Samedi 9 avril, veille de lâĂ©lection prĂ©sidentielle qui portera une nouvelle fois lâextrĂȘme droite au second tour, lâartiste Elle-s ou iel-s, prend ses bombes de peinture. Elle va recouvrir un mur tout prĂšs de la gare, trĂšs visible puisque situĂ© en haut dâun chantier sur une des grandes artĂšres de la ville, dans un quartier populaire en pleine gentrification, le faubourg Bonnefoy.
Ici, sâĂ©tale le spectacle dâimmeubles Ă moitiĂ© dĂ©vastĂ©s dâoĂč ont Ă©tĂ© chassĂ© les familles pauvres et crĂ©olisĂ©es. Y subsiste sur les ruines des vestiges de cette vie rĂ©cente : devantures de commerce suspendues au vide, morceaux de jouets, vĂȘtements ou ustensiles de cuisine Ă©parpillĂ©s entre les gravats. Certains appartements que frĂŽlent les bulldozers sont encore habitĂ©s. Le quartier entier est devenu un chantier.
Ici, la politique est une question de vie ou de mort.
Ici prendre la parole, câest vivre, câest rĂ©sister.
Le samedi 9 avril, Elle-s ou Iel-s Ă©crit en lettres blanches de 1m sur fond noir, sur le mur le plus visible de son quartier dĂ©vastĂ© : « Si Tu ne tâoccupes pas de politique, la politique sâoccupe de Toi »
Pendant quâelle peint une voiture passe en contre bas. Elle nâen voit pas les occupants. Mais elle entend distinctement les insultes sexistes hurlĂ©es depuis la fenĂȘtre par 2 ou 3 hommes. Seulement ça, des insultes sexistes.
Il fait beau. Elle est occupĂ©e Ă peindre tranquillement. Elle pense que ce sont des fascistes. Elle sait que ce sont des lĂąches et quâils nâescaladeront pas la barriĂšre pour aller la voir. Ils ne franchiront pas les 20 m de dĂ©nivelĂ© et elle connaĂźt par cĆur son quartier. Elle continue Ă peindre, indiffĂ©rente. Ils partent.
Elle ne pense pas aux tagueurs. Elle connaĂźt les rĂšgles. Câest eux qui avaient recouvert son tag la premiĂšre fois, avec des tags bricolĂ©s, au bout de quelques semaines. Pour recouvrir le mur Ă nouveau, il faut faire plus grand et propre, par respect. Elle sây emploie.
De toute façon, ça nâa aucun rapport avec une guerre dâindividus ou de territoire. Câest un message politique dont la signature importe peu, destinĂ© aux habitant-e-s du quartier, par une artiste du quartier. Elle se dit que les tagueurs ne sont pas des ennemis, quâils comprendront lâurgence et lâimportance de cette parole, cette citation qui va bien au-delĂ de la personne qui lâĂ©crit. Elle pense que les tagueurs recouvriront le mur tĂŽt ou tard. Parce que la rue appartient Ă tout le monde.
Mais la voiture revient. A nouveau, des hommes aux visages indistincts, lâabreuvent dâinsultes sexistes, de loin, derriĂšre la barriĂšre. Ăa dure 5 minutes, elle met ses Ă©couteurs. Gros son. Il fait beau. Elle sâen fout. Elle songe que dĂ©cidĂ©ment les fachos sont vraiment des minables.
Elle ne pense toujours pas aux tagueurs. Elle ne se dit pas quâuniquement prĂ©occupĂ©s par leur Ă©go et leur guerre de territoire, ils se prĂ©cipiteront pour recouvrir ce quâelle a peint. Elle se dit quâils savent lire, quâils comprendront, quâils attendront quelques jours.
Pourtant, en moins de 24h, et aprĂšs avoir agressĂ© non son auteure mais sa porte-parole, le message est effacĂ©, censurĂ©, plus brutalement que ne lâaurait fait la police ou les services de la mairie.
Il est recouvert par 2 Ă©normes CP5 et USK. Terme mĂ©taphysique, acronyme ou nom de crew. Cerveau reptilien et testostĂ©rone. Un petit clan privĂ©, de privilĂ©giĂ©s, drapĂ© dans lâimpunitĂ©, Ă©talant la banalitĂ© de sa connerie dĂ©complexĂ©e.
Quâest devenu le graffiti ? Qui sont ces censeurs qui capitalisent, privatisent des espaces, un mĂ©dium, un art, un outil dâexpression et dâĂ©mancipation ? Qui sont ces hommes qui insultent Ă plusieurs, dans lâanonymat une femme seule qui Ćuvre en plein jour, Ă visage dĂ©couvert dans son propre quartier auprĂšs de sa communautĂ© en lutte ? Les quartiers populaires ont-ils le droit de sâexprimer ? Les tagueurs sont-ils nos ennemis de classe ?
Notre droit Ă occuper la parole et lâespace politique est inaliĂ©nable. Nous ne sommes pas concernĂ©-e-s pas les guĂ©guerres grotesques et les dĂ©fis que se lancent de petites virilitĂ©s fragiles. Nous nous occupons dâart et de politique avec ou sans autorisation, dans notre quartier.
Ici et maintenant.
Source: Iaata.info