Automne 1900. A lâorigine du mouvement hippie, une fĂ©ministe â Ida Hoffmann â fonde le mythique Monte Verita. SituĂ© au-dessus dâAscona, en Suisse, cette colonie nudiste et vĂ©gĂ©tarienne attire une foule dâartistes et de penseurs qui Ă©laborent sur place la libĂ©ration sexuelle.
A lâorigine, Monte Verita «Le mont de la vĂ©rité» est une haute colline appelĂ©e Monescia, situĂ©e au-dessus dâun village de pĂȘcheurs famĂ©liques, Ascona.
Le village date des Celtes qui ont chargĂ© la rĂ©gion de rituels singuliers liĂ©s Ă la topographie hautement suggestive du lieu : la colline Monescia se dresse, bombĂ©e comme un mont de Venus, entre les cuisses galbĂ©es de deux long sillons montagneux. Nous sommes sur le corps dâune femme. Le magnĂ©tisme trĂšs Ă©levĂ© de la colline contribue Ă lui confĂ©rer la valeur dâun lieu sacrĂ©. A ce sujet, saviez-vous que la Suisse est le premier pays au monde Ă avoir créé des cartes magnĂ©tiques du territoire ? Parmi les trois lieux prĂ©sentant des anomalies magnĂ©tiques en Suisse, Monte Verita est le plus puissant de tous.
Trois femmes et deux hommes
1900. Deux hommes et trois femmes en quĂȘte dâun idĂ©al de vie libre et spirituelle parcourent la rĂ©gion Ă pied, les pieds chaussĂ©s de sandales, vĂȘtus de tenues amples en coton Ă©cru, les cheveux flottants. Parmi eux : le belge Henri Oedenkoven, fils dâindustriels fortunĂ©s, et sa compagne austro-hongroise, Ida Hoffmann, avec laquelle il vit en couple libre. Ida Hoffmann (1864-1926) est la tĂȘte pensante du groupe. Elle a 36 ans, soit 10 ans de plus quâHenri.
«Ne soyez plus des poupées«
«Professeur de piano en Russie, prĂ©ceptrice au MontĂ©nĂ©gro, dame de cour Ă Vienne», elle parlerait couramment sept langues et se bat pour lâĂ©mancipation de la femme : «Ne soyez plus des poupĂ©es, devenez de vraies personnes !». Elle encourage Henri Oedenkoven Ă financer lâacquisition dâun terrain sur lequel il serait possible de fonder un lieu de vie alternatif. Leur choix se porte sur cette colline fertile que les pĂȘcheurs surnomment «la motte», encadrĂ©e par deux autres collines en forme de mamelles, sur les rives dâun lac aux transparences de cristal.
La Suisse : pays-refuge des anarchistes
Le site, idyllique, est dâautant plus propice Ă la fondation de leur projet communautaire quâil se situe dans une rĂ©gion qui attire dĂ©jĂ depuis 20 ans les contestataires et les visionnaires, opposĂ©s au capitalisme industriel. En 1869, Bakounine sâest Ă©tabli dans les environs et attire ses amis pour la mise au point dâune sociĂ©tĂ© sans classes. En 1871, Nietzsche fait un sĂ©jour Ă Ascona. En 1885, la baronne russe Antoinette de Saint LĂ©ger achĂšte lâĂźle Brissago, en face de Monescia, et la transforme en paradis botanique puis la revend Ă un banquier qui y organise ses orgies privĂ©es. En 1889, un «couvent» thĂ©osophique est créé sur la colline, visant la crĂ©ation dâune fraternitĂ© universelle dâhommes libres.
De la coopĂ©rative utopisteâŠ
Les rives du lac servent de refuge Ă tous les rĂȘves de nouvel Eden. Lorsque les cinq pionniers de Monte Verita jettent leur dĂ©volu sur cette colline, ils y choisissent un vignoble en friche quâHenri achĂšte pour 140 000 francs, avec un projet Ă©tonnant : celui dâune coopĂ©rative servant de laboratoire aux expĂ©riences de vie nouvelle, oĂč les hommes et les femmes seraient Ă Ă©galitĂ©. GuidĂ©s par Ida Hoffmann, ils mettent au point le principe des bungalows sĂ©parĂ©s par des arbres, oĂč chacun peut vivre Ă sa guise. Il y en a une dizaine pour que les personnes partageant les mĂȘmes valeurs puissent Ă©laborer Ă cet endroit une sociĂ©tĂ© alternative, protĂ©gĂ©e du poison bourgeois et chrĂ©tien.
Les activitĂ©s sont communes pour contribuer au bien gĂ©nĂ©ral. Il sâagit de construire des «cabanes air-lumiĂšre», afin dây vivre en ascĂštes, et de cultiver un jardin collectif, afin dâassurer sa subsistance puis, le reste du temps, profiter de la beautĂ© de la nature : marche, port de vĂȘtements larges (pas de corset, pas de redingote), baignade, danses rythmiques. Le travail et la vie au grand air sont censĂ©s calmer la libido. Pour Ida Hoffmann, lâĂ©galitĂ© entre hommes et femmes ne peut advenir que si le dĂ©sir de possession laisse place au dĂ©sir fusionnel.
⊠à lâinstitut de «guĂ©rison par la nature»
En 1901, cependant, Ida Hoffmann et Henri âla tĂȘte sur les Ă©paulesâ, dĂ©cident de transformer leur villĂ©giature en centre de remise en forme.
DĂšs 1902 â tout en rĂ©digeant un prospectus pour ce sanatorium avant-gardisteâ, Ida Hoffmann publie un livre rempli de conseils pour «lâĂ©panouissement harmonieux de la condition fĂ©minine». Elle y fait la promotion de la vaisselle facile Ă laver et des vĂȘtements qui ne nĂ©cessitent pas de repassage. Moins la femme perd de temps dans lâespace domestique, mieux câest pour lâĂ©galitĂ©. En 1905, elle publie un second livre pour la promotion du vĂ©gĂ©tarisme. Sur Monte Verita, la viande est interdite, ainsi que le sel.
Henri et Ida font bĂątir la «maison centrale» oĂč les visiteurs peuvent faire salon et manger moyennant une petite somme dâargent. Si les visiteurs participent au jardinage et Ă lâentretien, ils ne payent que les frais dâĂ©lectricitĂ©. Mais sâils viennent pour juste se reposer et profiter des infrastructures, ils doivent payer leurs repas et leur chambre.
Le repas est constituĂ© uniquement de gruau, de noix, de pain, de fruits, de lĂ©gumes (pommes de terre, pois) et (aprĂšs une longue rĂ©sistance) de laitage. Il est interdit de fumer Ă Monte Verita. Il est interdit de boire de lâalcool ou du cafĂ©.
Les chambres sont simples. Un lit en fer, un lavabo, une table, une chaise, une armoire et un poĂ«le. Parfois mĂȘme il nây a pas de poĂ«le car il sâagit de se fortifier en vivant Ă la dure.
Le repos inclut des sĂ©ances dâexposition Ă lâair libre. Ici, une vĂ©randa en bois permet aux hommes et aux femmes, sĂ©parĂ©s par une cloison de bois, de sâallonger nu-es pour prendre des bains dâair et de soleil.
Ci-dessous, la partie des hommes (photo datant de 1905), avec des sortes de baignoires amĂ©nagĂ©es dans lâherbe et oĂč chacun peut sâallonger.
Certains visiteurs dĂ©cident de sâinstaller Ă demeure. On les reconnaĂźt au fait que les hommes portent les cheveux longs et ressemblent aux nazarĂ©ens. Les femmes, elles, sont vĂȘtues de longues robes blanches et certaines font scandale en refusant de porter le chignon. Au village dâAscona, on les dĂ©signe comme des femmes «en cheveux», autrement dit des prostituĂ©es.
Toute la fleur intellectuelle de lâEurope
Monte VeritĂ devient rapidement «un lieu magnĂ©tique, dotĂ© dâun pouvoir dâattraction prodigieux» (Barbara Piatti) : on y retrouve les Ă©crivains Hermann Hesse et Erich MĂŒhsam, les danseuses Isadora Duncan et Mary Wigman, le sociologue Max Weber, ainsi quâune foule de jeunes bourgeois bohĂȘmes, hommes et femmes, souhaitant sâadonner librement Ă lâamour.
En 1905, lâanarchiste juif-allemand Muhsam veut faire de Monte Verita un RĂ©publique pour les persĂ©cutĂ©s. Mais son projet avorte. Muhsam sera tuĂ© par les SA dans un camp de travail.
En 1906, Oto Gross, mĂ©decin allemand converti Ă la psychanalyse, veut crĂ©er Ă Monte Verita une UniversitĂ© pour lâĂ©mancipation de lâhomme.
En 1909, la «comtesse cosmique» Franziska de Reventlow, reine de la bohĂȘme munichoise vient sâĂ©tablir Ă Ascona et fait bĂątir un hĂŽtel sur Monte Verita avec le projet machiavĂ©lique dâempĂȘcher le nudisme. Au sommet de son hĂŽtel (HĂŽtel Semiramis), deux tours permettent aux visiteurs de mater les nudistes qui sont obligĂ©-e-s de se cacher dans les buissons. Heureusement, lâhĂŽtel fait faillite et finit par ĂȘtre rachetĂ© par la communautĂ© de Monte verita qui fait dĂ©truire les deux tours.
Entre 1913 et 1919, Laban crĂ©e Ă Monte Verita une «école dâĂ©tĂ© pour lâart» basĂ©e sur le principe dâune expression corporelle dite «naturelle». Les Ă©lĂšves dansent en ne suivant quâun rythme intĂ©rieur. Câest le dĂ©but de la danse libre.
Dans les annĂ©es 1910, la communautĂ© de Monte Verita est citĂ©e en exemple comme haut lieu dâactivisme de la rĂ©forme de la vie. Des revues naturistes et vĂ©gĂ©tariennes viennent faire des photos sur place, comme celles-ci, extraites dâune revue allemande (Freude in der Freiheit, «La joie dans la liberté») dĂ©diĂ©e Ă la santĂ© physique et sexuelle.
En 1917, Theodor Reuss (chef de lâOrdre des Templiers dâOrient, OTO) convoque au Monte Verita un congrĂšs ayant comme objectifs lâĂ©mancipation de la femme, la maçonnerie mystique, de nouvelles formes de relations sociales, la danse rituelle, etc. Un drame dansĂ© du crĂ©puscule au coucher du soleil, créé par Laban, couronne la manifestation.
En 1918, Ascona devient un centre dâartistes avec lâarrivĂ©e de Marianne Werefkin, Van Jawlensky, Arthur Segal, les dadaĂŻstes Hugo Ball, Hans Arp, Hans Richter, etc
En 1920, cependant, Monte Verita a perdu son sens. Henri et Ida rĂȘvaient de fonder une communautĂ© dâĂȘtres liĂ©s par des idĂ©aux tolsto!iens dâascĂ©tisme, dâabstinence et de non-violence.
La boucherie de la premiĂšre guerre mondiale a mis fin Ă ce rĂȘve. Ida et Henri partent vers lâEspagne puis au BrĂ©sil oĂč ils mourront. Monte Verita continue sans les «pĂšres fondateurs». La communautĂ© est gĂ©rĂ©e par un groupe dâartistes mais pĂ©riclite.
En 1926 un banquier amateur dâart â Eduart von der Heydt â rachĂšte la propriĂ©tĂ© et fait bĂątir un hĂŽtel Bauhaus par Emil Fahrenkrampf.
LâhĂŽtel est classĂ© aux monuments nationaux et, chance, tout y est restĂ© pratiquement tel quel : les lits, les armoires, les lampesâŠ
Bien que Monte Verita soit devenu un grand hĂŽtel et centre de sĂ©minaires, bien que les villas de luxe aient envahi les pentes de la montagne, tandis quâAscona se transformait en ville pour riches, lâutopie reste dans lâair. Des illuminĂ©s et des radicaux continuent de vivre dans les environs comme par exemple lâartiste brut Schultess qui invente un systĂšme de production dâĂ©nergie Ă lâaide de boites de conserve recouvertes de son Ă©criture et de fils de laine quâils accroche aux arbres.
⊠Ou comme Salomon, «le dernier naturiste» de Monte Verita, qui produit son propre pain (un pain noir bio) et le vend sur le marchĂ© dâAscona jusque dans les annĂ©es 1960.
Venus du monde entier, des Ă©cologistes nĂ©o-paĂŻens, des anarchistes et des adeptes dâĂ©sotĂ©risme continuent dâaffluer Ă Monte Verita, en quĂȘte des origines. Depuis le 3Ăšme Ă©tage de lâhĂŽtel⊠le calme rĂšgne.
SOURCE : Les 400 culs
Source: Incendo.noblogs.org