Sâagissant de fĂ©minisme, Le Canard EnchaĂźnĂ© se montre presque invariablement rĂ©actionnaire. Les publications du journal sur la question reflĂštent le point de vue dâune « gauche » trĂšs sĂ©lectivement progressiste. Dans le courrier ci-dessous, un lecteur du Canard EnchaĂźnĂ© prend le temps de rappeler au journal et Ă tous ceux qui drapent encore leur sexisme invĂ©tĂ©rĂ© dans un lĂ©galisme de pacotille que le droit nâest tout simplement pas de leur cĂŽtĂ©.
Quelques Ă©lĂ©ments de contexte pour mieux situer lâarticle « Eclats de Verts » de JĂ©rĂŽme Canard (29/07/2020) et la rĂ©ponse qui lui est adressĂ©e.
Le 28 fĂ©vrier 2020, lâAcadĂ©mie des CĂ©sar attribue la rĂ©compense de meilleur rĂ©alisateur Ă M. Roman Polanski, poursuivi pour viol sur mineures aux Etats-Unis, accusĂ© de viol en France. Mme AdĂšle Haenel quitte la cĂ©rĂ©monie en criant plusieurs fois « la honte ! », mais ses protestations se perdent dans lâimmensitĂ© de la salle. Le 1er mars, Mme Virginie Despentes signe une tribune dans LibĂ©ration intitulĂ©e « DĂ©sormais, on se lĂšve et on se barre ».
Le 6 juillet, M. GĂ©rald Darmanin est nommĂ© ministre de lâintĂ©rieur, et M. Ăric Dupond-Moretti est nommĂ© ministre de la justice. M. Darmanin fait lâobjet dâune procĂ©dure judiciaire pour viol, harcĂšlement sexuel et abus de confiance. M. Dupond-Moretti sâest notamment positionnĂ© contre la reconnaissance en droit français du dĂ©lit dâoutrage sexiste. Le 15 juillet, un collectif de 91 intellectuelles et militantes fĂ©ministes de plus de 35 pays, dont Mme Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, et Mme Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littĂ©rature, signent une tribune dans Le Monde pour faire part de leur « sidĂ©ration » devant ces nominations. Le 19 juillet, au journal de 20 heures de France 2, M. Dupond-Moretti dĂ©clare : « Le fĂ©minisme est une trĂšs grande cause, mais il est dĂ©voyĂ© quand il est excessif. »
Le 23 juillet, Ă la suite de plusieurs manifestations, M. Christophe Girard annonce quâil dĂ©missionne de ses fonctions dâadjoint Ă la Culture de la mairie de Paris. Pendant plus de trente ans, M. Girard a rĂ©guliĂšrement soutenu lâĂ©crivain Gabriel Matzneff, ouvertement pĂ©docriminel. En 1995, M. Matzneff publiait La prunelle de mes yeux, un ouvrage qui revient sur la pĂ©riode, en 1986-87, oĂč il a violĂ© Mme Vanessa Springora pendant plusieurs mois dans un hĂŽtel prĂšs des jardins du Luxembourg. Elle avait alors 14 ans. Sous la responsabilitĂ© de M. Girard, la Fondation Yves Saint Laurent avait pris en charge la note dâhĂŽtel de M. Matzneff. Au dĂ©but de lâannĂ©e 2020, Mme Springora a publiĂ© Le Consentement, un rĂ©cit autobiographique dans lequel elle raconte les viols que M. Matzneff lui a fait subir. M. Girard dĂ©clare nâavoir « pas lu » lâouvrage de M. Matzneff. Il affirme avoir dĂ©couvert la pĂ©docriminalitĂ© de M. Matzneff Ă la publication du rĂ©cit de Mme Springora. Lâouvrage de M. Matzneff est dĂ©diĂ© Ă M. Girard.
Le 24 juillet, lors du conseil municipal de la mairie de Paris, M. Didier Lallement, prĂ©fet dâIle-de-France, rend un hommage appuyĂ© Ă M. Girard, auquel il adresse un « salut rĂ©publicain ». La quasi-totalitĂ© des conseiller·Úres de la ville de Paris se lĂšvent ensuite pour ovationner M. Girard. Seule Mme Alice Coffin, militante fĂ©ministe fraĂźchement Ă©lue, trouve le courage et lâĂ©nergie de crier plusieurs fois « la honte ! », mais ses protestations sont couvertes par les applaudissements.
Le 29 juillet, un mercredi, Le Canard EnchaĂźnĂ© dĂ©cide de prendre position Ă son tour dans cette polĂ©mique. Lâhebdomadaire consacre ainsi un article intitulĂ© « Eclats de Verts » Ă la dĂ©mission de M. Girard. FidĂšle Ă sa ligne Ă©ditoriale, Le Canard nâhĂ©site pas Ă traiter de « lanceuses de fatwa » les conseillĂšres municipales qui ont poussĂ© M. Girard Ă la dĂ©mission. « Christophe Girard savait â comme tout le monde â que Matzneff Ă©tait pĂ©dophile, » croit utile de souligner le journal, sans comprendre semble-t-il que câest prĂ©cisĂ©ment ce qui est reprochĂ© Ă M. Girard, ni sâĂ©mouvoir des dĂ©nĂ©gations de celui-ci. Regrettant que « les Verts parlent de tout sauf dâĂ©cologie », lâarticle avance comme argument dĂ©finitif que « les liens dâamitiĂ© » qui unissaient M. Girard et M. Matzneff ne tombent pas « sous le coup de la loi ». LâexcĂšs, lâobscĂ©nitĂ©, la violation des droits se situent pour le Canard du cĂŽtĂ© de celles qui ont demandĂ© la dĂ©mission de M. Girard. Lâillustration qui accompagne lâarticle achĂšve sâil le fallait de dissiper toute ambiguĂŻtĂ© sur la position du journal : on y voit une femme pointer un homme du doigt sans raison apparente et sâĂ©crier : « Câest un mec ! », Ă quoi une autre femme rĂ©pond : « La honte ! ». La lĂ©gende indique : « BientĂŽt, chez quelques fĂ©ministes ? »
Messieurs du Canard,
Il est incroyable que vous ne compreniez pas :
que les tribunaux ne sauraient constituer lâhorizon exclusif de rĂšglement des conflits sociaux, en particulier sâagissant des questions de genre. La loi et le droit Ă©tant des faits sociaux, câest-Ă -dire, nâexistant pas dans un univers Ă©thĂ©rĂ© en dehors du monde social, le systĂšme juridique est affectĂ© des mĂȘmes dissymĂ©tries que la sociĂ©tĂ© dans son ensemble. Autrement dit, et câest un euphĂ©misme, lĂ©gal ne veut pas dire lĂ©gitime. Au contraire, sanctifier les normes et les procĂ©dures de jure revient souvent Ă consacrer un ordre inĂ©galitaire de facto. Loin dâĂȘtre rĂ©volutionnaire, ce constat constitue lâun des principes directeurs de tous les textes de droit international concernant les droits des femmes depuis la Convention sur lâĂ©limination de toutes les formes de discrimination Ă lâĂ©gard des femmes, adoptĂ©e en 1979 (cf. article 4) ;
quâĂ©viter de fĂ©tichiser les dĂ©cisions de justice ne signifie pas sombrer dans lâarbitraire fasciste et le chaos, mais tenir compte de ce que disent les sciences sociales et les associations de dĂ©fense des droits. Faire comme si ces travaux et ces plaidoyers nâexistaient pas nâest pas une preuve dâobjectivitĂ©, mais dâanti-intellectualisme et dâobscurantisme ;
quâil est impossible que des fĂ©ministes soient « excessives », mĂȘme si elles le voulaient, au vu de la dissymĂ©trie de pouvoir radicale qui existe entre les femmes et les hommes. Seuls des privilĂ©giĂ©s peuvent prĂ©tendre sans crainte du ridicule que « trop » dâĂ©galitĂ© soit une menace. Ce qui est « excessif », câest partout et toujours lâoppression patriarcale, et elle seule. SuggĂ©rer le contraire, câest se projeter solidement dans un univers de faits alternatifs ;
que cette dissymĂ©trie explique pourquoi certaines doivent manifester devant lâhĂŽtel de ville de Paris pour faire valoir leur point de vue, tandis que dâautres, comme le prĂ©fet Didier Lallement, peuvent exprimer leur solidaritĂ© masculine dans le cadre feutrĂ© dâun conseil municipal. Si lâintervention dans le dĂ©bat public dâĂ©lues et de responsables associatives vous semble davantage contraire Ă la dĂ©mocratie que celle dâun reprĂ©sentant du pouvoir policier, câest sans doute que le credo libertaire du Canard sâarrĂȘte aux droits des femmes.
Bref, faites un effort, la gauche française compte sur vous.
Vraiment pas cordialement,
Noé le Blanc
Source: Lmsi.net