Ăa fait longtemps que je me dis que je voudrais faire un retour Ă froid sur le mois de novembre 2015. Sur la maniĂšre dont jâai vĂ©cu les choses â et la maniĂšre dont je ne les ai pas vĂ©cues.
Quelle était la situation début novembre 2015 ?
Fin juillet, jâĂ©tais un tout jeune militant. A lâoccasion du camp antinuclĂ©aire et antiautoritaire Ă Bure on avait commencĂ© Ă discuter de la COP et de ce quâon pourrait faire pendant cette pĂ©riode. Tout le monde sâaccordait pour dire quâil ne fallait pas mendier aux responsables de la catastrophe climatique des solutions quâils se rĂ©vĂ©laient depuis des annĂ©es incapables dâoffrir, et on pouvait rĂȘver de manifestations de masse, notamment parce que des gens Ă©taient prĂȘts Ă dĂ©ferler de toute lâEurope pour ça.
DĂ©but novembre, une apparition publique dissidente semblait pouvoir prendre forme, mĂȘme si les dispositifs policiers annoncĂ©s Ă©taient plus que consĂ©quents.
Le 13 novembre, plusieurs commandos ont fait feu Ă Paris, tirant sur les terrasses de plusieurs cafĂ©s, prenant en otage et/ou tuant les spectateurs du Bataclan. On a tendance Ă lâoublier mais au mĂȘme moment, des kamikazes essayaient de rentrer au Stade de France Ă Saint-Denis (sâils Ă©taient rentrĂ©, il y aurait eu beaucoup plus de victimes) et Salah Abdeslam Ă©chouait ou renonçait Ă se faire sauter dans le XVIIIe arrondissement.
Le soir mĂȘme, F. Hollande instaurait lâĂ©tat dâurgence. Je me souviens mâĂȘtre dit : « merde, comment on va faire nos manifs ? ».
Puis dans les jours qui ont suivi, plutĂŽt que de parler de lâinconnu qui surgissait dans nos vies â qui Ă©taient ces types qui avaient tuĂ© ? â on parlait du connu : lâĂ©tat dâurgence, dont on savait par rĂ©flexe quâil fallait ĂȘtre contre. Ăa nous arrangeait bien. Je crois nâavoir discutĂ© avec presque personne des attentats eux-mĂȘmes que ce soit avant, pendant ou aprĂšs les rĂ©unions qui prĂ©paraient MĂȘme pas COP (une sĂ©rie de rencontre qui se sont tenues Ă Paris 7 avant la tenue de la COP 21). Je me souviens par contre dâun camarade appartenant Ă un groupe affinitaire fort actif qui se ventait dâĂȘtre sorti « foutre le sbeul » le soir du 13. Je me souviens que personne ne lui avait fait remarquer que câĂ©tait vraiment nâimporte quoi.
Le 22 novembre il y a eu la premiĂšre manifestation Ă se tenir pendant lâĂ©tat dâurgence, une manifestation de soutien aux migrant.e.s dont la date avait Ă©tĂ© fixĂ©e avant le 13 novembre. Les organisateurs avaient nĂ©gociĂ© pour annuler le parcours mais maintenir un rassemblement statique. Le dispositif policier Ă©tait trĂšs faible, et on a rĂ©ussi Ă partir en cortĂšge. Câest le Bastille-RĂ©publique le plus rapide de ma vie. Câest un souvenir de stress mĂȘlĂ© de bonheur. Cette manifestation a eu une importance considĂ©rable : elle a permis dâaffirmer avec force quâon ne respecterait pas lâĂ©tat dâurgence.
Il y a un moment extrĂȘmement prĂ©cis auquel je nâai pas arrĂȘtĂ© de penser depuis, et que je veux raconter ici comme une parabole, câest Ă dire comme un truc qui me permet dâillustrer mon propos : câest le moment oĂč depuis le boulevard Beaumarchais, on a essayĂ© de partir vers la droite par la rue du Chemin Vert. La rue Ă©tait Ă©troite, les flics Ă©taient donc en mesure de faire une ligne pour la bloquer (contrairement au boulevard qui Ă©tait trop large pour eux). On a forcĂ© un peu. Puis un camarade est arrivĂ© et a dit : « hĂ©, peut-ĂȘtre que de faire une sauvage en direction du Bataclan, câest pas la meilleure idĂ©e ? ».
Non, ce nâĂ©tait pas la meilleure idĂ©e de foncer vers le Bataclan. Le camarade en question avait compris la situation, compris que les policiers traumatisĂ©s (et je les comprends) par leur soirĂ©e du 13 ne lĂącheraient rien sur ça, que nous ne pourrions compter sur aucun soutien des gens du quartier, complĂštement traumatisĂ©s par ce qui avait eu lieu sous leurs fenĂȘtres (et je les comprends). Je crois quâil avait aussi compris que sâil Ă©tait nĂ©cessaire de faire partir cette manifestation, il y avait aussi une autre nĂ©cessitĂ© plus sous-terraine, moins fermement affirmĂ©e dans nos textes : celle de tenir compte des attentats comme Ă©lĂ©ment du rĂ©el ayant changĂ© la donne dans bien des vies, sur bien des aspects.
Le 29 novembre, nous sommes environ deux mille Ă avoir voulu maintenir la manifestation contre la tenue de la COP21. Cette manif devait partir de la place de la RĂ©publique, qui Ă©tait devenue, comme quelques mois plus tĂŽt aprĂšs les attentats de Charlie Hebdo doublĂ© des attentats antisĂ©mites, le lieu oĂč des gens venaient pleurer les mort.e.s du 13 novembre.
Je ne reviendrai pas sur le déroulé de la manifestation et de sa répression. Pour ça il y a le super film 317.
Et je ne dis pas que nous nous trompions radicalement. Nous avions raison pour tout ce qui relĂšve de la critique du capitalisme vert.
Mais bordel, avec le recul, pour celles et ceux qui Ă©taient lĂ , je me demande comment câest possible que certain.e.s dâentre nous (dont moi) ne se soient pas rendu compte il Ă©tait maladroit de vouloir aller Ă la manif du 29 exactement comme nous y serions allĂ© sâil nây avait pas eu les attentats. Chacun y allait de son analyse sur lâĂ©tat dâurgence, que ce soit Ă lâoral ou Ă lâĂ©crit. Mais personne ne prenait la peine de faire rĂ©fĂ©rence Ă ce que les djihadistes disaient dâeux-mĂȘmes.
Il est Ă©vident que lâerreur que je dĂ©cris nâa pas Ă©tĂ© commise par lâensemble des gens qui sâopposaient Ă la tenue de la COP. Dâabord parce que sinon, nous aurions Ă©tĂ© plus nombreux sur la place. Et on pourra aussi me rĂ©torquer que manifester place de la RĂ©publique ne voulait pas dire ne pas compatir avec la douleur des victimes, quâil nây a pas dâincompatibilitĂ©. Câest vrai. Mais alors la question que je me pose, câest : quâest-ce quâon a fait pour ĂȘtre clair sur le sujet ? Pour quâil soit clair que nous voulions maintenir la manifestation ET prendre acte de lâexistence dâun rĂ©el danger relatif Ă Daech ET respecter les victimes et leurs proches ? On sâest beaucoup moquĂ© des gens qui envoyaient leurs chaussures manifester Ă leur place (et ces chaussures ont reprĂ©sentĂ© une sĂ©rieuse base de projectiles pour se dĂ©fendre contre les flics qui nous nassaient), mais nous, quâavons nous eu Ă nous proposer Ă nous-mĂȘme pour pouvoir adapter nos plans au rĂ©el ? Je ne dis pas que la manifestation ne devait pas se faire, je dis quâelle aurait pu se faire ailleurs, autrement. Et que la faire ailleurs, ou autrement, nâaurait peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© un signe de faiblesse, mais un signe de force et de luciditĂ©.
Je me mets Ă la place de quelquâun.e qui regarde la tĂ©lĂ© le 29 en fin de journĂ©e. On lui montre des gens en noir lancer des bougies. Il se dit bon, câest pas possible, autant de gens habillĂ©s tout en noir ne peuvent pas ĂȘtre aussi bĂȘtes et mĂ©chant.e.s que le dit BFM TV. Donc ille cherche Ă comprendre qui on est. Ille cherche les sites qui publiaient des appels Ă maintenir la manifestation du 29. Il atterrit sur Lundimatin, sur Paris-lutte.info, entre autres sites. Ille sâaperçoit que ce sont des sites Ă jour, avec plein de publications hebdomadaires ou quotidiennes. Presque tous les articles rĂ©cents parlent de lâĂ©tat dâurgence. Mais dans aucun de ces textes ille ne trouve les mots « attentat », « Daech », ou encore « victime ». Ille se dit quâun.e historien.ne du futur qui chercherait Ă comprendre le mois de novembre 2015 Ă partir de Paris-luttes et Lundimatin ne pourrait tout simplement pas comprendre que des islamistes, de nationalitĂ© française pour la plupart, ont Ă©tĂ© propulsĂ©s depuis la Syrie oĂč ils avaient reçu une formation militaire et ont tuĂ©s plus de 150 personnes. En fait, il ne trouve pas pourquoi nous avons manifestĂ© malgrĂ© les attentats. Il dĂ©couvre que des attentats, nous ne parlons pas
(Je mentionne toutefois quelques exceptions comme le texte PassĂ©s le choc et la frayeur et le texte Ne cĂ©dons pas Ă la peur. Pour le premier des deux, il y a toutefois beaucoup Ă dire sur la phrase “Dâautre part, nous considĂ©rons que les attaques du 13 novembre ont peut-ĂȘtre ciblĂ© “la France” mais câest le prolĂ©tariat qui a Ă©tĂ© ici principalement touchĂ©, Ă travers ses lieux de vie et de loisir.” comme si pour condamner il fallait que lâacte prenne un sens dans nos grilles de lecture, alors que la dichotomie bourgeoisie/prolĂ©tariat nâa strictement aucun sens dans lâidĂ©ologie de Daech. A lâinverse, le texte La guerre vĂ©ritable paru sur lundimatin affirme que câest “la petite-bourgeoisie cognitivo-communicationnelle, lâĂ©clate, la drague, le salariat branchĂ©, lâhĂ©donisme du trentenaire cool” qui ont Ă©tĂ© attaquĂ©s et donc grosso modo quâil nây a pas une larme Ă verser sur les victimes. Je ne renvoie pas les deux textes dos Ă dos parce que le premier a la vertu de sentir avec les gens qui souffrent lĂ oĂč le deuxiĂšme propose une vision surplombante et froide des Ă©vĂ©nements qui me glace. Mais je tiens quand mĂȘme Ă relever que dans les deux cas, il y a une sorte de forçage pour faire rentrer les victimes dans une seule catĂ©gorie, et que ce forçage relĂšve, selon moi, du dĂ©ni.)
En tout cas, absolument aucun des nombreux textes parus sur Lundimatin ou Paris-luttes.info ne citaient le communiquĂ© quâavaient publiĂ© les frĂšres Clain (deux Français convertis Ă lâIslam et partis faire le djihad en Syrie) pour revendiquer les attentats au nom de lâĂtat Islamique. Ce communiquĂ© est public, il est sur la page Wikipedia consacrĂ©e au 13 novembre. Les deux frĂšres nâont pas dĂ©clarĂ© avoir voulu tuer du bourge comme le fantasmaient certains dâentre nous. Ils ne parlaient pas de pillage des ressources syriennes dans une analyse marxisante. Ils ne sâoffusquaient pas de la violence systĂ©mique dont ils avaient Ă©tĂ© victimes. Ils disaient avoir voulu tuer des « idolĂątres dans une fĂȘte de perversitĂ© », ou encore « des croisĂ©s ». Mais de ça, pas un mot dans nos automĂ©dias. Comme si nous avions refusĂ© de prendre en compte cette partie de la rĂ©alitĂ©, parce quâelle nous aurait trop Ă©branlĂ©.
Entre les revendications de Daech et nous, notre ennemi prĂ©fĂ©rĂ© est venu faire Ă©cran : lâĂtat. On a Ă©crit quâon Ă©tait contre la rĂ©cupĂ©ration des attentats par lâĂtat, mais souvent, ça a permis de ne pas chercher Ă penser les attentats eux-mĂȘmes.
Cinq ans plus tard, je me dis que cette omission nâest pas seulement une erreur morale qui a empĂȘchĂ© Ă certains dâentre nous dâexprimer ou de ressentir de la compassion pour les victimes, beaucoup plus proches de nous que ce quâon voulait croire (si vous en doutez, je vous conseille de lire le Journal dâun rescapĂ© du Bataclan, paru il y a peu. Christophe Naudin, qui a survĂ©cu au Bataclan, y raconte sa colĂšre et son sentiment de solitude face au dĂ©ni dâune grande partie de la gauche. Pour ma part, ça mâa Ă©mu.). Câest aussi une erreur stratĂ©gique, un dĂ©ni qui nous a permis dâĂ©luder une conclusion que nous ferions mieux de ne plus Ă©luder : nous faisons partie des potentielles victimes. FĂ©ministes ou pro-fĂ©ministes, trotskistes Ă lâancienne, encartĂ©s ou non, nous sommes aussi dans le viseur. Les djihadistes ne sont pas plus des islamo-gauchistes que des islamo-fascistes : ce sont des islamistes tout court, qui au fil des annĂ©es ont structurĂ© des cadres de pensĂ©e. Ils veulent soumettre la totalitĂ© de lâespace social (privĂ© ou public) Ă un systĂšme de rĂšgles religieuses. Et nous faisons partie de cette totalitĂ© quâil sâagit de soumettre. Les français ayant rejoint Al Nosra ou Daech en Syrie nâont pas particuliĂšrement cherchĂ© Ă sympathiser avec nos homologues anarchistes ou communistes sur place. Mais je crois que câest ça, ce que nous ne voulons pas voir : nous voyons trĂšs bien ce qui nous sĂ©pare de la bourgeoisie, de lâĂtat ou des forces nationalistes rĂ©actionnaires. Mais Daech, cette force que nous nâavons pas choisi dâaffronter, ne raisonne pas en ces termes, et aussi dĂ©boussolant que cela puisse paraĂźtre, elle place dans la seule et mĂȘme catĂ©gorie « dâidolĂątre » la bourgeoisie et les communistes/libertaires/anarchistes/etc.
Bien sĂ»r nous sentons â et nous avons raison de le sentir â que dire que Daech et consort reprĂ©sentent un danger nous fait courir le risque de donner de la force Ă lâĂtat et aux nationalistes fascistes. Mais je suis convaincu que ne pas vouloir le dire nous fait courir le risque de ne pas le penser, et aussi le risque dâĂȘtre perçus comme Ă cĂŽtĂ© de la plaque par des gens qui nous sont a priori bienveillants.
Comme toute force politique, les djihadistes ont leurs stratĂšges, leurs intellectuels. Et la meilleure façon de comprendre qui ils sont, câest de lire leurs textes, de savoir comment ils se reprĂ©sentent le monde. En ne faisant pas ce travail, nous laissons Ă des forces rĂ©actionnaires le soin de le faire.
Comme Ă toute force politique consĂ©quente, des gens sâintĂ©ressent Ă nous, se tĂątent Ă nous rejoindre. Et si ils veulent savoir ce que nous pensons des forces politiques qui ont tuĂ©s le plus ces derniĂšres annĂ©es en France (du moins intentionnellement), rien. Ils se heurtent Ă un vide thĂ©orique.
Cinq ans aprĂšs 2015, je suis fatiguĂ© de voir que le mĂ©canisme se rĂ©pĂšte. Quâon confond trop souvent le rĂ©el avec les lois de lâĂtat, Ă force dâavoir les yeux rivĂ©s dessus. Il y a une forme de confort : ça permet de ramener lâinconnu Ă du dĂ©jĂ connu. Un virus fait des ravages sans prĂ©cĂ©dent dans le monde et menace de mener Ă une saturation des hĂŽpitaux en France ? Ne parlons pas de lui, parlons plutĂŽt de lâĂtat dâurgence sanitaire, parce que dedans il y a Ătat, et ça, on connaĂźt.
Un prof se fait dĂ©capiter ? Ne parlons pas des Ă©laborations idĂ©ologiques ni des structures bien rĂ©elles qui permettent de recruter un quasi enfant-soldat (18 ans) et de le couper suffisamment de ses affects pour quâil ait les nerfs de dĂ©tacher la tĂȘte du tronc dâun type quâil ne connaĂźt pourtant pas.
Je ne dis pas quâil ne faut pas aussi lutter contre les forces rĂ©actionnaires qui tendent Ă profiter de lâhorreur pour faire passer leurs lois racistes. Que les choses soient claires : lâislamophobie existe, et elle est en train de se structurer, et les personnes dĂ©signĂ©es comme pro-islam (les Musulman.e.s en premier lieux) en font de plus en plus les frais. Mais je dis quâon ferait bien de ne pas se focaliser, toujours, sur lâĂtat, parce quâil existe des phĂ©nomĂšnes quâil faut penser Ă partir dâeux-mĂȘmes plutĂŽt quâĂ partir de ce quâen dit lâĂtat. Parce que si demain lâĂtat sâeffondre comme beaucoup dâentre nous le souhaitent, les partisans de Daech ou dâAl-Qaeda ne sâeffondreront pas avec lui, de mĂȘme que le systĂšme immunitaire des humain.e.s nâentamera pas une soudaine mue salvatrice qui fera disparaĂźtre le coronavirus.
Et aussi parce que les victimes du djihadisme ne sont pas des idĂ©es ou des concepts, mais des gens bien rĂ©els dont il faut savoir entendre les cris de douleur quitte Ă parfois changer nos plans pour « mĂ©nager et respecter la douleur des familles ». Les mots ne sont pas de moi, ils sont du rappeur MĂ©dine qui explique pourquoi il a renoncĂ© Ă jouer au Bataclan fin 2018. Fin novembre 2015, jâaurais aimĂ© savoir faire preuve de la mĂȘme pudeur, du mĂȘme discernement que lui. Parce que franchement, cinq ans aprĂšs, je vois de lâentiĂšretĂ© et du courage dans le maintien de la manifestation du 29 novembre place de la RĂ©publique, mais aussi une part de dĂ©ni et dâabsence de recul stratĂ©gique.
Source: Paris-luttes.info