« Ce monde nâest pas adeÌquatement deÌcrit parce quâil nâest pas adeÌquatement contesteÌ, et reÌciproquement. Nous ne cherchons pas un savoir qui rende compte dâun eÌtat de fait, mais un savoir qui les creÌe. La critique ne doit redouter ni la pesanteur des fondements, ni la graÌce des conseÌquences. »
Tiqqun
Certains reÌvolutionnaires prennent aujourdâhui le parti de deÌposer la critique au cimetieÌre des armes enrayeÌes. Ils espeÌrent ainsi se concentrer pleinement sur la voix douce et lucide de lâeÌvidence sensible. Nous disons quâil vont trop vite. Bien suÌr nous lâentendons, nous aussi, cette voix. Mais encore trop basse, trop timide, trop eÌtouffeÌe pour eÌtre nettement distingueÌe du brouhaha ambiant, elle demeure pour bon nombre un sourd murmure. Dâaucuns preÌtendent lâeÌcouter, sans reÌellement lâentendre. Câest quâil nâen ont pas le courage. En deÌguisant leur laÌcheteÌ derrieÌre une sophistication theÌorique censeÌe justifier la neÌcessiteÌ impeÌrieuse de « faire avec », ils se font deÌfenseurs de lâobjet institutionnel quâils preÌtendent combattre. AÌ eux, nous disons quâil est temps de tendre bien lâoreille.
La Machine doit eÌtre deÌmolie de lâinteÌrieur. Pour cela, nous devons lui porter ce coup de graÌce que jusquâici la critique a manqueÌ. Ne voyant plus quâelle se nourrit preÌciseÌment de ce quâelle combat, celle-ci oublie de sâinfliger lâharakiri fatale â seule voie vers la sagesse. Disons-le clairement : aneÌantir sa cible, câest pour elle sâaneÌantir.
DâembleÌe, la critique sâannonce sans fin
Dans son essence et dans sa praxis, la critique se reÌveÌle incapable de victoire. Et pour cause ! Elle ne sây emploie jamais veÌritablement. Câest quâ elle porte en elle une abyssale contradiction : les moyens quâelle emploie pour sa fin rendent celle-ci impossible. En sâobstinant aÌ rechercher, poursuivre et alimenter la contradiction, la critique finit par oublier dâouÌ elle vient et, par laÌ meÌme, ouÌ elle va. Car ce quâelle sâacharne aÌ revisiter, aÌ reÌviser, aÌ renverser, câest cela meÌme qui depuis le deÌbut et en miroir la revisite, la reÌvise, la renverse. SchizophreÌneÌtiquement, elle perpeÌtue et renforce ce quâelle se proposait pourtant de deÌtruire. En maintenant en vie son adversaire, la critique imite les maiÌtres quâelle affronte. En ce sens, elle demeure pour elle-meÌme sa pire ennemie. Mais cet eÌtat nâest pas de nature, car ici elle peut choisir.
Afin de retrouver le fil de sa mission, la critique doit se deÌlester de cet eÌpuisant et pueÌril sentiment de reÌvolte. Elle doit renoncer aÌ ces ronronnantes auto-critiques qui la font continuellement deÌvier de son objectif. Elle doit sâengager toute entieÌre dans une voie de reÌconciliation. Autrement dit, elle doit se deÌclarer la guerre. Et avant de sâasseÌner le coup fatal, elle doit encore cibler son coeur et en bien deÌlimiter les contours. Or ce coeur, seule la critique peut, en se deÌvoilant, le deÌvoiler. Câest dans cette ultime contorsion quâelle trouvera les cleÌs de sa propre reÌsolution â sa reÌdemption : Sumbolon.
DeÌs lors, elle ne devra plus.
Face au Monstre glaceÌ de la raison instrumentale, câest donc encore aÌ coups de concepts quâil nous faudra, une ultime fois peut-eÌtre, batailler pour deÌchiffrer, enfin, le grand cirque des causes qui preÌsident aÌ sa ravageuse expansion.
On a cru que Marx avait tout dit ou presque, sur la Machine. On a cru quâil suffirait de deÌnoncer lâexploitation pour que les masses se souleÌvent et sapent en conscience les bases mateÌrielles de la domination. On a cru aussi que lâaccumulation feÌtichiste de marchandises â le Spectacle â constituait la forme acheveÌe de lâalieÌnation et quâaffranchis de sa froide logique on respirerait, enfin, ce majestueux parfum embaumant les vies libres. Mais rien de tout cela nâadvint. Car si beaucoup ont bien vu que le Monstre consiste avant tout en un rapport social, ils ne remontent pas pour autant assez haut. Comme la partie immergeÌe dâun iceberg, ce quâils observent les deÌtourne de ce quâils devraient voir plus speÌcialement : aÌ savoir que ce rapport ne fait jamais que reproduire une forme indeÌpassable de repreÌsentation. Cette forme, ce filtre de perception minimal, eÌleÌmentaire, indeÌpassable pour qui parle, câest ce quâil nous faut aÌ preÌsent reÌveÌler. Mais avant, revenons un instant au concret.
Tuer le Monstre, câest disseÌquer son aÌme. Câest reÌveÌler patiemment, rouage apreÌs rouage, les secrets de son empire. Explorer ses songes, deÌnicher ses peurs, y deÌceler la plus fine des failles pour quâenfin, le jour ouÌ nos sabots sâabattront sur lui, ils ne manquent pas leur cible deÌcisive â je veux dire son coeur battant : notre foi.
Le Monstre a une aÌme : lâaÌme du MaiÌtre. AÌ grands coups de fouets rythmant nos vies, battant la mesure comme on bat lâesclave, marquant le temps comme on marque les corps, le MaiÌtre interpreÌte un monde aÌ lâaune de sa puissance et lâimpose. Et ce qui continue dâalimenter ses forces, câest bel et bien lâapathie geÌneÌrale dans laquelle pataugent, laborieusement, les aÌmes avachis de ses esclaves. Ces esprits deÌsoeuvreÌs sont comme des cadavres flottants, formoleÌs, pieÌgeÌs entre les griffes eÌtanches du Monstre qui deÌvore, insatiable, jusquâaÌ la moelle exsangue de leurs corps ramollis. Et de cette mollesse naiÌt la faiblesse par laquelle, le plus facilement du monde, le MaiÌtre finit par les empoigner comme on empoigne un chiot. Fatalement, tous les cris de reÌvoltes passent pour dâinoffensifs aboiements. Et lâon aboie, beÌtement, jusquâaÌ lâabattoir.
Il est temps de mordre !
On le sait au moins depuis Hegel : se deÌfaire du costume dâesclave, câest deÌfaire le MaiÌtre de sa foi. Mais cette foi ineÌbranlable, qui le persuade dâavoir gagneÌ pour toujours la guerre pour sa propre reconnaissance, nâest en rien souveraine. En fait, lâacte de foi est toujours mutuel : la foi du maiÌtre, câest la foi de lâesclave â la foi de lâesclave reconnaissant son maiÌtre. Les strateÌges aÌ courte vue en ont conclu quâil suffirait au leÌseÌ de ne plus eÌtre dupe, câest-aÌ-dire de simplement cesser de croire en son bon maiÌtre, pour renverser consciencieusement le rapport en sa faveur. CâeÌtait laÌ ignorer les malices de la dialectique.
La lutte doit deÌpasser le carnaval des reÌvolutions ;
Car un ordre chassant lâautre, câest une nouvelle deÌfaite.
MaiÌtre et esclave se deÌfinissent au sein dâun seul et meÌme rapport : un rapport de dette. Car câest la dette qui canalise le croire. Le croire sâopeÌre de ce quâun deÌbiteur, reconnaissant sa dette, reconnaisse du meÌme coup son creÌancier qui, lui, continue de tout faire pour garantir â par la force si il le faut â cette redoutable supercherie : faire croire en son unique, absolu et indiscutable veÌriteÌ,
afin de maintenir en vie son deÌbiteur sans lequel il nâest plus. La dette, dense tissu de symboles et dâaffects qui nous enveloppent, nous lie les uns aux autres, nous anime, est aujourdâhui produite, canaliseÌe et diffuseÌe par tout un ensemble de croyances, de valeurs, dâinstitutions et dâinfrastructures alieÌnant jusquâaÌ lâos. Il faut sâen deÌpeÌtrer, en lâen deÌpeÌtrant dâabord. DeÌlivrer notre croire de cette emprise maleÌfique, laÌ est notre salut !
Prise au pieÌge de son propre peÌcheÌ, notre civilisation produit les aÌmes et les corps qui lui sieÌent : des aÌmes coupables dans des corps malades. Ainsi de ces corps, il ne faut pas attendre un reÌveil sensible. En tout cas, pas tant que tout un tas de croyances miseÌrables leur garantiront un sommeil confortable. Et pourtant on le sent : câest dâabord dans lâerreur que le confort nous conforte. Mais on y croit encore. On sent que lâon fait fausse route, en omettant toutefois de poser les bonnes questions : OuÌ-est-ce que lâon sâest trompeÌ ? AÌ quand remonte lâerreur ? Comment sâest-elle produite ? VoilaÌ donc le probleÌme que souleÌvent ces questions : on sent mais on ne sait â or lâon voudrait savoir.
Voici Sumbolon.
Haji C.
Source: Lundi.am