Lorsquâon laisse dans son dos la ville de Flagstaff (Arizona) et que lâon emprunte la route 89 qui mĂšne tout droit jusquâĂ Tuba City, on remarque Ă peine, au niveau de Gray Mountain, le panneau « Now entering Navajo Nation » signalant lâentrĂ©e de la plus grande rĂ©serve amĂ©rindienne des Ătats-Unis. Il faudra attendre un peu, ĂȘtre attentif aux hogans (maisons traditionnelles) qui parsĂšment le paysage, apercevoir peut-ĂȘtre une bergĂšre avec ses moutons, des vendeurs de pains frits ou de ragoĂ»t de mouton sur le bord de la route pour se rendre compte quâon est en terre navajo.
Au cĆur du Sud-Ouest Ă©tats-unien, les Navajos, ou DinĂ© (« le peuple ») comme ils se nomment eux-mĂȘmes, occupent un territoire aussi grand que lâIrlande. Tuba City, la plus grande ville de la rĂ©serve, ne compte pourtant que quelques rues. Sur lâavenue principale se succĂšdent des fast-foods, des stations-service et les bĂątiments officiels (musĂ©e, bibliothĂšque, administrations). Parmi eux, le tout nouveau Justice Center, inaugurĂ© en 2013, avec son imposante prison qui surplombe la ville. CoincĂ© entre cette prison et le tribunal, un petit Ă©difice octogonal construit en rondins de bois : il sâagit du hogan dans lequel se dĂ©roule les cĂ©rĂ©monies de peacemaking, la justice traditionnelle navajo.
VĂ©ritable Ătat dans lâĂtat, avec son propre gouvernement depuis 1923 (et un prĂ©sident Ă©lu tous les quatre ans), la nation navajo (173 000 habitants) est dotĂ©e dâune Cour suprĂȘme et de tribunaux bien Ă elle, mais aussi de la premiĂšre force de police indĂ©pendante chez les AmĂ©rindiens, popularisĂ©e par lâauteur de polars Tony Hillerman. Si les tribunaux implantĂ©s dans la rĂ©serve sont les fidĂšles rĂ©pliques de ceux des Ătats fĂ©dĂ©rĂ©s (state courts), le systĂšme de justice navajo ne sâest toutefois pas bornĂ© Ă reproduire les institutions Ă©tats-uniennes.
Câest au dĂ©but des annĂ©es 1980 que les Navajos dĂ©cident de rĂ©former leur systĂšme de justice. Les addictions et les violences conjugales font rage dans la rĂ©serve et face au constat dâĂ©chec de la justice classique, Nelson J. McCabe, alors ministre de la Justice de la nation navajo, diligente une enquĂȘte afin de trouver comment incorporer au systĂšme en place des Ă©lĂ©ments considĂ©rĂ©s comme plus traditionnels et donc mieux adaptĂ©s. Câest ainsi quâest instaurĂ© en 1982 le peacemaking navajo, sous le nom de DinĂ© traditional peacemaking (HĂłzhĂłji Naatâaah).
Les crimes les plus graves dĂ©pendent encore des tribunaux fĂ©dĂ©raux, mais pour le reste, les justiciables navajos ont dĂ©sormais le choix entre un jugement devant un tribunal tribal et le recours au peacemaking. Son but ? « Promouvoir un espace non accusatoire pour rĂ©soudre les conflits lorsque les deux parties impliquĂ©es sont volontaires » [1]. Il doit aboutir Ă un consensus et une Ă©ventuelle rĂ©paration dâordre financier ou symbolique. Le peacemaking navajo se dĂ©finit comme une justice communautaire dont la vocation nâest pas de punir mais de rĂ©parer.
Ici, pas de tribunal, pas de juges, ni de banc des accusĂ©s. Les sessions de peacemaking se tiennent dans le hogan dĂ©diĂ© et se dĂ©roulent, la plupart du temps, en langue navajo. AprĂšs la priĂšre qui ouvre la session, le peacemaker (naatâĂĄani) chargĂ© de conduire la sĂ©ance sâassure que les deux parties ont compris le conflit qui les a amenĂ©es ici. Puis, il invite dâautres personnes (des proches, des connaisseurs de la problĂ©matique en question…) Ă se joindre Ă eux. Les participants sont assis en cercle et le peacemaker guide la discussion qui se lance et veille au respect entre les participants. Il contribue aussi au dialogue en relançant le propos ou en demandant des prĂ©cisions, et fournit des enseignements traditionnels en lien avec le problĂšme rencontrĂ©. On attend notamment de lui quâil rapproche celui-ci dâun Ă©pisode du rĂ©cit mythique originel et il est frĂ©quent quâil Ă©voque aussi sa propre expĂ©rience. Contrairement Ă ce qui se passe dans une procĂ©dure contradictoire au tribunal, une place importante est ici laissĂ©e aux Ă©motions.
Il faut comprendre le peacemaking comme mode de rĂšglement des conflits et de restauration de lâharmonie ou hĂłzhÇ«Ì, concept-clĂ© de la pensĂ©e navajo. Si tous les dĂ©lits peuvent ĂȘtre traitĂ©s par le peacemaking, il est mobilisĂ©, le plus souvent, pour des infractions liĂ©es Ă la consommation et la vente dâalcool [2] ou bien des conflits de voisinage ou intrafamiliaux (divorces, gardes dâenfants). Mais le peacemaking peut aussi ĂȘtre appelĂ© Ă gĂ©rer des cas plus graves dâatteinte aux personnes et notamment de violences faites aux femmes [3]. Dans un contexte social difficile oĂč lâalcool et la mĂ©thamphĂ©tamine font de vĂ©ritables ravages dans la rĂ©serve [4], le peacemaking nâagit pas seul et est insĂ©rĂ© dans un rĂ©seau plus large dâaides sociales. Il permet bien souvent une prise de conscience du problĂšme (addiction, violence, etc.), agit comme un levier qui permet aux personnes dâaccepter de demander de lâaide et les oriente ensuite vers les services concernĂ©s (Alcooliques anonymes, thĂ©rapie conjugale, aide Ă la scolaritĂ©, travailleurs sociaux, etc.) qui continueront le travail. Ces organismes sont dâailleurs souvent mobilisĂ©s dĂšs la session de peacemaking pour se prĂ©senter et Ă©tablir un lien direct avec les personnes.
Pour accĂ©der au processus de peacemaking, les deux parties, leurs familles et leurs proches, doivent se porter volontaires et assister ensemble Ă la cĂ©rĂ©monie. Lâimportance du groupe est primordiale. Cette place laissĂ©e au collectif trouve son origine dans le concept navajo de KâĂ© qui dĂ©signe les relations et la solidaritĂ© entre un individu, sa famille et son environnement au sens large. Quand une personne ne respecte pas KâĂ©, les Navajos ont coutume de dire : « Il agit comme sâil nâavait pas de proches » â traduisant par lĂ lâĂ©goĂŻsme de celui qui ne se conforme pas aux usages et qui Ă©chappe au contrĂŽle social du groupe. Lâimportance de la communautĂ© se traduit aussi dans les termes employĂ©s : ici il nây a ni « victime » ni « agresseur » ; le peacemaking se refuse Ă ces catĂ©gorisations. « Toute personne peut commettre une infraction ou bien ĂȘtre une victime », rappelle dâailleurs le guide officiel du peacemaking, Ă©ditĂ© par le gouvernement navajo.
Le but nâest pas de condamner, mais de restaurer des relations sociales mises Ă mal et de faire retrouver aux individus des Ă©lĂ©ments identitaires navajos. Le peacemaking peut ĂȘtre ici envisagĂ© comme une extension du principe de responsabilitĂ© qui ne concerne plus lâindividu isolĂ©, mais la communautĂ© dans son ensemble. Ainsi, par le processus du peacemaâking, la communautĂ© permet à « lâaccusĂ© » de (re)trouver sa place.
Plus quâ(uniquement) un systĂšme de justice, le peacemaking doit donc ĂȘtre apprĂ©hendĂ© comme un dispositif qui permet de maintenir ou de rĂ©parer les relations dâinterconnaissance Ă lâĂ©chelle de la communautĂ©. Câest une fois que la parole sera libĂ©rĂ©e dans le groupe quâune entente pourra ĂȘtre trouvĂ©e.
Pour arriver Ă mener Ă bien le travail de mĂ©diation, mais aussi de transmission du rĂ©cit mythique, il y a un outil essentiel dans le processus sans lequel rien ne serait possible : la parole. « Les mots sont sacrĂ©s », professe le guide officiel du peacemaking. La parole, telle quâelle est envisagĂ©e, nâest pas distribuĂ©e comme dans un tribunal, elle est au contraire partagĂ©e. Le peacemaker parle, Ă©change, mais nâinterroge pas. Tout le contraire dâun juge. Si du hogan on voit le tribunal, les pratiques y sont bien diffĂ©rentes, souligne la peacemaker Fannie Kinlicheenie : « Ce nâest pas Ă un seul individu de dĂ©cider ce quâil va advenir de la vie de quelquâun, câest une dĂ©cision qui appartient Ă la communautĂ©. Ce sont les gens, les proches, la famille qui doivent avoir ce pouvoir. » Elle renchĂ©rit : « Je me suis toujours sentie mal Ă lâaise avec le fait que ce soit une seule personne qui dĂ©cide et qui ait lâautoritĂ©, le pouvoir de faire ce quâelle veut. Ăa doit ĂȘtre quelque chose de familial, dans la communautĂ©, particuliĂšrement la famille proche. »
La fin dâune cĂ©rĂ©monie de peacemaking est marquĂ©e par nĂĄlyééh, qui dĂ©signe la compensation dont la victime va bĂ©nĂ©ficier. Cette restitution est adressĂ©e Ă la victime et ses proches considĂ©rĂ©s comme Ă©galement affectĂ©s. Elle peut prendre la forme de mots (des excuses, une demande de pardon, une promesse de sâengager dans une dĂ©marche de soin), un dĂ©dommagement matĂ©riel (une somme dâargent ou un mouton Ă verser Ă lâautre partie) ou dâautres actes concrets (aller aider rĂ©guliĂšrement Ă couper du bois par exemple). NĂĄlyééh permet de reconnaĂźtre le prĂ©judice et de prĂ©venir toute forme de ressentiment, agissant ainsi pour restaurer les relations. « Si vous faites du tort Ă un individu, vous essayez de le rĂ©parer. Je suppose que, faute dâun meilleur terme, câest comme la restitution », explique Alice, responsable des relations publiques Ă la Cour suprĂȘme, guĂšre convaincue par cette traduction. En effet, nĂĄlyééh dĂ©passe lâaction de simplement rĂ©parer ou dĂ©dommager et contient lâidĂ©e de transformer du nĂ©gatif en positif, de sorte que les Navajos disent que câest par nĂĄlyééh que hĂłzhÇ«ÌÌ : lâharmonie est ainsi restaurĂ©e. Dans le peacemaking, la responsabilitĂ© est double : il y a Ă la fois un devoir de rĂ©paration, mais Ă©galement un devoir moral et social de restaurer hĂłzhÇ«Ì.
Importance du groupe, de la parole, rĂ©paration : le peacemaking navajo est souvent prĂ©sentĂ© comme appartenant Ă la famille des justices restauratrices [lire pp. VIII & IX] ; modĂšle qui met lâaccent sur la rĂ©paration et non la punition et qui laisse une place importante Ă la communautĂ© dans un processus participatif. Cette forme de justice, tout comme celle des ADR (Alternative Dispute Resolution), leur dĂ©clinaison au civil, se dĂ©veloppe de façon exponentielle ces derniĂšres dĂ©cennies et beaucoup dâobservateurs assimilent le peacemaking Ă ces mouvements. Le terme lui-mĂȘme renvoie dâailleurs Ă ce type de justice.
LâĂtat navajo ne sây trompe pas et fait la promotion de sa justice traditionnelle en ce sens : « La Nation navajo leader de la justice restauratrice » titrait en une le DinĂ© Justice, bulletin Ă©ditĂ© par le ministĂšre de la Justice navajo, en juillet 2012. Pourtant, parmi les praticiens et dĂ©fenseurs du peacemaking navajo, dâautres voix sâĂ©lĂšvent pour pointer les diffĂ©rences et affirmer lâidentitĂ© navajo de cette justice, comme celle de Robert Yazzie, ancien prĂ©sident de la Cour suprĂȘme navajo et fervent dĂ©fenseur du peacemaking : « Ce renouveau [du peacemaking] assure que la justice navajo restera la justice navajo, et non un systĂšme importĂ© ou imposĂ©, Ă©crit-il [5]. Le peacemaking navajo nâest pas une mĂ©thode alternative de rĂ©solution des conflits ; câest une mĂ©thode de justice traditionnelle que les Navajos utilisent depuis des temps immĂ©moriaux. » Robert Yazzie a dâailleurs forgĂ© le terme de ODR (Original Dispute Resolution) afin de signifier la diffĂ©rence entre le peacemaking et un mode alternatif de rĂ©solution des conflits non navajo. Il sâagit ici dâune critique Ă peine voilĂ©e de la mode des justices alternatives, dont la filiation avec la catĂ©gorie floue des justices autochtones est souvent affirmĂ©e.
En ce sens, la figure du peacemaker est sans doute la meilleure incarnation de cette diffĂ©rence entre le systĂšme navajo et dâautres modĂšles alternatifs. Ce sont bien souvent des aĂźnĂ©s navajos (des hommes autant que des femmes), toujours connus et reconnus dans leur communautĂ©. Ils sont Ă©lus par la population lors de rĂ©unions locales et choisis pour leur capacitĂ© dâĂ©coute, de calme et leur probitĂ© ; ils ne sont, en aucun cas, mĂ©diateurs professionnels. Contrairement Ă dâautres formes de mĂ©diations non navajos, le peacemaker nâest pas considĂ©rĂ© comme neutre. Il peut ĂȘtre reliĂ© aux parties impliquĂ©es par le rĂ©seau de parentĂ© ou lâaffiliation clanique. Il nâest pas considĂ©rĂ© comme un arbitre, mais plus comme un guide respectĂ©.
Davantage quâune nouvelle mĂ©thode de justice, le peacemaking est surtout un symbole de la spĂ©cificitĂ© cultuârelle ou identitaire navajo, dâoĂč lâimportance aux yeux de ses promoteurs quâil ne soit pas assimilĂ© Ă une forme gĂ©nĂ©rale de justice restauratrice, ce qui en rĂ©duirait la spĂ©cificitĂ©. Ainsi, de par ses particularitĂ©s et son caractĂšre traditionnel, revendiquĂ© par ses promoteurs et ses pratiquants, il est un moyen pour les Navajos de se rĂ©approprier un systĂšme juridique trop longtemps confisquĂ© et de tenter de dĂ©coloniser un systĂšme de justice qui leur a Ă©tĂ© imposĂ©.
Le peacemaking récupéré
Dâautres initiatives de peacemaking existent dans plusieurs nations amĂ©rindiennes aux Ătats-Unis. Ă une tout autre Ă©chelle que les Navajos, citons par exemple les nations yurok et quechan en Californie (respectivement 5 000 et 2 400 membres), protagonistes du film Tribal Justice dâAnne Makepeace (2017). Dans ce touchant documentaire, on suit le quotidien de deux juges, la charismatique Abby Abinanti et la plus jeune Claudette White dans leur volontĂ© de dĂ©velopper des systĂšmes de peacemaking et de sauver leurs concitoyens dâune justice punitive.
Mais, si le peacemaking et les initiatives de justices traditionnelles proposent des rĂ©sultats intĂ©ressants quand ils sont un outil de rĂ©appropriation dâune justice confisquĂ©e, quâen est-il quand ils deviennent les instruments de lâĂtat ?
Au Canada, oĂč les populations autochtones sont fortement impactĂ©es par le systĂšme pĂ©nal, des dispositifs de justice restauratrice inspirĂ©s de justices traditionnelles ont Ă©tĂ© mis en place, comme les cercles de guĂ©rison et les cercles de sentence. PlutĂŽt que de sâattaquer aux racines des problĂšmes sociaux et au racisme structurel qui entraĂźnent massivement les populations autochtones derriĂšre les barreaux, ces politiques visent Ă Ă©tablir une justice qui serait plus « culturellement » adaptĂ©e. Peu importe si ce « culturellement » pousse Ă implanter des cercles de sentence, inspirĂ©s des traditions de certains peuples amĂ©rindiens, auprĂšs dâautres populations, inuits par exemple, qui ne sâidentifient pas Ă ce genre de pratiques. Ainsi, avec ces expĂ©rimentations lâĂtat pourrait avoir trouvĂ© le moyen de lĂ©gitimer son intervention auprĂšs des populations autochtones.
Des critiques se font aujourdâhui entendre pour dĂ©noncer une justice rĂ©cupĂ©rĂ©e et imposĂ©e par le haut. Robert Yazzie, ancien prĂ©sident de la Cour suprĂȘme navajo, rĂ©sume cela, non sans ironie, en prenant un exemple de lâhĂ©misphĂšre Sud : « Le droit traditionnel maori a eu beaucoup dâinfluence sur les confĂ©rences familiales en Nouvelle-ZĂ©lande. Quâa fait le gouvernement nĂ©o-zĂ©landais ? PlutĂŽt que de dire aux Maoris : âAllez-y et utilisez vos mĂ©thodes traditionnelles de rĂ©solution des conflits, nous vous aiderons et reconnaĂźtrons votre dĂ©cisionâ, il a dit : âNous allons prendre votre procĂ©dure, lâincorporer, mĂȘme si ce nâest pas notre justice, et lâutiliser sur vous.â Les confĂ©rences familiales ont ensuite Ă©tĂ© essayĂ©es en Australie oĂč la police a dit : âHĂ©, les AborigĂšnes, nous avons une chouette procĂ©dure maorie pour vous ! Amenez vos enfants Ă la police.â [7] »
Cet entretien est tiré du dossier « La justice, peine perdue ? », publié dans le numéro 195 de CQFD, en kiosque du 5 février au 4 mars.
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Source: Cqfd-journal.org