Ce texte a paru sur Lundi matin, n° 268, du 21 décembre 2020.
Pour celleux qui ne le savent pas encore, ils ont attrapĂ© la « cheffe du black bloc ». Et, oh surprise ! Câest une dame dâun Ăąge respectable, la cinquantaine, habituĂ©e des manifs du samedi et qui a osĂ© ouvrir un pĂ©broc de couleur arc-en-ciel lors de la manif de samedi dernier. Parce que ce jour-là ⊠il pleuvait.
En ce moment lâĂtat dĂ©lire Ă son sommet et dans les grandes largeurs sur des histoires de parapluie et sur le fait que des parapluies ouverts ou fermĂ©s seraient un mystĂ©rieux code secret de communication entre sĂ©paratistes illuminati patentĂ©s. Car il faut savoir que les parapluies sont autant de hiĂ©roglyphes secrets, dâĂ©tranges sĂ©maphores qui cachent un habile dispositif qui dĂ©clencheraient magiquement des casses en manifestation. Ce fait surprenant a Ă©tĂ© Ă©voquĂ© de maniĂšre trĂšs sĂ©rieuse par Le Canard enchaĂźnĂ© du mercredi 9 dĂ©cembre 2020. Le Canard est formel : « Selon la PrĂ©fecture de police, [âŠ] les modes opĂ©ratoires sont rodĂ©s. Au signal dâun parapluie qui sâouvre, tout le monde enfile sa tenue de combat â noir intĂ©gral. [âŠ] Et le groupe passe Ă lâaction. »
Trois jours plus tard une certaine Moun Ă©tait arrĂȘtĂ©e parce quâelle coĂŻncidait avec le mode opĂ©ratoire rĂ©vĂ©lĂ© par Le Canard selon les indications de la PrĂ©fecture de police trois jours auparavant. Le Canard est toujours trĂšs bien informĂ© sur ce qui se pense (ou plutĂŽt ne se pense pas) au sommet de lâĂtat, parce que câest directement lĂ quâil se tuyaute pour trouver des infos. Câest ici quâon comprend, quâau sommet de lâĂtat, il se raconte des histoires qui se mĂ©diatisent et quâensuite cette mĂ©diatisation transforme ces bobards en rĂ©alitĂ©.
On entre donc en ce moment dans un dĂ©lire circulaire. Lâhyper-Ă©go prĂ©sidentiel ne supporte plus aucune contestation. Chaque fois quâil est contredit par la rĂ©alitĂ© de la rue, câest un peu comme un paranoĂŻaque en crise Ă qui vous annoncez quâil nâest pas le NapolĂ©on quâil pense ĂȘtre. Câest la raison pour laquelle, si des gens narguent le prĂ©sident en faisant brĂ»ler quelques voitures sur un boulevard, cela peut tenir la cinquiĂšme puissance du monde en haleine pendant une semaine. Alors que 1 500 voitures qui flambent pour fĂȘter joyeusement la nouvelle annĂ©e, câest un non-Ă©vĂ©nement du point de vue de lâirrĂ©alitĂ© prĂ©sidentielle.
Lâantiterro a donc Ă©tĂ© mobilisĂ©e fissa pour rĂ©gler ce problĂšme psycho-politique urgent (dâhabitude ils sâoccupent plutĂŽt de terrorisme, mais il nây a pas beaucoup de clients en ce moment). Ils mobilisent donc, au frais du contribuable, des mĂ©thodes dâinvestigation lourdes et coĂ»teuses pour sâinventer Ă nouveau un terrorisme dâ « ultragauche » façon affaire de Tarnac. Il paraĂźt quâon a trouvĂ© des gens avec des couteaux de cuisine chez eux, qui en plus ruminaient des idĂ©es noires contre lâappareil dâĂtat. Il y a donc du complot dans lâair, câest une Ă©vidence.
Ăvidemment personne ne moufte, parce que, lĂ , ce qui occupe les tĂȘtes pour la durĂ©e des fĂȘtes câest ce vaccin miracle contre… le dĂ©lire. LâĂ©pidĂ©mie envahit tout le pays qui hallucine jour et nuit sur le black bloc.
Pour information : crier un peu fort en manif, câest se faire sauter immĂ©diatement dessus et battre comme plĂątre (parce que vous ĂȘtes forcĂ©ment un meneur pour gueuler comme un goret quâon veut transformer en saucisson), jouer du tambour câest la garantie que le sang coule dans les dix minutes, sâhabiller en noir câest la gardavâ assurĂ©e, porter un cache-cou (une arme par destination) câest le panier Ă salade et la promenade dans Paris assurĂ©e. Un rouleau de scotch dans un sac de peintre câest « Vous venez en manif avec du scotch de peintre ? / Oui monsieur, je suis peintre ». Un parapluie en cas dâaverse ? Ce nâest mĂȘme plus la peine dây penser parce quâen ce moment câest la grosse fixette lĂ -dessus. Ce dont rĂȘve Darmanin, ce sont des dĂ©filĂ©s silencieux, tĂȘte baissĂ©s, mains croisĂ©es, visage contrits et bouches fermĂ©es. On ne sait plus bien si on doit sâexcuser de manifester, remercier quâon puisse sortir dans la rue ou sâils veulent que la manifestation ressemble Ă un cortĂšge dâenterrement. Histoire de saluer comme il se doit la casse de tout un pays quâon envoie au mur ou de se prĂ©parer au deuil de tout ce quâils vont encore casser.
Les commerçants se plaignent : « Il nây a personne dans les magasins, les clients ne reviennent pas. » Si les gens ne viennent pas dans les magasins, ce nâest pas parce que le confinement a servi de cure de dĂ©sintoxication Ă toutes sortes de pathologies dâachats compulsifs. De Marseille Ă Lille, si les magasins de fringues et de breloques sont vides, « tout ça câest la faute du black bloc ; ils font peur aux gens ». Câest du moins ce que mâont affirmĂ© plusieurs commerçants. Mais cette hantise nâest pas neuve, ce symptĂŽme est rĂ©current dâune Ă©poque Ă lâautre. Câest une Ă©pidĂ©mie qui fonctionne par vagues. AprĂšs un an de Gilets jaunes un galeriste de Saint-Germain-des-PrĂ©s mâavait trĂšs sĂ©rieusement affirmĂ© : « Ă Saint-Germain, on nâa rien vendu dans les galeries depuis un an, câest Ă cause des Gilets jaunes. » Explication : « Le samedi, les collectionneurs viennent en bus acheter des tableaux, mais comme les Gilets jaunes bloquent les bus, on ne vend plus rien. » Menaçant, il sâest ensuite retournĂ© vers un copain syndicaliste barbu : « Câest pas toi le boss de Gilets Jaunes par hasard ? »
Il faut donc 150 arrestations chaque samedi pour pouvoir parader au « 20 heures » et rassurer les commerçants angoissĂ©s dâattendre le client fantĂŽme dans leur boutique. Il faut bien cela pour faire croire que câest la faute du black bloc. Il faut bien quâon comprenne que « câest eux les casseurs ! ». Mais pourquoi tant dâinsistance Ă clamer cela ? En 1940 on a pu dire quâil y avait une crise Ă©conomique mondiale Ă cause dâun complot juif, et que si on exterminait les juifs, lâĂ©conomie repartirait Ă donf. Ce que beaucoup de gens ont bien voulu croire, parce que câĂ©tait facile Ă penser.
« Faites ce que vous voulez », a annoncĂ© Macron Ă sa police il y a quinze jours. Maintenant, tous les coups sont donc permis. La police fait ce quâelle veut. « Comme dâhabitude », dira-t-on, mais lĂ le prĂ©sident ajoute Ă cette bĂ©nĂ©diction 1,5 milliard dâeuros de prime et de cadeaux aux policiers pour NoĂ«l [1]. En rĂ©compense de lâarrestation de la cheffe des black blocs ? Ou pour se faire pardonner dâavoir osĂ© Ă©noncer quelques Ă©vidences : Ă savoir quâil y a peut-ĂȘtre en fin de compte un problĂšme de violences policiĂšres dans notre pays et aussi que certaines populations seraient harcelĂ©es par des contrĂŽles de police plus que frĂ©quents.
Des tĂ©moins du franquisme mâont racontĂ© ce que câĂ©tait le franquisme en Espagne : les non-opposants Ă©taient contents parce que grĂące Ă Franco chaque mĂ©nagĂšre avait une machine Ă laver ! Le seul problĂšme câest quâil nây avait plus de poĂ©sie, que le roman a mis des dizaines dâannĂ©es Ă sâen remettre et les arts aussi, câest ce moment de renaissance quâon a appelĂ© la movida. Mais ce nâĂ©tait pas grave parce que ce qui signe lâattestation Ă©vidente de la simple prĂ©sence humaine nâexiste plus en pĂ©riode de fascisme.
Des tĂ©moins du nazisme en Allemagne mâont aussi racontĂ© que beaucoup de gens nâĂ©taient finalement pas mĂ©contents dâHitler â « dont on salit tout le temps la mĂ©moire », disaient-ils. Parce quâHitler leur avait donnĂ© une voiture, des autoroutes pour rouler dessus, et quand on avait un achat rapide Ă faire, câĂ©tait pratique parce quâon allait acheter les biens des juifs sur les trottoirs de Berlin, au pied de leurs immeubles. On pouvait acheter tout ce dont on avait besoin pour rien du tout. En Allemagne, sous Hitler, il y avait des gens qui vivaient bien, qui avaient le sens pratique, qui consommaient tranquillement et qui sâen sont souvenu pendant longtemps, câest pour cela que la dĂ©nazification a Ă©tĂ© si longue.
Pourquoi un ĂȘtre humain aurait-il besoin de culture, de musique, de chanson dâamour ou dâamour tout simplement ? Est-ce quâon ne pourrait pas aussi se passer du chant des oiseaux ou des cris des enfants ? Tout ce temps que les gamins passent Ă dessiner, Ă jouer, Ă danser ou Ă rĂȘvasser, nâest-ce pas du temps dĂ©finitivement perdu ? Jâai remarquĂ© quâen gĂ©nĂ©ral les non-opposants ne lisent pas de poĂ©sie. Ils ne vivent pas cela comme un manque parce quâils aiment se faire plaisir en achetant des trucs le samedi. Un « CS++ » (qui se dĂ©finissait ainsi) et qui avait travaillĂ© dans lâimmobilier Ă New York pendant vingt ans, mâa mĂȘme avouĂ© un jour que regarder ailleurs, il se lâinterdisait, « parce que ça te fait perdre du temps dans la course, et Ă la fin, tes amis ont plus que toi finalement ». Ces gens ramĂšnent donc dans leur maison tous ces trucs quâils achĂštent dans les pop-up store le samedi. Mais ils ne sont pas rassurĂ©s parce que ces trucs, fatalement, il y a forcĂ©ment quelquâun qui en aura plus envie quâeux. Et eux, rien que de se reprĂ©senter cette jalousie, ça les fait flipper grave. Alors ils se protĂšgent.
Tout cela rappelle la fin du XIXe siĂšcle, une Ă©poque qui nâavait rien Ă envier Ă la nĂŽtre du point de vue de la cruautĂ© des rapports sociaux. Dans les annĂ©es 1890, ce mĂȘme genre de personnes se sont mises Ă acheter le design de lâĂ©poque. Ce nâĂ©tait pas des tablettes, des tĂ©lĂ©phones, des Ă©crans plats, mais des tableaux, des meubles dâĂ©bĂ©nistes signĂ©s, des rideaux de crĂ©ateurs, des vĂȘtements Ă la mode de lâĂ©poque, des bibelots dont ils ont rempli leurs appartements. ImmĂ©diatement ils ont fait installer des coffres-forts quâils ont scellĂ©s dans les murs de ces dits appartements. La ruse consistait Ă cacher ces coffres derriĂšre des tableaux et câest ainsi que toute une Ă©poque sâest mise Ă cacher des coffres derriĂšre des tableaux. Cette folie collective est documentĂ©e dans nâimporte quel roman dâArsĂšne Lupin. Celui-ci, redoublant la compulsion dâachat des bourgeois de son temps, passe son temps Ă vider ces appartements pour la plus grande joie des lecteurs de ce genre de roman.
Ce quâon sait moins câest quâArsĂšne Lupin, bourgeois-cambrioleur, nâest que la pĂąle imitation dâun autre cambrioleur moins cĂ©lĂšbre parce quâanarchiste : Alexandre Marius Jacob. « Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. Le vol câest la restitution, la prise de possession. (âŠ) Jâai prĂ©fĂ©rĂ© mâinsurger en faisant la guerre aux riches en attaquant directement leurs biens », explique Marius Jacob [2].
Ce quâavait inventĂ© Marius Jacob, pour ĂȘtre plus prĂ©cis, câest « le coup du parapluie ». « Le 5 octobre 1901, les âTravailleurs de la nuitâ, dirigĂ©s par Marius Jacob, cambriolent le bijoutier Bourdin Ă partir de lâappartement louĂ© juste au-dessus. Le bijoutier et sa famille sont partis Ă la campagne comme chaque fin de semaine. Les trois hommes percent un trou dans le parquet, y glissent un parapluie quâils ouvrent. Lâouverture peut ensuite ĂȘtre Ă©largie, sans que la chute de gravats ne les trahisse. Vers midi le trio glisse Ă lâaide dâune Ă©chelle de corde dans la piĂšce oĂč se trouve le coffre que Jacob ouvre en une demi-heure. [âŠ] Le coffre livre 7 kilos dâor, des bijoux, des titres nĂ©gociables et 8 000 francs en espĂšces. [3] »
Ce nâest donc pas dâhier que les parapluies font fantasmer la PrĂ©fecture de police. Ce nâest pas dâhier que les nantis fabriquent leur part dâombre, leur double maudit qui provoque en eux le retour dâune terreur, dâun cauchemar qui est propre Ă la pulsion dâaccumulation. Les noires silhouettes du black bloc sont depuis toujours un fantĂŽme qui colle Ă cette bourgeoisie commerçante comme son ombre, car câest lâenvers dĂ©lirant de la pulsion de prĂ©dation quâelle reprĂ©sente. Chassez le dĂ©lire par la porte, il rentre par la fenĂȘtre (voire par le plafond avec Marius Jacob). Le black bloc met Ă jour ce rapport spĂ©cifique de la bourgeoisie Ă ses propres fantasmes, Ă sa fĂ©tichisation de la marchandise, câest Ă dire Ă la part dâirrĂ©alitĂ© et de dĂ©lire qui habite le dĂ©sir fou dâun salut par lâargent et par lâobjet. Le dĂ©sir dâĂȘtre un objet libĂšre de lâangoisse dâĂȘtre un sujet mais il se paie dâune subjectivation dĂ©lirante. Ce que lâĂ©poque rencontre ici, câest cette hantise qui lui dit lâimpossible dâĂȘtre soi dans un devenir-objet. Dans la consumation de ce qui sâoffre Ă la consommation, le black block, câest lâenvers de la rĂ©ification possible du dĂ©sir au travers de lâacte dâachat. Les quelques voitures de luxe qui brĂ»lent sur le boulevard signent la part maudite dâune Ă©conomie qui se voudrait sans dĂ©pense. Si bien que si le black bloc nâexistait pas, il faudrait lâinventer parce que finalement, il est la dĂ©pense gratuite qui garantit quâune sociĂ©tĂ© tout entiĂšre peut dĂ©lirer le capital sans dĂ©finitivement sâeffondrer. Et câest pour cela que quelques noirs vĂȘtus hantent toute une Ă©poque qui ressemble si fort Ă la fin du XIXe siĂšcle.
Si le black bloc est lâombre de la bourgeoisie nĂ©gociante, reste la difficile question de savoir comment renoncer dĂ©finitivement Ă sa part dâombre ? En la vendant au diable propose Chamisso dans Peter SchlĂ©mihl ou lâhomme qui a vendu son ombre [4], un vieux conte allemand. Mais mĂȘme cela se rĂ©vĂšle une solution impossible dans le conte, car pour Chamisso cela isole Peter SchlĂ©mihl de la communautĂ© des humains. Qui a jamais pu renoncer Ă son ombre ou Ă sa part dâombre ? Reste donc le pĂ©tage de cĂąble et la rĂ©pression dĂ©lirante, mais lĂ Marius Jacob prĂ©vient.
Celui-ci disait : « La prison⊠Le bagne⊠LâĂ©chafaud ! dira-t-on. Mais que sont ces perspectives en comparaison dâune vie dâabruti, faite de toutes les souffrances [âŠ] EntĂȘtĂ©s dans vos Ă©goĂŻsmes Ă©troits, vous demeurez sceptiques Ă lâĂ©gard de cette vision, nâest-ce pas ? Le peuple a peur, semblez-vous dire. Nous le gouvernons par la crainte de la rĂ©pression ; sâil crie, nous le jetterons en prison ; sâil bronche, nous le dĂ©porterons au bagne ; sâil agit, nous le guillotinerons ! Mauvais calcul, Messieurs, croyez-mâen ! Les peines que vous infligez ne sont pas un remĂšde contre les actes de rĂ©volte. La rĂ©pression, bien loin dâĂȘtre un remĂšde, voire mĂȘme un palliatif, nâest quâune aggravation du mal. [âŠ] Du reste, depuis que vous tranchez les tĂȘtes, depuis que vous peuplez les prisons et les bagnes, avez-vous empĂȘchĂ© la haine de se manifester ? Dites ! RĂ©pondez ! ».
Câest la raison pour laquelle depuis toujours : « Fric fou, flics flous » ou « Fric flou, flics fous », samedi câest parapluie. Dâautant plus que trĂšs dĂ©mocratiquement, pour 7,12 euros, chacun sait maintenant sur Internet comment devenir chef(fe) du black bloc.
Olivier LONG
Source: Acontretemps.org