Sous son nom
Paola De Luca
Ecoutez-moi.
Jâai portĂ© son nom pendant vingt ans. Au dĂ©but, en Afrique, je frissonnais Ă chaque fois quâon mâappelait.
« Marcella ! ». Je détestais le son de ce nom.
Giulio mâavait demandĂ© si jâaurais pu mâaccommoder dâun autre.
Je mâen souviens, nous Ă©tions attablĂ©s pour le petit dĂ©jeuner, du mauvais cafĂ© dans les tasses et le soleil dĂ©jĂ accablant, le papayer face Ă la maison exhibait ses mamelles vertes et obscĂšnes et tout me semblait hostile, pas une couleur, pas un bruit ou une odeur ne mâĂ©taient familiers. JâĂ©tais en surimpression sur le paysage.
Un autre nom ?
Jây ai rĂ©flĂ©chi pendant quelque temps et je nâai jamais trouvĂ© une rĂ©ponse.
Le fait est que je nâavais pas le choix.
Au moment de la fuite, un camarade mâavait dĂ©nichĂ© le passeport « câest une sympathisante du mouvement, elle veut bien, elle nâira pas dĂ©clarer le vol avant six mois, tu seras pas embĂȘtĂ©e aux frontiĂšres ».
Tu parles. Un douanier au Niger avait longuement Ă©tudiĂ© la photo, collĂ©e fraĂźchement, avec un tampon fait maison quâil fallait chauffer pour quâil prenne du relief, je le plaçais sous mon cul pendant la traversĂ©e des pays, me souviens de ce contact, pas dĂ©sagrĂ©able, au demeurant.
« Vous avez vingt deux ans ? » mâavait-il demandĂ© en me dĂ©visageant les yeux plissĂ©s.
Dix de plus, oui, et quelques cheveux blancs déjà aux tempes.
Fallait jouer, je jouai, montrai un peu le décolleté, me sentais minable.
« Vous faites plus vieille » assena-t-il, serein. Et me laissa passer.
Marcella. Comment peut-on sâappeler ainsi ?
Giulio se moquait de moi, bien sur, avec les problĂšmes quâon avait Ă rĂ©soudre tous les jours, tels que survivre, trouver Ă boire et Ă manger, un endroit pour dormir, une raison dâĂȘtre lĂ , en donner aux autres, toujours curieux et indiscrets, avec tout ça, je faisais une fixation sur un nom qui me semblait disgracieux.
Je finis par en rire avec lui, mais au fond de moi restait une révolte sombre.
Vingt ans de rĂ©volte contre un nom. Alors que la rĂ©volte qui mâavait amenĂ©e lĂ oĂč jâĂ©tais se dissolvait en moi comme de la brume au soleil, je nây pouvais rien, la distance nâĂ©tait plus seulement gĂ©ographique, je me dĂ©tachais inexorablement de mon passĂ© combattant, jâen voyais les failles et les dĂ©rives.
Fallait porter toute cette douleur compliquée. Et il fallait la porter sous cette identité aliÚne.
« Elle sâappelle comment ta maman ? » demanda une fillette Ă la mienne, jardins de la cathĂ©drale, deux lĂ©preux sans nez et sans doigts qui louaient les vĂ©los, les gosses des rues nâosaient mĂȘme pas franchir la grille, restaient collĂ©s aux barreaux en fer noir regardant les blancs sâamuser.
« Elle sâappelle Marcella, mais elle aime pas ça »
« On y va, maintenant », disais-je en lançant des monnaies aux lépreux qui les capturaient dans leurs poignets.
« Tu nâaimes pas ça, vrai ? »
« Câest vrai, oui, et toi, tu aimes ton nom ? »
« Oh oui ! Mais je peux le changer, si jâen trouve un autre meilleur ? »
« On y va, maintenant »
Ma fille grandit, lâAfrique mâouvrit une petite porte misĂ©ricordieuse oĂč je trouvai un abri, un travail, un temps pour survivre. Les gens nâĂ©taient pas si curieux que ça, finalement. Ou plutĂŽt câĂ©tait moi qui nâĂ©tais pas si intĂ©ressante.
Marcella se fondit dans le dĂ©cor somptueux, le papayer continua Ă montrer ses seins lourds, le basilic poussait en une nuit et Ă©tait mangĂ© par les fourmis pendant la journĂ©e suivante, jâenseignais ma langue Ă des jeunes universitaires enthousiastes et lavais les draps Ă la fontaine, les autres femmes se foutaient de ma gueule, je ne savais pas bien faire, mais ce nâĂ©tait pas mĂ©chant, je riais avec elles.
Je pensais souvent Ă la vraie Marcella, je revoyais sa tĂȘte de gamine sur la photo arrachĂ©e, jâessayais dâĂ©valuer ce que le temps avait fait de son sourire, me demandais comment Ă©tait sa vie. Jâavais dĂ©cidĂ© quâelle Ă©tait mĂ©decin, quâelle sâĂ©tait mariĂ©e tard et nâavait pas dâenfants. Je la voyais rieuse, courageuse, dĂ©monstrative.
Parfois je lui Ă©crivais de longues lettres, lui racontant ma vie Ă moi, sous son nom. Une fois je voulus la remercier pour le risque quâelle avait pris, mais je ne trouvai pas les mots. Tout sortait grandiloquent ou fade. En tous cas je dĂ©chirais toutes les lettres et jâallais jeter les morceaux de papier Ă la mer. Je me souviens dâinfinies cĂ©rĂ©monies de ce genre.
Je nâĂ©tais quâune vielle prof excentrique, parmi les autres excentriques qui vivaient sur cette terre tolĂ©rante et indiffĂ©rente.
Enfin je me sentis vraiment chez moi, Giulio travaillait comme Ă©lectricien dans les grands hĂŽtels des blancs et la Marcella que jâĂ©tais ne sâĂ©nervait plus pour le rythme paresseux du jour ou pour lâabsence des saisons, avait appris Ă flĂąner et mĂȘme, de temps en temps, Ă se soulager du poids de la responsabilitĂ© du monde et de lâunivers.
Juste Ă ce moment lĂ , on Ă©copa dâune amnistie, on pouvait rentrer dans notre pays sans se faire arrĂȘter.
On se le rĂ©pĂ©tait, Giulio et moi, en souriant bĂȘtement, tout en sachant que le pays en question nâĂ©tait plus le nĂŽtre, vingt ans avaient passĂ© sur nos corps et nos esprits, loin de ce territoire devenu forcĂ©ment exotique.
Notre fille, qui y avait passé ses vacances pendant toutes ces années, en ramenait des visions qui nous auraient fait peur, sans le haut barrage de notre mémoire.
Bref, nous rentrions comme tout émigré, modelé par sa propre extranéité et par la fantasmagorie du passé.
Le trentiĂšme jour aprĂšs notre retour, perdue dans ma ville, dans le quartier oĂč jâĂ©tais nĂ©e, Ă©tourdie de sons nouveaux et avec tous mes souvenirs en berne, je me mis en tĂȘte de chercher Marcella.
Elle nâĂ©tait pas dans lâannuaire, du moins pas Ă notre nom. Normal, pensais-je, elle a pris le nom du mari.
Je me posai calmement devant le tĂ©lĂ©phone, dĂ©cidĂ©e Ă appeler tous les homonymes, jusquâĂ trouver un parent qui me renseigne. Jâallumai une cigarette et composai quatre numĂ©ros avant de tomber sur un silence.
« Qui est Ă lâappareil ? » demanda enfin une voix dâhomme.
« Je lâai connue quand on Ă©tait trĂšs jeunes, je voulais avoir de ses nouvelles⊠»
Nouveau silence, puis lâhomme me demanda de passer chez lui, « mĂȘme ce soir, si vous voulez ».
Adresse, indications de parcours, la voix était un peu cassée, presque aphone.
Pendant le trajet, je rĂ©alisai combien elle Ă©tait austĂšre, aussi, cette voix. Et que je nâavais pas cessĂ© de promener mon excentricitĂ© africaine dans cette ville dĂ©sormais inconnue, que jâallais mâimposer Ă des gens que je nâavais jamais vu, que le malaise nous prendra tous Ă la gorge, moi et mes divagations, eux et leur rĂ©alitĂ© Ă©trangĂšre. Je me figurais des personnes autour dâune table basse, jâentendis distinctement le bruit assourdissant que peuvent faire des tasses et des soucoupes entre des gens qui nâont rien Ă se dire, je faillis faire demi-tour, mais finalement je sonnai Ă la porte indiquĂ©e.
Lâhomme qui mâouvrit Ă©tait vieux et chauve.
« Vous ĂȘtes ⊠? »
Avant de pouvoir me retenir, je répondis « Marcella »
Puis jâajoutais en balbutiant, « câest-Ă -dire, je voulais voir Marcella … » et jâĂ©nonçai mon vrai nom, qui sonna faux Ă mes propres oreilles.
Rien nâallait comme je lâavais imaginĂ©.
Il me fit entrer dans un intĂ©rieur propre et triste, mâindiqua un fauteuil et sâassit devant moi.
« Marcella est morte il y a vingt ans »
Le silence se dressa entre nous. Mon cĆur avait cessĂ© de battre, je restais en suspens en fixant la peau grise du vieux devant moi, il avait prononcĂ© des mots qui me glissaient dessus et ne trouvaient pas lâaccĂšs Ă mon esprit, comment ça, Marcella, morte ?
Lâhomme caressait lâaccoudoir de son siĂšge et fixait le sol. Des mains dâouvrier, les ongles dĂ©formĂ©s.
« Vous ne saviez pas » dit-il calmement.
« Non. Câest impossible »
« Câest ce que je me rĂ©pĂ©tais Ă lâĂ©poque. Câest impossible. Vingt deux ans, vous vous rendez compte ? »
« On ne meurt pas Ă vingt deux ans » dis-je, avec toute la bĂȘtise dont je suis capable.
« Ca arrive⊠câest arrivĂ©. A ma fille »
Un vieux sanglot tinta dans lâair entre nous.
Quand jâĂ©tais partie, on mourait facile, dans ma patrie, on mourait jeune et on tuait pas mal.
« Une sympathisante du mouvement », lâavait dĂ©finie notre copain. Une manifestation qui avait mal tournĂ©, un barrage routier ? Les flics en avaient descendu par dizainesâŠAvaient-ils tirĂ© sur Marcella ? Sur cette fille gĂ©nĂ©reuse qui mâavait cĂ©dĂ© son passeport ? Non, je ne pouvais le croire.
« Mais comment elle est⊠? » Impossible de dire le mot. Un jeune sanglot sâenlaça Ă lâancien.
« Personne nâa jamais compris »
Il se leva, alla chercher une carafe dâeau, nous remplit deux verres, se rassit et me regarda dans les yeux. Je pleurais.
« Tout allait bien, elle Ă©tudiait le droit, elle Ă©tait si solide, si sĂ»re dâelle, elle voulait se consacrer Ă la politique⊠»
Je levais la tĂȘte. « La politique ? »
« Elle voulait changer le monde. A lâĂ©poque tous les jeunes voulaient changer le monde. »
Aucun jugement, aucune critique ne perçait son ton sobre.
« Elle parlait de ma condition ouvriÚre⊠elle voulait le bonheur de tous »
Son sourire me fit plus mal que son sanglot.
« Et quâest-ce qui sâest passĂ© ? »
« Elle a commencé à dépérir⊠Je peux vous dire exactement quand ça a commencé »
Je le savais. Je ne voulais pas le savoir. Il le dit.
Ils avaient appelĂ© tous les mĂ©decins possibles. MĂȘme un spĂ©cialiste hongrois, qui Ă©tait venu exprĂšs pour la visiter. Elle nâavait aucune maladie rĂ©pertoriĂ©e, elle avait subi toutes les analyses, tous les soins, pris des drogues de tout type, mais elle avait continuĂ© Ă mourir jusquâĂ la mort.
« Câest ma faute » Je croyais lâavoir seulement pensĂ©, mais jâavais parlĂ© Ă voix haute.
« Bien sûr que non » répondit le vieux, avec un autre sourire.
Je lui ai pris sa vie. La voix, ma voix hurlait contre mon front.
« Et maintenant vous ĂȘtes seul ? »
« Marcella Ă©tait mon unique fille. Ma femme nâa pas tenu le coup. Elle est partie aussi, quelques annĂ©es aprĂšs. Je suis restĂ©. »
Je ne pouvais plus le regarder ni lâĂ©couter, je mâenfuis prĂ©cipitamment, dĂ©gringolant lâescalier, trĂ©buchant sur le seuil, courant dans la rue et criant comme une dĂ©mente.
Les gens mes regardaient mi-amusés mi-indignés. Entre temps, cette ville était devenue prude, occupée au négoce, chacun avait son business quelque part, ou le feignait, pour faire comme les autres. Plus de place pour Marcella et pour moi.
Câest pourquoi je suis venue ici, docteur.
Source: Lundi.am