ©culatif et infondĂ© de la thĂ©orie de la valeur-travail elle-mĂȘme. Louis Althusser, bien entendu, proposa une puissante critique du jeune Marx. Ce dernier, selon Althusser, restait influencĂ© par lâhumanisme de Feuerbach, ce qui rendait nĂ©cessaire de substituer Ă la description des capacitĂ©s et des besoins essentiels Ă lâĂȘtre humain (constitutive dâune anthropologie philosophique) une analyse structuraliste de lâidĂ©ologie. Dans lâun de ses premiers essais, « Marxisme et humanisme », Althusser cite la thĂšse capitale de Marx dans les Manuscrits de 1844 : « Le communisme [est] lâappropriation rĂ©elle de lâessence humaine par et pour lâhomme [âŠ]. Ce communisme, en tant que naturalisme accompli, est = Ă lâhumanisme »[10]. Althusser oppose une conception idĂ©ologique de lâhumain Ă une analyse scientifique, câest-Ă -dire structurelle, qui explique comment le capitalisme travaille Ă produire le sujet. Il reproche Ă lâhumanisme feuerbachien du jeune Marx de fonder son projet critique sur lâidĂ©e selon laquelle la rĂ©alitĂ© sociale produite Ă partir les cadres de lâĂ©conomie politique contredit lâessence de lâhomme. Bien sĂ»r, le problĂšme dâune telle idĂ©e est quâelle doit prĂ©supposer ce quâest lâessence de lâhomme afin de montrer en quoi la rĂ©alitĂ© prĂ©sente produit une rĂ©alitĂ© aliĂ©nĂ©e. Selon ce modĂšle, lâaliĂ©nation doit ĂȘtre comprise comme une contradiction quâil faut rĂ©soudre. Althusser Ă©crit ainsi :
« Lâhistoire, câest lâaliĂ©nation et la production de la raison dans la dĂ©raison, de lâhomme vrai dans lâhomme aliĂ©nĂ©. Dans les produits aliĂ©nĂ©s de son travail (marchandises, Ătat, religion), lâhomme, sans le savoir, rĂ©alise lâessence de lâhomme. Cette perte de lâhomme, qui produit lâhistoire et lâhomme, suppose bien une essence prĂ©existante dĂ©finie. Ă la fin de lâhistoire, cet homme, devenu objectivitĂ© inhumaine, nâaura plus quâĂ ressaisir, comme sujet, sa propre essence aliĂ©nĂ©e dans la propriĂ©tĂ©, la religion et lâĂtat, pour devenir homme total, homme vrai »[11].
Althusser remarque Ă juste titre que le recours Ă la nature humaine en tant que fondement de lâorganisation politique et de la thĂ©orie politique suppose dâaccepter un humanisme thĂ©orique sans aucun fondement. Qui est donc cet « homme » au cĆur de lâorganisation sociale de lâĂ©conomie politique ? La grande contribution dâAlthusser a Ă©tĂ© de remarquer que cet homme lui-mĂȘme nâest quâun produit de cette Ă©conomie et quâil nâest rendu intelligible que par la prise en compte des structures sociales qui le constituent. Au rebours de son humanisme de jeunesse, Marx, selon Althusser, en est venu Ă dĂ©fendre un anti-humanisme thĂ©orique fondĂ© sur lâanalyse de la pratique humaine. Pour Althusser, Marx sâest dĂ©tournĂ© de lâanthropocentrisme au moment oĂč il sâest intĂ©ressĂ© aux « diffĂ©rents niveaux spĂ©cifiques de la pratique humaine (pratique Ă©conomique, pratique politique, pratique idĂ©ologique, pratique scientifique) dans leurs articulations propres, fondĂ©es sur les articulations spĂ©cifiques de lâunitĂ© de la sociĂ©tĂ© humaine »[12]. Ă chaque niveau, une pratique doit ĂȘtre reliĂ©e Ă une structure sociale, plutĂŽt quâĂ une idĂ©e de lâessence humaine ou des activitĂ©s essentiellement humaines. ConsidĂ©rer nâimporte quelle activitĂ© humaine comme suffisante pour dĂ©finir ce quâest lâhumain a pour effet de passer sous silence la puissance constituante des structures sociales. Pour Althusser, aucune analyse de lâaction humaine ne doit ĂȘtre menĂ©e indĂ©pendamment de la prise en compte de la structure humaine. Selon le premier Althusser, câest en suivant cet impĂ©ratif quâest rendu possible le passage dâune analyse idĂ©ologique Ă une analyse scientifique. Lâhumanisme, et toutes les prĂ©suppositions qui sây rattachent, sont une idĂ©ologie. Les idĂ©ologies elles-mĂȘmes ne sont pas des inventions de la « conscience », mais font partie intĂ©grante de la structure des sociĂ©tĂ©s. La thĂ©orie althussĂ©rienne de lâinterpellation dĂ©coule de cette thĂšse : les sujets sont produits par les sociĂ©tĂ©s dâune maniĂšre qui reproduit, ou qui vise Ă reproduire, les structures de la sociĂ©tĂ©. Cependant, les idĂ©ologies ne doivent pas ĂȘtre comprises comme de purs instruments. Elles reprĂ©sentent le rapport imaginaire des individus aux conditions de leur existence. Nous pourrions passer du temps Ă dĂ©velopper cette idĂ©e, notamment grĂące au travail dâĂtienne Balibar. Mais notons simplement pour le moment que lâhumanisme que le jeune Marx dĂ©fend de maniĂšre symptomatique est conçu par Althusser comme une idĂ©ologie, câest-Ă -dire quâil sâagit dâun rapport imaginaire aux conditions dâexistence, et quâil nâa pas le statut de science. Cet humanisme ne nous dit rien de lâessence humaine. Car, rĂ©pĂ©tons-le, parler dâessence, câest passer sous silence les structures sociales et leur relation imaginaire aux conditions dâexistence. La transformation dans lâhistoire de ces conditions charrie avec elle la transformation du rapport imaginaire Ă ces conditions. Ces conditions se transforment au cours du temps : elles sont, par dĂ©finition, sujettes Ă la transformation et il en va de mĂȘme pour le rapport imaginaire Ă ces conditions. DĂšs lors, la question « quâest-ce que lâhomme ? » ou « quâest-ce qui est essentiel Ă lâhomme ? », qui est une question propre Ă lâanthropologie philosophique dans sa version humaniste, devient « quel est le rapport imaginaire aux conditions dâexistence ? », ce qui nous amĂšne Ă une comprĂ©hension spĂ©cifique et complexe du sujet Ă travers le prisme de la psychanalyse et de lâhistoire â une trajectoire fascinante, que je ne peux poursuivre ici aujourdâhui. Mais remarquez que le souci de lâaliĂ©nation est remplacĂ© par celui de lâidĂ©ologie. Dans une certaine mesure, lâaliĂ©nation Ă©tait devenue si marquĂ©e par ses conceptions humanistes que la plupart des intellectuels de gauche ont dĂ©laissĂ© la question pendant plusieurs dĂ©cennies.
Ce que je voudrais mettre en avant, câest que la plupart dâentre nous qui travaillons dans le sillage du structuralisme et du post-structuralisme au cours des derniĂšres dĂ©cennies avons une grande dette envers le bouleversement intellectuel opĂ©rĂ© par le geste rĂ©volutionnaire dâAlthusser. Ma propre dette envers celui-ci pour le changement de perspective quâil a fait advenir est immense, que cette dette ait Ă©tĂ© consciente ou non. Mais de mĂȘme quâĂtienne Balibar a rĂ©cemment cherchĂ© Ă rĂ©investir lâidĂ©e dâune anthropologie philosophique afin de savoir si nous avions considĂ©rĂ© dâune maniĂšre exhaustive tous les sens possibles de la notion, je voudrais savoir si nous avons tout Ă fait raison dâattribuer au jeune Marx un humanisme sans Ă©quivoque[13]. Ă mon sens, Althusser avait raison dâaffirmer que pour dĂ©velopper une critique du capitalisme, il nâest pas nĂ©cessaire de mettre en Ă©vidence une contradiction entre lâessence de la nature humaine et les conditions de vie prĂ©sentes. La premiĂšre raison pour laquelle cette dĂ©marche est problĂ©matique est quâelle nĂ©cessite de sâappuyer sur une contradiction pour exposer le problĂšme ; la deuxiĂšme est quâelle prĂ©suppose ce que sont les activitĂ©s essentielles des humains. Si nous procĂ©dons sans nous appuyer sur la contradiction ou sur lâhumanisme, que nous reste-t-il ? Lâimaginaire nâest pas rĂ©ductible Ă lâimagination humaine ; en mobilisant Lacan, Althusser cherche Ă expliquer comment lâhumain est constituĂ© au sein de lâimaginaire sans en ĂȘtre lâorigine. Câest un excellent sujet de rĂ©flexion, mais ce nâest pas vraiment le mien aujourdâhui.
La tentative de dĂ©passer le jeune Marx a Ă©galement Ă©tĂ© Ă©tayĂ©e, aprĂšs lâinterprĂ©tation gĂ©niale dâAlthusser, par ceux qui affirment que le rapport quâentretient Marx avec la nature est principalement un rapport de domination. De plus, certains auteurs soutiennent que Marx nâa pas anticipĂ© la destruction de la nature causĂ©e par un mode de production dĂ©bridĂ©. Si lâessence de lâĂȘtre humain est de travailler la nature, et si telle doit ĂȘtre lâessence humaine jusquâĂ la fin des temps, alors pour que la rĂ©alisation de lâessence humaine soit perpĂ©tuelle, la nature doit constituer une ressource illimitĂ©e. On a pu parler Ă ce propos de lâ« idĂ©ologie productiviste »[14] de Marx, mĂȘme si celui-ci condamne explicitement les pulsions visant « Ă promouvoir un accroissement illimitĂ© de la production »[15]. Enfin, dans les Manuscrits de 1844, le travail est conçu comme une appropriation de la nature ou, pour le dire de façon plus prĂ©cise, comme une expropriation de la nature. Toutefois, la question de savoir si le travail ainsi compris constitue nĂ©cessairement une forme de domination reste ouverte.
[1] John P. Clark, « Le corps inorganique de Marx », dans John Clark et Joël Kovel, Nature, Sociétés humaines, Langages, Atelier de Création Libertaire, Lyon, 1999, p. 27-43.
[2] Voir lâouvrage dâAntonio Negri et Michael Hardt, Labor of Dionysus: Critique of the State-Form (University of Minnesota Press, Minneapolis, 1994) dans lequel le travail est reformulĂ© non seulement comme mode de production, mais comme un mode performatif de production du politique.
[3] La distinction acquiert une plus grande importance durant le XXe siĂšcle pour Merleau-Ponty et ensuite pour Helmuth Plessner. Voir sur ce point Hans-Peter KrĂŒger, « Persons and their bodies: The Körper/Leib distinction and Helmuth Plessnerâs theories of excentric positionality and homo absconditus », Journal of Speculative Philosophy, n°24, 2010, p. 256-274. Dans sa traduction des Manuscrits Ă©conomico-philosophiques de 1844, Franck Fischbach propose de traduire « Körper » par « corps » et « Leib » par « corps propre », cf. Karl Marx, Manuscrits Ă©conomico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Vrin, Paris, 2007, p. 213, note 165. Nous suivrons nĂ©anmoins dans la suite du texte le choix de Judith Butler qui, dans sa confĂ©rence en anglais, utilise les termes allemands.
[4] Les termes de Gattungswesen [species-being en anglais dans la confĂ©rence de Judith Butler] et de Gattung [species] sont employĂ©s dans les Manuscrits de 1844 par Marx qui les emprunte Ă Feuerbach. Nous suivons ici la traduction par « ĂȘtre gĂ©nĂ©rique » et « genre » quâen propose Franck Fischbach. Toutefois, ces deux termes pouvant prĂȘter Ă confusion, a fortiori dans la bouche dâune thĂ©oricienne du genre, nous avons prĂ©cisĂ© Ă chaque occurrence le terme originellement utilisĂ© par Butler (en anglais ou en allemand selon le cas), de façon Ă bien distinguer le genre au sens dâespĂšce du genre au sens dâidentitĂ© socialement construite [N.d.T] .
[5] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », trad. Jean-Pierre Lefebvre, les Ăditions sociales, Paris, 2011, p. 662.
[6] John P. Clark, « Le corps inorganique de Marx », art. cité, p. 27 sq.
[7] Carolyn Merchant, The Death of Nature. Women, Ecology, and the Scientific Revolution, Harper & Row, San Francisco, 1990 [1980], p. xxiii-xxiv.
[8] John Bellamy Foster et Paul Burkett, « The Dialectic of Organic/Inorganic Relations: Marx and the Hegelian Philosophy of Nature », Organization & Environment, vol. 13, n°4, 2000, p. 403-425 ; John Bellamy Foster et Paul Burkett, « Marx and the Dialectic of Organic/Inorganic Relations », Organization & Environment, vol. 14, n°4, 2001, p. 451-462.
[9] Rahel Jaeggi, Alienation, Columbia University Press, New York, 2016.
[10] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op. cit., p. 145-146.
[11] Louis Althusser, Pour Marx, éditions Maspero, Paris, 1965, p. 232.
[12] Ibid., p. 235-236.
[13] Ătienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais dâanthropologie philosophique, PUF, coll. « Pratiques thĂ©oriques », Paris, 2011.
[14] Jean Baudrillard, Le miroir de la production ou lâillusion critique du matĂ©rialisme historique, Casterman, Paris, 1973.
[15] Karl Marx, Le Capital, Livre III, trad. Catherine Cohen-Solal et Gilbert Badia, Ăditions sociales, Paris, 1976, p. 244.
Source: Contretemps.eu