Novembre 22, 2021
Par Lundi matin
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SystĂ©matiquement, Ă  chaque Ă©ruption de colĂšre dudit peuple colonisĂ©, quel que soit le siĂšcle envisagĂ©, quelle que soit la pĂ©riode, la surprise est totale. C’est que, comme le souligne Nicholas Thomas dans la somme Les OcĂ©aniens, parue en 2020 aux Ă©ditions Anacharsis, « en dĂ©pit de violences sporadiques autour des avant-postes europĂ©ens, [Ă  partir de 1850] NoumĂ©a devint l’enclave d’une sociĂ©tĂ© coloniale introvertie, rythmĂ©e par une routine de bals et de concerts, oĂč l’on s’efforçait de suivre la mode parisienne autant que la distance le permettait. On pensait peu aux Kanak et Ă  ce qu’ils pourraient devenir. (
) C’était, d’une certaine façon, un non-sens : les Kanak Ă©taient prĂ©sents dans toutes les sphĂšres de l’économie coloniale. Par ailleurs, surtout dans les milieux urbains protĂ©gĂ©s, cette insouciance participait d’une rĂ©elle myopie, d’une incapacitĂ© Ă  reconnaĂźtre les habitants de la colonie et Ă  admettre les tensions que cette prĂ©sence engendrait inexorablement. Â»




Cette fois encore, cette annĂ©e encore, le problĂšme est censĂ© ĂȘtre « rĂ©glĂ© Â», ou en passe de l’ĂȘtre enfin « dĂ©finitivement Â». L’évĂšnement Covid a laissĂ© un rĂ©pit au moment opportun afin que les bars et les restaurants rouvrent sur la Baie des Citrons et l’Anse Vata, les deux plages des « Quartiers Sud Â» de NoumĂ©a. La routine des bals et des concerts, mais aussi des beuveries rituelles du vendredi et du samedi soir, a pu reprendre. L’insouciance et la myopie rĂšgnent Ă  nouveau en maĂźtres. Tout juste, sur place, flotte-t-il un parfum de calme et d’apathie paradoxales. La fin de l’Accord de NoumĂ©a – signĂ© en 1998, dix ans aprĂšs la fin des « Ă‰vĂšnements Â» et de la quasi-guerre civile qui secouait l’archipel – approche. C’est ce texte qui prĂ©cise les modalitĂ©s du processus de dĂ©colonisation supervisĂ© par l’Onu.

« Voulez-vous que la Nouvelle-CalĂ©donie accĂšde Ă  la pleine souverainetĂ© et devienne indĂ©pendante ? Â»  : sur place, les citoyens concernĂ©s commencent Ă  connaĂźtre la question. Pour la troisiĂšme fois depuis 2018, les Ă©lecteurs du corps Ă©lectoral spĂ©cial devront y rĂ©pondre par Oui ou par Non. Ce sera le 12 dĂ©cembre prochain. La derniĂšre consultation sur l’avenir institutionnel de cet archipel mĂ©lanĂ©sien dans l’ocĂ©an Pacifique sud aura donc bien lieu, malgrĂ© les crise sanitaire, Ă©conomique et politique, qui sĂ©vissent sur place – ainsi que l’a confirmĂ© le haut-commissaire de la rĂ©publique (l’équivalent du prĂ©fet dans cette collectivitĂ© autonome), Patrice Faure, le 12 novembre dernier.

Contrairement aux prĂ©cĂ©dents scrutins (2018 et 2020 : 43 puis 47% pour le Oui et 57 et 53% en faveur du Non), Ă  moins d’un mois de l’échĂ©ance, aucune effervescence n’est perceptible dans les rues de NoumĂ©a. Aucun drapeau Kanaky ou Bleu-blanc-rouge ne flotte Ă  l’arriĂšre des picks-up ou sur les bords des routes. Loin des joyeuses dĂ©clarations de positionnement et de ferveur pour un camp ou pour un autre, c’est dans une Ăšre craintive de confusion et de paradoxes en apparence insolubles que la Nouvelle-CalĂ©donie et ses 270 000 habitants ont pĂ©nĂ©trĂ©.

DĂšs le mois d’avril dernier, comme ils en avaient la possibilitĂ© grĂące Ă  l’Accord de NoumĂ©a, les indĂ©pendantistes Ă©lus Ă  l’AssemblĂ©e locale ont demandĂ© Ă  l’État l’organisation d’un dernier rĂ©fĂ©rendum. « Nous nous sommes fiĂ©s Ă  la parole d’Édouard Philippe (ancien premier ministre français, en charge du dossier calĂ©donien au gouvernement français jusqu’en juillet 2020), qui nous a assurĂ© Ă  Paris qu’il n’y aurait pas de rĂ©fĂ©rendum entre septembre 2021 et aoĂ»t 2022, se souvient Johanito Wamytan, responsable politique au CongrĂšs de Nouvelle-CalĂ©donie pour le Front de libĂ©ration nationale Kanak socialiste (FLNKS). Nous ne nous sommes pas dĂ©filĂ©, nous Ă©tions dans une dynamique de victoire, nous sommes passĂ©s de 43 Ă  47%. Nous avions de la marge. Â»

L’idĂ©e et la promesse avancĂ©es par Edouard Philippe Ă©taient d’éviter que les enjeux de la dĂ©colonisation de l’archipel ne s’entrechoquent avec les thĂ©matiques françaises Ă©lectorales et la campagne prĂ©sidentielle de mai 2022. Las, cette parole n’a pas Ă©tĂ© tenue. Le gouvernement français, par la voix du nouveau ministre en charge de ce dossier, celui des Outre-mer, SĂ©bastien Lecornu, a annoncĂ© en juin 2021 que le troisiĂšme et dernier rĂ©fĂ©rendum aurait bien lieu en 2021 « mĂȘme si la date ne fait pas consensus Â», concĂ©dait-il Ă  l’époque. N’écrivait-il pas sur Twitter le 14 novembre 2021 que «  c’est sous ce quinquennat qu’il nous revient d’appliquer la fin de cet accord, signĂ© en 1998, et d’imaginer le jour d’aprĂšs Â» ? « Sous ce quinquennat Â», celui d’Emmanuel Macron, le prĂ©sident qui Ă©tait Ă  OuvĂ©a « trente ans aprĂšs Â», en mai 2018. La transparence est totale sur ce point au moins : l’objectif affichĂ© par la tĂȘte de l’exĂ©cutif français est de solder l’Accord de NoumĂ©a et le processus de dĂ©colonisation en une seule mandature.

Entre l’annonce de la tenue du rĂ©fĂ©rendum et le mois de septembre 21, l’évĂšnement Covid a encore dĂ©tĂ©riorĂ© une situation politique dĂ©jĂ  bien mal en point. « Aujourd’hui, les conditions sont loin d’ĂȘtre rĂ©unies pour aborder sereinement la troisiĂšme consultation, Ă©crivaient encore mardi 16 novembre 2021 dans un communiquĂ© commun toutes les composantes du Front de libĂ©ration nationale kanak et socialiste (FLNKS, indĂ©pendantiste). En effet, la situation sanitaire n’est pas stabilisĂ©e et le risque de seconde vague est encore bien prĂ©sent et tangible. Aujourd’hui, la majeure partie des personnes dĂ©cĂ©dĂ©es de la Covid sont des OcĂ©aniens dont la plus grande partie des Kanak. Â»

Les Kanak, l’un des deux peuples autochtones sous administration française – au regard des critĂšres de l’Onu, avec les peuples premiers d’Amazonie, en Guyane – a Ă©tĂ© touchĂ© en plein cƓur par l’évĂšnement Covid, ses consĂ©quences sur le plan des libertĂ©s publiques, ses morts aussi. Le SĂ©nat coutumier, une institution qui tente avec la bienveillance de la France de faire le lien entre « la politique Â» et la coutume – cet ensemble de rĂšgles et d’interdits qui permettent la vie traditionnelle du peuple autochtone – a dĂ©crĂ©tĂ© « un an de deuil national Â».

Au plus fort de la crise, certaines personnes ont Ă©tĂ© enterrĂ©es en moins d’une journĂ©e, en prĂ©sence de moins d’une dizaine de proches. Un vĂ©ritable traumatisme : pour en prendre la mesure il faut relire la parole du leader indĂ©pendantiste assassinĂ© en 1989, Jean-Marie Tjibaou. Dans un discours retranscrit dans le livre « PrĂ©sence Kanak Â», alors qu’il s’adressait depuis la France Ă  un public de Français, il disait : « Chez vous, le code du travail donne un jour de congĂ© pour les enterrements. Un jour, cela veut dire que vous avez droit Ă  cette journĂ©e… mais demain vous ĂȘtes au boulot. Dans notre systĂšme, le jour de la mort, on va faire la coutume, on va Ă  l’enterrement, on sort, le chef de coutume va dire : “Bon, on va se rassembler demain.” Et lĂ , on va rassembler pour faire ensemble l’affaire du deuil, mettre ensemble les cadeaux, donner aux oncles maternels, parce que je vous ai dit que quand l’enfant naĂźt, on donne la coutume Ă  la mĂšre. Et quand cette personne-lĂ  va mourir on va rendre la « dĂ©pouille Â» ; ça appartient aux oncles maternels, on va la leur rendre. Il faut faire des cĂ©rĂ©monies pour cela. Et on passe du temps. Quelquefois beaucoup de temps. Â»

MĂȘme si les partisans du maintien de la Nouvelle-CalĂ©donie dans la France ne l’ont pas compris, il faut « du temps Â» au peuple premier. MĂȘme s’ils ont accusĂ© les Kanak de se servir de « l’excuse Â» du deuil pour justifier qu’ils avaient « peur de perdre le rĂ©fĂ©rendum Â», les Kanak et le FLNKS ont parlĂ© d’une voix unie. En bloc, les indĂ©pendantistes « appellent les CalĂ©doniens Ă  ne pas participer Ă  cette consultation. Â»

Cet appel Ă  la non-participation – et non pas au boycott actif comme cela a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© le cas dans le passĂ© et le prĂ©lude Ă  de terribles violences prĂ© ou post-Ă©lectorales – est apprĂ©ciĂ© de façon trĂšs diverse dans la population et au sein de la classe politique calĂ©donienne et française.

Les partisans du Non, favorables au maintien de la Nouvelle-CalĂ©donie dans la France, se sont pour leur part rĂ©jouis du maintien Ă  tout crin de l’organisation de ce scrutin au 12 dĂ©cembre 2021. « Le chef de l’Etat en respectant sa parole et en ne cĂ©dant pas aux menaces des indĂ©pendantistes nous a dĂ©montrĂ© qu’il tenait Ă  la CalĂ©donie et qu’il l’aimait, a rĂ©agi publiquement la cheffe de file des Loyalistes (non-indĂ©pendantistes, droite), Sonia BackĂšs. Le 12 dĂ©cembre nous irons voter Non Ă  l’indĂ©pendance, en sĂ©curitĂ©, pour ouvrir enfin une nouvelle page de la Nouvelle-CalĂ©donie. Â»

Pour le gouvernement français et le ministre des Outre-mer SĂ©bastien Lecornu, le deuil du peuple autochtone, leur opinion sur le fait que mener campagne alors que les rassemblements de plus de trente personnes sont interdits ne constituent pas mĂȘme un sujet.

« La non-participation est un droit en dĂ©mocratie, a tranchĂ© SĂ©bastien Lecornu le 14 novembre 2021, sur le plateau d’Europe 1. Cela n’altĂ©rera pas la sincĂ©ritĂ© du scrutin. Â» Avait-il conscience que ce faisant il citait mot pour mot et reprenait mĂȘme les expressions faciales de Bernard Pons, ministre des Outre-mer de Jacques Chirac, lors d’un scrutin boycottĂ© en 1987 ? L’a-t-il fait exprĂšs  ?

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Lors d’un « ComitĂ© stratĂ©gique indĂ©pendantiste de non participation Â», une structure fondĂ©e pour l’occasion, les responsables politiques Kanak indĂ©pendantistes ont dĂ©plorĂ© que le Premier ministre Jean Castex a dĂ©clarĂ© Ă  Paris le 22 octobre 21 son « souhait fort que le choix des CalĂ©doniens soit celui de la France Â». Pour les Kanak, c’est la preuve que l’État est « sorti de sa neutralitĂ© Â». Jeudi 18 novembre, Alosio Sako, prĂ©sident du Rassemblement dĂ©mocratique ocĂ©anien (RDO), figure du mouvement indĂ©pendantiste et membre de ce ComitĂ© stratĂ©gique, a assurĂ© que « le 13 dĂ©cembre, le FLNKS viendra Ă  la table des discussions mais pour parler d’indĂ©pendance et pas d’autre chose Â».

La sĂ©curitĂ©, que Sonia BackĂšs Ă©voque dans sa prise de parole, n’est pas le seul enjeu de l’organisation du rĂ©fĂ©rendum. MĂȘme s’ils ont d’ores et dĂ©jĂ  annoncĂ© qu’ils n’empĂȘcheraient pas la tenue de la consultation, les maires indĂ©pendantistes ne fourniront pas d’assesseurs dans les bureaux de vote le jour J. « Nous ne serons pas dans les bureaux de vote, confirme Johanito Wamytan. Pour rendre compte, nous comptons sur les observateurs de l’Onu. Â»

Quinze observateurs de la 4Ăš commission de l’Onu, consacrĂ©e aux territoires dĂ©crits comme « non-autonomes Â», « Ă  dĂ©coloniser Â», sont attendus dans l’archipel avant la fin du mois de novembre 2021. Ils seront rejoints quelques jours plus tard par les observateurs de la France, 250 conseillers d’état et magistrats, un par bureau de vote, censĂ©s garantir la bonne tenue du scrutin. Et son caractĂšre incontestable.

Pas de quoi convaincre les indĂ©pendantistes, qui ont dĂ©jĂ  annoncĂ© Ă  plusieurs reprises qu’ils allaient porter le dossier devant les plus hautes instances internationales. Ils considĂšrent d’ores et dĂ©jĂ  que le rĂ©sultat du scrutin du 12 dĂ©cembre 21 n’aura absolument aucune valeur, que cette consultation « sans le peuple colonisĂ© Â» ne vaut rien.

« RĂ©fĂ©rendum-bidon Â», « boycott Â», « situation dĂ©finitivement clarifiĂ©e Â», « droit Ă  l’indĂ©pendance Â», « droit Ă  l’abstention Â», « sincĂ©ritĂ© du scrutin Â», « sĂ©curitĂ© du scrutin Â» : le champ lexical du mois de novembre 2021 dans l’espace public calĂ©donien est exactement le mĂȘme que celui de novembre 1987. Des annĂ©es 80, en somme. N’en dĂ©plaise Ă  tous ceux qui voudraient « sortir des schĂ©mas des annĂ©es 80 Â», qui portent l’incantation Ă  « changer de logiciel Â».

En Nouvelle-CalĂ©donie, dans la rue, Ă  la radio, Ă  la tĂ©lĂ©vision, autour des tables recouvertes de toiles cirĂ©es dans les maisons, la rĂ©alitĂ© est encore plus difficile Ă  assumer que ce lieu commun, cette rengaine des « annĂ©es 80 Â»  : c’est la rĂ©miniscence atroce et aussi irrĂ©pressible qu’indicible de la bataille d’Alger.

Quelque part, au fond des tĂȘtes, il y a la peur des « Ă‰vĂšnements Â», cet horrible euphĂ©misme qui n’en est pas un, qui s’applique partout, de « NoumĂ©a la Blanche Â» Ă  « Alger la Blanche Â».

Dans ces deux villes, qui sont devenues au fil du temps une mĂȘme « enclave coloniale introvertie Â», on craint que les indigĂšnes ne rĂ©pĂštent un mĂȘme « soulĂšvement Â». Pourquoi ? Parce que la France n’a tentĂ© que deux fois la « colonie de peuplement Â», cette politique publique qui vise Ă  changer la composition ethnique d’un pays dominĂ©. Et la fois oĂč ce n’était pas en Nouvelle-CalĂ©donie cela s’est terminĂ© par un FLN. Il Ă©tait question, comme aujourd’hui en OcĂ©anie, dans les discussions autour des toiles cirĂ©es et sous les bois prĂ©cieux du haut-commissariat de la rĂ©publique, de prendre « la valise ou le cercueil Â». Il Ă©tait question de l’armĂ©e dans les rues tenant des checkpoints et effectuant des contrĂŽles en fonction de la race.

PointĂ©e du doigt par l’assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations Unies pour « l’affaire algĂ©rienne Â» comme dans la « question de l’üle comorienne de Mayotte Â», la France ne parvient pas Ă  rĂ©ussir de dĂ©colonisation. La seule issue Ă  ces tentatives avortĂ©es est l’horizon indĂ©passable de l’assimilation et de la violence. PerpĂ©tuelle. Toujours inĂ©vitable, toujours surprenante.

Faizen Wea, de la tribu de Gossanah sur l’üle d’OuvĂ©a, a la tĂȘte des mauvais jours en ce mois de novembre 2021. Sur son visage, on peut discerner les traces d’épreuves rĂ©centes. Et insurmontables. À un ami, il dit : « Nous n’abandonnons pas l’idĂ©e d’ĂȘtre libres et indĂ©pendants. Nous ne voulons pas rester dans la France parce que nous ne supportons pas l’idĂ©e que le peuple Kanak soit noyĂ© dans le peuple français. Le peuple Kanak doit ĂȘtre connu du monde entier. Il a droit Ă  sa libertĂ© et Ă  son pays. Comme les autres Ăźles du Pacifique. Comme les autres peuples de MĂ©lanĂ©sie. Son temps viendra. Â»

Julien SARTRE




Source: Lundi.am