ConsacrĂ©s par la loi du 30 juin 1838 sur les « aliĂ©nĂ©s », lâasile et ses aliĂ©nistes se donneront pour objectif de traiter la folie Ă partir de techniques coercitives fondĂ©es sur la discipline et lâenfermement. Câest avec le renfort de la bourgeoisie, de lâEtat et du clergĂ© que lâasile devient le lieu quasi exclusif pour traiter lâ« aliĂ©nation mentale » pendant plus dâun siĂšcle et demi. Câest pendant cette pĂ©riode que les premiĂšres idĂ©es et manifestations antipsychiatriques naissent. En effet, dĂšs la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle, des voix multiples sâĂ©lĂšvent pour dĂ©noncer les sĂ©questrations arbitraires et lâinjustice dont peuvent faire lâobjet les personnes indĂ©sirables, indigentes, aliĂ©nĂ©es, etc. La problĂ©matique majeure qui occupe les antialiĂ©nistes de lâĂ©poque repose sur cette question de lâenfermement et des maltraitances. De Jules VallĂšs, lâancien communard, Ă Albert Londres, journaliste de renom, les tĂ©moignages, articles et rĂ©cits Ă charge contre le systĂšme psychiatrique de lâĂ©poque ne manquent pas. Lâantipsychiatrie naĂźt donc en rĂ©alitĂ© au mĂȘme moment que la psychiatrie elle-mĂȘme, et non pas, comme il est communĂ©ment admis, durant la pĂ©riode dâeffervescence politique quâĂ©taient les annĂ©es 60-70. Aussi, il nous semble important de ne pas rĂ©duire sa vitalitĂ© et ses manifestations Ă une simple tentative dâeffraction historique. Lâantipsychiatrie nâest pas une et indivisible, câest pourquoi nous prĂ©fĂ©rerons parler dâantipsychiatries.
Les années 60-70 :
un raz de marée
antipsychiatrique
Câest dans un contexte de critiques gĂ©nĂ©ralisĂ©es des institutions que naĂźt, dans les annĂ©es 60, une vague de rĂ©volte contre lâordre social dominant et les contraintes en gĂ©nĂ©ral. Lâinstitution psychiatrique, sanctuarisĂ©e, Ă lâabri des soubresauts de lâHistoire pendant plus dâun siĂšcle, est aussi traversĂ©e par cette vague de contestation. Lâeffervescence rĂ©volutionnaire sây traduit par la tenue dâassemblĂ©es gĂ©nĂ©rales dans lesquelles peuvent enfin se cĂŽtoyer hors du cadre thĂ©rapeutique les membres du personnel soignant.
Aussi, si les rĂ©flexions sur le pouvoir psychiatrique, la pathoplastie hospitaliĂšre, le rapport asymĂ©trique soignant/soigné·e, etc., occupent une part importante des universitaires de lâĂ©poque, câest au niveau de leurs savoirs dâexpĂ©riences et du vĂ©cu des oppressions que les personnes psychiatrisĂ©es apporteront leurs contributions Ă ces problĂ©matiques. Ainsi, il existe dans ce contexte toute une littĂ©rature de rĂ©sistance, clandestine, faite de slogans, de poĂšmes, dâĂ©crits que les personnes se refilent en prenant bien soin de ne pas Ă©veiller lâattention du regard mĂ©dical. Toutes ces vellĂ©itĂ©s contestataires ont pu, in fine, aboutir Ă la crĂ©ation de brochures et de collectifs militants.
Câest notamment le cas du GIA (Groupe information asile), qui naĂźt au lendemain des Ă©vĂ©nements de Mai 68. Ce mouvement se forme autour dâanciens patients. Il fait de la lutte contre lâenfermement son cheval de bataille et est Ă lâavant-garde des mouvements dâusagers en santĂ© mentale. Le GIA revendique la nĂ©cessitĂ© de prendre en compte la parole des personnes psychiatrisĂ©es, seules expertes de leurs vies, des discriminations et des oppressions quâelles ont subies en psychiatrie.
Le collectif autonome Marge, fondĂ© en 1974, sâest lui aussi illustrĂ© dans la rĂ©daction de brochures, dont certains numĂ©ros furent exclusivement consacrĂ©s aux luttes en psychiatrie. Marge a su tracer, dans les annĂ©es 70, le sillon politique des luttes antipsychiatriques naissantes en France.
Une multitude dâautres brochures virent le jour dans ces annĂ©es-lĂ (Gardes Fous, TankonalasantĂ©, Mise Ă Pied, Le journal de lâAerlip, PsychiatrisĂ©s en lutte, etc.). Malheureusement, lâessentiel de ces Ă©crits qui passaient de main en main, et dont la diffusion restait trĂšs limitĂ©e, semble avoir disparu de la circulation. Le temps a fait son Ćuvre, et seule une recherche fouillĂ©e permettrait de reconstituer la culture littĂ©raire antipsychiatrique.
Il reste toutefois les Ćuvres universitaires des quelques figures de proue de lâĂ©poque que sont Michel Foucault, Robert Castel ou encore Gilles Deleuze, qui sont entrĂ©es dans la postĂ©ritĂ© et ont connu un vrai succĂšs littĂ©raire. Câest aussi le cas des Ă©crits de FĂ©lix Guattari et de Roger Gentis, deux soignants en psychiatrie dont les Ćuvres ont eu un retentissement Ă©norme pour qui se rĂ©clamait de lâantipsychiatrie. NĂ©anmoins, lâoubli et la confidentialitĂ© semblent avoir Ă©tĂ© depuis toujours le sort rĂ©servĂ© Ă la grande majoritĂ© des Ă©crits antipsychiatriques dĂšs lors quâils ne relevaient pas du milieu acadĂ©mique et intellectuel.
Enfin, le travail de sape dont ont fait preuve les acteurs de la politique de sectorisation en psychiatrie pour neutraliser les idĂ©es antipsychiatriques a largement contribuĂ© Ă son invisibilisation, et ce depuis les annĂ©es 80. Lâaffaire du Coral1, trĂšs mĂ©diatisĂ©e Ă lâĂ©poque, a jetĂ© le discrĂ©dit sur le fonctionnement autogestionnaire des lieux de vie alternatifs. Pourtant, ces lieux ne manquaient pas Ă lâĂ©poque. Rien quâen France, le catalogue ASEPSY recensait plus dâune centaine de lieux dâaccueil et de soins qui relevaient dâun fonctionnement autogĂ©rĂ©.
Câest donc Ă partir de la crĂ©ation de brochures, dâĆuvres fondatrices, de lieux de vie, etc., et des efforts dâindividus aux statuts et aux approches plurielles que sâincarnent dĂšs lors les antipsychiatries.
Les antipsychiatries
de nos jours
Aujourdâhui, les antipsychiatries restent mĂ©connues car Ă©crasĂ©es par le poids de lâhistoire officielle. Pourtant, les idĂ©es subversives portĂ©es par ce courant de pensĂ©e animent encore les personnes se rĂ©clamant dâune forme dâautogestion dans les soins et refusant lâadministration du vivant. En effet, elles sâincarnent toujours au travers de collectifs militants, de livres, dâassociations dâusager·e·s, dâĂ©missions de radio, de blogs, de tĂ©moignages dâex-psychiatrisĂ©es, etc. MĂȘme si la filiation avec les idĂ©es antipsychiatriques est nettement moins revendiquĂ©e de nos jours, certains collectifs et certaines associations ne peuvent nier la part importante quâa jouĂ©e ce mouvement dans la formation de leur philosophie et lâaffinitĂ© Ă©lective quâils entretiennent avec lui :
- Advocacy France, association dâusagers en santĂ© mentale, naĂźt, fin des annĂ©es 90, avec cet esprit clairement antipsychiatrique. Lâobjectif est Ă lâĂ©poque pour une poignĂ©e de personnes psychiatrisĂ©es dâouvrir des espaces autogĂ©rĂ©s afin de retrouver une vie autonome en sâaffranchissant du contrĂŽle et du maillage institutionnel psychiatrique permis par la politique de secteur. De cette expĂ©rience naĂźtront les Groupes dâentraide mutuels.
- Le collectif Ding Ding Dong (Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntington) pose un discours et des pratiques alternatives au champ psychiatrique. Les buts visĂ©s Ă©tant lâautodĂ©termination, la rĂ©appropriation et la redĂ©finition dâune vie en sâĂ©mancipant des effets enfermants et dĂ©pressogĂšnes de lâĂ©tiquetage mĂ©dical.
- Le REV (RĂ©seau français sur lâentente de voix) milite pour la reconnaissance de lâentente de voix comme expĂ©rience porteuse de sens dont les manifestations ne peuvent ĂȘtre apprĂ©hendĂ©es Ă travers le prisme de la maladie mentale. Cela va a contrario de la psychiatrie, qui considĂšre lâentente de voix comme symptomatique dâun dĂ©sordre psychique Ă rĂ©primer ; le REV rejette lâenfermement des personnes dans une identitĂ© de malades et promeut lâexpression des personnes dans des espaces ouverts et bienveillants.
- Le CRPA (Cercle de rĂ©flexion et de proposition dâactions sur la psychiatrie) est une association dâex-psychiatrisé·e·s qui apporte un soutien juridique et informatif aux personnes qui auraient Ă©tĂ© bafouĂ©es dans leurs droits par la psychiatrie.
Au niveau des Ă©crits, les incarnations toujours tenaces et actuelles de lâantipsychiatrie sont lĂ©gion :
- La version française de The Icarus Project est un rĂ©seau de partage de savoirs issus des expĂ©riences des personnes psychiatrisĂ©es. Cette mutualisation des moyens et des savoirs permet de sâaffranchir des normes mĂ©dicales pour dĂ©velopper des rĂ©flexions de type endo-formatifs. Autrement dit, des rĂ©flexions provenant des vĂ©cus des personnes concernĂ©es, et non dâexpert·e·s aux rĂ©flexions construites sur la base de savoirs « lĂ©gitimes » et/ou acadĂ©miques.
- Zinzin Zine est un blog qui met Ă disposition des personnes psychiatrisĂ©es, de leurs proches, de militants·es, etc., un ensemble dâoutils thĂ©oriques et pratiques pour se dĂ©fendre et lutter contre le pouvoir mĂ©dical et ses modes dâoppression.
- Sans remĂšde, une brochure qui redonne la parole aux personnes psychiatrisĂ©es par des tĂ©moignages dâexpĂ©riences souvent dĂ©lĂ©tĂšres de la psychiatrie. On sait quâhistoriquement la parole du fou, considĂ©rĂ©e comme insensĂ©e par le pouvoir mĂ©dical, sâest toujours vue muselĂ©e car symptomatique des troubles que rencontre la personne en souffrance. Sans remĂšde donne la possibilitĂ© aux personnes dĂ©possĂ©dĂ©es de leurs capacitĂ©s communicationnelles par lâemprise mĂ©dicale de porter Ă haute voix une critique politique et rĂ©paratrice Ă lâendroit de la psychiatrie.
- A clairvoie est une brochure militante qui sâintĂ©resse et propose des alternatives pratiques et rĂ©flexives pour contrecarrer les desseins sĂ©curitaires de la psychiatrie actuelle et les impasses du systĂšme de soin traditionnel.
- Barge, sorti dĂ©but 2020, est un rĂ©cit dĂ©calĂ© et immersif, touchant et singulier. Nous suivons lâauteure dans une pĂ©riode de sa vie rythmĂ©e par ses internements successifs en psychiatrie et par ses dĂ©ambulations militantes et affinitaires dans le milieu autonome. Des allers retours entre deux mondes aux antipodes qui pourtant, dialectiquement, ne font quâun dans la vie romantique de cette jeune militante.
La liste nâest bien sĂ»r pas exhaustive, on pourrait citer lâĂ©mission de radio LâEntonnoir, Le Lieu de rĂ©pit Ă Marseille, ou les Ă©crits du tenace militant anticarcĂ©ral et antipsychiatrique Jacques Lesage de La Haye2.
Nous lâavons vu, ces modalitĂ©s dâactions, dâidĂ©es et dâexpĂ©riences sont portĂ©es aussi bien par des psychiatisé·e·s, des soignant·e·s, des intellectuel·le·s, des proches, des militant·e·s de tous bords… Pourtant, au-delĂ de son caractĂšre protĂ©iforme, une certaine convergence idĂ©elle tient ce tout dans un ensemble cohĂ©rent. Il sâagit de la dĂ©fiance Ă lâĂ©gard du pouvoir disciplinaire, que ce dernier sâincarne Ă travers la figure emblĂ©matique quâest le mĂ©decin, Ă travers lâinstitution hospitaliĂšre dans son acception socio-normative ou encore Ă travers lâEtat, aussi social soit-il.
Pour conclure, dâautres combats restent Ă venir et la boĂźte Ă outils antipsychiatriques restera toujours opĂ©rante face Ă lâappareil dâEtat et ses politiques de santĂ© mentale crasses. Nous en voulons pour preuve le tout nouveau projet de loi de finances de la SĂ©curitĂ© sociale3 (PLFSS), qui prĂ©voit de se passer du contrĂŽle judiciaire, jusquâalors obligatoire en matiĂšre dâisolement et de contention en psychiatrie. DorĂ©navant, toute personne sans ressources sociales et/ou matĂ©rielles, sous le coup dâune mesure de contention et dâenfermement, ne pourra plus sâopposer Ă cette mesure et se dĂ©fendre contre elle.
Câest parce que la libertĂ© est thĂ©rapeutique que toujours les antipsychiatries sâincarneront, et ce quoi quâen dise lâHistoire.
Collectif LâEntonnoir, octobre 2020
1. Antoine Jean-Marc, « Une histoire des lieux de vie », Vie sociale et traitements, avril 2004, p. 103-108.
2. Lesage de La Haye Jacques, La Mort de lâasile, Editions libertaires, 2006 ; LâAbolition de la prison, Libertalia, 2018.
3. https://psychiatrie.crpa.asso.fr/20…
Présentation du collectif
LâEntonnoir
« Avec nos sĂ©minaires, nous souhaitons proposer un « espace-temps » susceptible de permettre une rĂ©appropriation de nos existences, en partageant des savoirs et surtout des savoirs dâexpĂ©riences en lien avec la psychiatrie. Au travers de nos pratiques militantes et/ou professionnelles, de nos rapports aux institutions, des relations sociales et affectives que nous tissons, nous avons toutes et tous (eu) affaire Ă quelque chose qui relĂšverait des pratiques de soin dominantes. En adoptant un point de vue critique sur le systĂšme de soin traditionnel, nous souhaitons dĂ©construire le processus de normalisation Ă lâĆuvre, identifier les mĂ©canismes qui amĂšnent Ă lâisolement et Ă lâoppression des individus, et Ă critiquer la dĂ©politisation ambiante. Nous aspirons enfin, au travers de ces rencontres, Ă (re)penser collectivement nos maniĂšres de (nous) soigner et de nous lier socialement dans le but de renforcer notre autonomie individuelle et collective. »
Source: Oclibertaire.lautre.net