Les « accords de Grenelle » nĂ©gociĂ©s en 1968 avec les syndicats, sâils avaient servi le gouvernement pour mettre un terme Ă la contestation de sa politique, avaient aussi permis des avancĂ©es sociales importantes (salaires, sections syndicales dâentreprise, âŠ).
Rien de tel avec le « Grenelle de lâEducation » organisĂ© ces derniers mois par Blanquer, et qui vient de rendre ses propositions. A cĂŽtĂ© dâune « opĂ©ration de communication » menĂ©e Ă lâaide dâune quantitĂ© de personnalitĂ©s et dâ« experts » soigneusement choisis par le ministĂšre (ce qui a conduit la FSU et la CGT, parmi les syndicats invitĂ©s, Ă le quitter dĂ©but dĂ©cembre), câest Ă prĂ©parer un bouleversement du systĂšme Ă©ducatif conforme Ă la vision libĂ©rale du ministre quâont travaillĂ© les dix « ateliers ».
Quelques traits se détachent nettement dans ces propositions.
Dâabord, ce qui frappe, câest lâomniprĂ©sence des termes « management », « gouvernance », « objectifs », « compĂ©tences », « culture managĂ©riale », « leadership », « profils », « missions », et la quasi absence de mots comme « statut » ou « connaissances ».
Autonomie
Une notion phare est lâautonomie des Ă©tablissements. Chacun devra dĂ©finir un « Plan dâautonomie et de rĂ©ussite dâĂ©tablissement (PARE) » dâune durĂ©e de 5 ans, qui « Ă©noncera notamment les objectifs pĂ©dagogiques, les organisations dĂ©cidĂ©es, les valeurs de lâĂ©tablissement, les actions collectives, les rapports entre acteurs. » Un « Document dâObjectifs (DOCOB) sera adressĂ© par la tutelle (lâacadĂ©mie), et la collectivitĂ© le cas Ă©chĂ©ant, Ă lâĂ©tablissement prĂ©cisant la feuille de route Ă observer ». Cette autonomie sâaccordant mal avec des cadres nationaux, ceux-ci disparaissent au profit de la contractualisation locale : « Le PARE et le DOCOB constitueront donc les deux piliers du contrat acadĂ©mie-Ă©tablissement » et de lâĂ©valuation des Ă©tablissements.
Dans ce cadre, plusieurs mesures sont souhaitĂ©es : « la possibilitĂ© dâun recrutement hors mouvement dans la limite de 25 % des postes par le chef dâĂ©tablissement » pour les Ă©tablissements Rep+ ; la possibilitĂ© pour un professeur principal de devenir principal adjoint dans le mĂȘme collĂšge comme faisant fonction ; la crĂ©ation dâ « une CVthĂšque indiquant les compĂ©tences diverses des personnels de lâĂ©tablissement » ; dans les Ă©coles, la « crĂ©ation dâun statut fonctionnel pour les directeurs ».
Culture managériale
Dans ces Ă©tablissements devenus autonomes, chacun-e sera invitĂ© Ă prendre des responsabilitĂ©s. Il faut pour cela dĂ©velopper une « culture managĂ©riale » et « Acculturer dĂšs le dĂ©but de carriĂšre les enseignants aux rĂ©alitĂ©s du leadership ». Chaque enseignant aura ainsi la possibilitĂ© de devenir un petit chef : « Lâacculturation aux fonctions dâencadrement peut ĂȘtre favorisĂ©e, par exemple, au moyen de stages dâimmersion auprĂšs de chefs dâĂ©tablissement, ou du dĂ©veloppement de “fonctions mixtes” prĂ©parant Ă lâencadrement intermĂ©diaire. » Pour cela, il faudra « identifier dĂšs le dĂ©but de carriĂšre le potentiel des enseignants pour lâencadrement » et « formaliser et Ă©valuer davantage les postes Ă profil ou Ă responsabilitĂ© particuliĂšre, qui peuvent constituer des supports opportuns dâexpression et de dĂ©tection des qualitĂ©s dâun cadre. »
On voit tout ce que cela peut entrainer comme division chez les enseignants, qui ne seront plus obligatoirement rĂ©gis dâaprĂšs leur statut commun mais depuis leur « potentiel » et leur « leadership » individuel. Lâatelier « gouvernance » est clair lĂ -dessus : dĂ©sormais pourvu dâun statut hiĂ©rarchique, les directeurs et directrices dâĂ©cole pourront ainsi « valoriser par une Ă©valuation positive les compĂ©tences » manifestĂ©es « dans leur participation Ă la vie de lâĂ©cole, Ă la relation aux partenaires, Ă leur implication dans le fonctionnement. ». Ils pourront « Permettre aux enseignants dâavoir des dĂ©charges et/ou IMP (indemnitĂ© de mission particuliĂšre) incluses dans le service pour participation Ă la gouvernance dans le premier et dans le second degrĂ©. » Corollairement, il faudra « Etendre la possibilitĂ© de recrutement de postes Ă profils en renforçant le pouvoir dĂ©cisionnel des chefs dâĂ©tablissement. » Et bien entendu, « La lettre de mission donne lieu Ă Ă©valuation et prise en compte de la carriĂšre de lâenseignant » : voici les premiers de cordĂ©e de lâĂ©ducation autonomisĂ©e.
Cette atomisation des carriĂšres distinguant les enseignants à « potentiel » et le vulgum pecus demandera bien entendu lâatomisation concomitante des rĂ©munĂ©rations. Lâatelier « revalorisation » (dont le nom suffit Ă montrer le danger quâil y a Ă utiliser ce terme comme revendication syndicale) indique dâentrĂ©e : « En termes de rĂ©munĂ©rations proprement dites il faut distinguer la part fixe et les parts variables. » Celles-ci sont dĂ©clinĂ©es ensuite : primes, et « indemnitĂ©s pour mission particuliĂšres (IMP), qui devraient ĂȘtre plus Ă©levĂ©es, plus larges dans le champ des possibles, et gĂ©nĂ©ralisĂ©es dans le premier degrĂ©. »
De nouveaux pilotes
Les « grenelliens et grenelliennes » objecteront Ă cette accusation dâatomisation quâil y a aussi un atelier « collectifs pĂ©dagogiques ». HĂ©las, ceux-ci nâont rien Ă voir avec des enseignant-e-s qui dĂ©cideraient de travailler en Ă©quipes Ă tel ou tel moment ⊠Est bien Ă©noncĂ©e lâidĂ©e de « Travailler ensemble autour dâobjectifs collectifs partagĂ©s », mais cela se matĂ©rialise par « Inscrire un temps collectif Ă pilotage participatif par niveau, ou par discipline, une fois par pĂ©riode, initiĂ©/impulsĂ© par le directeur/chef dâĂ©tablissement autour dâun dĂ©fi commun ». Bref, de lâinstitutionnel sous la gouvernance du chef dâĂ©tablissement, et inscrit dans le cadre du PARE bien cadrĂ© par le DOCOB rectoral : « Faire du projet dâĂ©cole ou dâĂ©tablissement un outil de projet collectif et fonctionnel incluant lâensemble des acteurs (professeurs, parents, collectivitĂ©s, partenaires associatifsâŠ) ». Et dâailleurs, immĂ©diatement, dans le mĂȘme atelier, revoici les « pilotes » : « Lâanimation de collectifs pourrait induire la crĂ©ation de nouveaux mĂ©tiers ou de nouvelles fonctions ou missions, telles que des pilotes de projets qui auraient au prĂ©alable Ă©tĂ© solidement formĂ©s Ă cette ingĂ©nierie. »
On retrouve lĂ , dans le droit fil (mais en version caricaturale) des prĂ©conisations dâAlain Bouvier* sur le « management pĂ©dagogique » et les « organisations apprenantes », toute la panoplie du libĂ©ralisme dĂ©bridĂ© : individualisation des parcours et des rĂ©munĂ©rations et disparition des garanties statutaires, sĂ©lection des premiers de cordĂ©e qui auront su faire preuve de leur leadership, crĂ©ation de « pilotes » destinĂ©s Ă faire intĂ©grer aux rameurs quâils sont embarquĂ©s dans un bateau commun appelĂ© le « projet » de leur Ă©tablissement « autonome », gestion managĂ©riale sur le modĂšle du privĂ©, mise en concurrence des Ă©tablissements eux-mĂȘmes Ă travers leur Ă©valuation quinquennale sur la base de leurs « plans de rĂ©ussite ».
AprĂšs le SĂ©gur de la santĂ©, câest le mĂȘme bouleversement nĂ©olibĂ©ral fondamental qui est proposĂ© pour lâĂ©ducation par ce Grenelle. Si nous ne nous donnons pas les moyens de le refuser, nous pourrons dire adieu pour longtemps Ă lâĂ©ducation conçue comme une fonction publique et aux notions dâĂ©galitaire, de social, dâĂ©mancipateur.
* : voir mon article « Apprenantes ? » du 18 juillet 2020.
PS : Le nĂ©olibĂ©ralisme a toujours, et plus encore avec Macron, un pendant autoritaire-rĂ©galien. Blanquer ne lâa pas oubliĂ© : on vous parlera dans un autre article du dixiĂšme et dernier atelier de ce Grenelle, lâatelier “Protection et valeurs de la RĂ©publique”. Ăa vaut le dĂ©tourâŠ
Source: Questionsdeclasses.org