SystĂ©matiquement, Ă chaque Ă©ruption de colĂšre dudit peuple colonisĂ©, quel que soit le siĂšcle envisagĂ©, quelle que soit la pĂ©riode, la surprise est totale. Câest que, comme le souligne Nicholas Thomas dans la somme Les OcĂ©aniens, parue en 2020 aux Ă©ditions Anacharsis, « en dĂ©pit de violences sporadiques autour des avant-postes europĂ©ens, [Ă partir de 1850] NoumĂ©a devint lâenclave dâune sociĂ©tĂ© coloniale introvertie, rythmĂ©e par une routine de bals et de concerts, oĂč lâon sâefforçait de suivre la mode parisienne autant que la distance le permettait. On pensait peu aux Kanak et Ă ce quâils pourraient devenir. (âŠ) CâĂ©tait, dâune certaine façon, un non-sens : les Kanak Ă©taient prĂ©sents dans toutes les sphĂšres de lâĂ©conomie coloniale. Par ailleurs, surtout dans les milieux urbains protĂ©gĂ©s, cette insouciance participait dâune rĂ©elle myopie, dâune incapacitĂ© Ă reconnaĂźtre les habitants de la colonie et Ă admettre les tensions que cette prĂ©sence engendrait inexorablement. »
Cette fois encore, cette annĂ©e encore, le problĂšme est censĂ© ĂȘtre « rĂ©glĂ© », ou en passe de lâĂȘtre enfin « dĂ©finitivement ». LâĂ©vĂšnement Covid a laissĂ© un rĂ©pit au moment opportun afin que les bars et les restaurants rouvrent sur la Baie des Citrons et lâAnse Vata, les deux plages des « Quartiers Sud » de NoumĂ©a. La routine des bals et des concerts, mais aussi des beuveries rituelles du vendredi et du samedi soir, a pu reprendre. Lâinsouciance et la myopie rĂšgnent Ă nouveau en maĂźtres. Tout juste, sur place, flotte-t-il un parfum de calme et dâapathie paradoxales. La fin de lâAccord de NoumĂ©a â signĂ© en 1998, dix ans aprĂšs la fin des « ĂvĂšnements » et de la quasi-guerre civile qui secouait lâarchipel â approche. Câest ce texte qui prĂ©cise les modalitĂ©s du processus de dĂ©colonisation supervisĂ© par lâOnu.
« Voulez-vous que la Nouvelle-CalĂ©donie accĂšde Ă la pleine souverainetĂ© et devienne indĂ©pendante ? » : sur place, les citoyens concernĂ©s commencent Ă connaĂźtre la question. Pour la troisiĂšme fois depuis 2018, les Ă©lecteurs du corps Ă©lectoral spĂ©cial devront y rĂ©pondre par Oui ou par Non. Ce sera le 12 dĂ©cembre prochain. La derniĂšre consultation sur lâavenir institutionnel de cet archipel mĂ©lanĂ©sien dans lâocĂ©an Pacifique sud aura donc bien lieu, malgrĂ© les crise sanitaire, Ă©conomique et politique, qui sĂ©vissent sur place – ainsi que lâa confirmĂ© le haut-commissaire de la rĂ©publique (lâĂ©quivalent du prĂ©fet dans cette collectivitĂ© autonome), Patrice Faure, le 12 novembre dernier.
Contrairement aux prĂ©cĂ©dents scrutins (2018 et 2020 : 43 puis 47% pour le Oui et 57 et 53% en faveur du Non), Ă moins dâun mois de lâĂ©chĂ©ance, aucune effervescence nâest perceptible dans les rues de NoumĂ©a. Aucun drapeau Kanaky ou Bleu-blanc-rouge ne flotte Ă lâarriĂšre des picks-up ou sur les bords des routes. Loin des joyeuses dĂ©clarations de positionnement et de ferveur pour un camp ou pour un autre, câest dans une Ăšre craintive de confusion et de paradoxes en apparence insolubles que la Nouvelle-CalĂ©donie et ses 270 000 habitants ont pĂ©nĂ©trĂ©.
DĂšs le mois dâavril dernier, comme ils en avaient la possibilitĂ© grĂące Ă lâAccord de NoumĂ©a, les indĂ©pendantistes Ă©lus Ă lâAssemblĂ©e locale ont demandĂ© Ă lâĂtat lâorganisation dâun dernier rĂ©fĂ©rendum. « Nous nous sommes fiĂ©s Ă la parole dâĂdouard Philippe (ancien premier ministre français, en charge du dossier calĂ©donien au gouvernement français jusquâen juillet 2020), qui nous a assurĂ© Ă Paris quâil nây aurait pas de rĂ©fĂ©rendum entre septembre 2021 et aoĂ»t 2022, se souvient Johanito Wamytan, responsable politique au CongrĂšs de Nouvelle-CalĂ©donie pour le Front de libĂ©ration nationale Kanak socialiste (FLNKS). Nous ne nous sommes pas dĂ©filĂ©, nous Ă©tions dans une dynamique de victoire, nous sommes passĂ©s de 43 Ă 47%. Nous avions de la marge. »
LâidĂ©e et la promesse avancĂ©es par Edouard Philippe Ă©taient dâĂ©viter que les enjeux de la dĂ©colonisation de lâarchipel ne sâentrechoquent avec les thĂ©matiques françaises Ă©lectorales et la campagne prĂ©sidentielle de mai 2022. Las, cette parole nâa pas Ă©tĂ© tenue. Le gouvernement français, par la voix du nouveau ministre en charge de ce dossier, celui des Outre-mer, SĂ©bastien Lecornu, a annoncĂ© en juin 2021 que le troisiĂšme et dernier rĂ©fĂ©rendum aurait bien lieu en 2021 « mĂȘme si la date ne fait pas consensus », concĂ©dait-il Ă lâĂ©poque. NâĂ©crivait-il pas sur Twitter le 14 novembre 2021 que « câest sous ce quinquennat quâil nous revient dâappliquer la fin de cet accord, signĂ© en 1998, et dâimaginer le jour dâaprĂšs » ? « Sous ce quinquennat », celui dâEmmanuel Macron, le prĂ©sident qui Ă©tait Ă OuvĂ©a « trente ans aprĂšs », en mai 2018. La transparence est totale sur ce point au moins : lâobjectif affichĂ© par la tĂȘte de lâexĂ©cutif français est de solder lâAccord de NoumĂ©a et le processus de dĂ©colonisation en une seule mandature.
Entre lâannonce de la tenue du rĂ©fĂ©rendum et le mois de septembre 21, lâĂ©vĂšnement Covid a encore dĂ©tĂ©riorĂ© une situation politique dĂ©jĂ bien mal en point. « Aujourdâhui, les conditions sont loin dâĂȘtre rĂ©unies pour aborder sereinement la troisiĂšme consultation, Ă©crivaient encore mardi 16 novembre 2021 dans un communiquĂ© commun toutes les composantes du Front de libĂ©ration nationale kanak et socialiste (FLNKS, indĂ©pendantiste). En effet, la situation sanitaire nâest pas stabilisĂ©e et le risque de seconde vague est encore bien prĂ©sent et tangible. Aujourdâhui, la majeure partie des personnes dĂ©cĂ©dĂ©es de la Covid sont des OcĂ©aniens dont la plus grande partie des Kanak. »
Les Kanak, lâun des deux peuples autochtones sous administration française – au regard des critĂšres de lâOnu, avec les peuples premiers dâAmazonie, en Guyane – a Ă©tĂ© touchĂ© en plein cĆur par lâĂ©vĂšnement Covid, ses consĂ©quences sur le plan des libertĂ©s publiques, ses morts aussi. Le SĂ©nat coutumier, une institution qui tente avec la bienveillance de la France de faire le lien entre « la politique » et la coutume â cet ensemble de rĂšgles et dâinterdits qui permettent la vie traditionnelle du peuple autochtone â a dĂ©crĂ©tĂ© « un an de deuil national ».
Au plus fort de la crise, certaines personnes ont Ă©tĂ© enterrĂ©es en moins dâune journĂ©e, en prĂ©sence de moins dâune dizaine de proches. Un vĂ©ritable traumatisme : pour en prendre la mesure il faut relire la parole du leader indĂ©pendantiste assassinĂ© en 1989, Jean-Marie Tjibaou. Dans un discours retranscrit dans le livre « PrĂ©sence Kanak », alors quâil sâadressait depuis la France Ă un public de Français, il disait : « Chez vous, le code du travail donne un jour de congĂ© pour les enterrements. Un jour, cela veut dire que vous avez droit Ă cette journĂ©e… mais demain vous ĂȘtes au boulot. Dans notre systĂšme, le jour de la mort, on va faire la coutume, on va Ă lâenterrement, on sort, le chef de coutume va dire : âBon, on va se rassembler demain.â Et lĂ , on va rassembler pour faire ensemble lâaffaire du deuil, mettre ensemble les cadeaux, donner aux oncles maternels, parce que je vous ai dit que quand lâenfant naĂźt, on donne la coutume Ă la mĂšre. Et quand cette personne-lĂ va mourir on va rendre la « dĂ©pouille » ; ça appartient aux oncles maternels, on va la leur rendre. Il faut faire des cĂ©rĂ©monies pour cela. Et on passe du temps. Quelquefois beaucoup de temps. »
MĂȘme si les partisans du maintien de la Nouvelle-CalĂ©donie dans la France ne lâont pas compris, il faut « du temps » au peuple premier. MĂȘme sâils ont accusĂ© les Kanak de se servir de « lâexcuse » du deuil pour justifier quâils avaient « peur de perdre le rĂ©fĂ©rendum », les Kanak et le FLNKS ont parlĂ© dâune voix unie. En bloc, les indĂ©pendantistes « appellent les CalĂ©doniens Ă ne pas participer Ă cette consultation. »
Cet appel Ă la non-participation â et non pas au boycott actif comme cela a dĂ©jĂ Ă©tĂ© le cas dans le passĂ© et le prĂ©lude Ă de terribles violences prĂ© ou post-Ă©lectorales â est apprĂ©ciĂ© de façon trĂšs diverse dans la population et au sein de la classe politique calĂ©donienne et française.
Les partisans du Non, favorables au maintien de la Nouvelle-CalĂ©donie dans la France, se sont pour leur part rĂ©jouis du maintien Ă tout crin de lâorganisation de ce scrutin au 12 dĂ©cembre 2021. « Le chef de lâEtat en respectant sa parole et en ne cĂ©dant pas aux menaces des indĂ©pendantistes nous a dĂ©montrĂ© quâil tenait Ă la CalĂ©donie et quâil lâaimait, a rĂ©agi publiquement la cheffe de file des Loyalistes (non-indĂ©pendantistes, droite), Sonia BackĂšs. Le 12 dĂ©cembre nous irons voter Non Ă lâindĂ©pendance, en sĂ©curitĂ©, pour ouvrir enfin une nouvelle page de la Nouvelle-CalĂ©donie. »
Pour le gouvernement français et le ministre des Outre-mer SĂ©bastien Lecornu, le deuil du peuple autochtone, leur opinion sur le fait que mener campagne alors que les rassemblements de plus de trente personnes sont interdits ne constituent pas mĂȘme un sujet.
« La non-participation est un droit en dĂ©mocratie, a tranchĂ© SĂ©bastien Lecornu le 14 novembre 2021, sur le plateau dâEurope 1. Cela nâaltĂ©rera pas la sincĂ©ritĂ© du scrutin. » Avait-il conscience que ce faisant il citait mot pour mot et reprenait mĂȘme les expressions faciales de Bernard Pons, ministre des Outre-mer de Jacques Chirac, lors dâun scrutin boycottĂ© en 1987 ? Lâa-t-il fait exprĂšs ?
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Lors dâun « ComitĂ© stratĂ©gique indĂ©pendantiste de non participation », une structure fondĂ©e pour lâoccasion, les responsables politiques Kanak indĂ©pendantistes ont dĂ©plorĂ© que le Premier ministre Jean Castex a dĂ©clarĂ© Ă Paris le 22 octobre 21 son « souhait fort que le choix des CalĂ©doniens soit celui de la France ». Pour les Kanak, câest la preuve que lâĂtat est « sorti de sa neutralitĂ© ». Jeudi 18 novembre, Alosio Sako, prĂ©sident du Rassemblement dĂ©mocratique ocĂ©anien (RDO), figure du mouvement indĂ©pendantiste et membre de ce ComitĂ© stratĂ©gique, a assurĂ© que « le 13 dĂ©cembre, le FLNKS viendra Ă la table des discussions mais pour parler dâindĂ©pendance et pas dâautre chose ».
La sĂ©curitĂ©, que Sonia BackĂšs Ă©voque dans sa prise de parole, nâest pas le seul enjeu de lâorganisation du rĂ©fĂ©rendum. MĂȘme sâils ont dâores et dĂ©jĂ annoncĂ© quâils nâempĂȘcheraient pas la tenue de la consultation, les maires indĂ©pendantistes ne fourniront pas dâassesseurs dans les bureaux de vote le jour J. « Nous ne serons pas dans les bureaux de vote, confirme Johanito Wamytan. Pour rendre compte, nous comptons sur les observateurs de lâOnu. »
Quinze observateurs de la 4Ăš commission de lâOnu, consacrĂ©e aux territoires dĂ©crits comme « non-autonomes », « Ă dĂ©coloniser », sont attendus dans lâarchipel avant la fin du mois de novembre 2021. Ils seront rejoints quelques jours plus tard par les observateurs de la France, 250 conseillers dâĂ©tat et magistrats, un par bureau de vote, censĂ©s garantir la bonne tenue du scrutin. Et son caractĂšre incontestable.
Pas de quoi convaincre les indĂ©pendantistes, qui ont dĂ©jĂ annoncĂ© Ă plusieurs reprises quâils allaient porter le dossier devant les plus hautes instances internationales. Ils considĂšrent dâores et dĂ©jĂ que le rĂ©sultat du scrutin du 12 dĂ©cembre 21 nâaura absolument aucune valeur, que cette consultation « sans le peuple colonisĂ© » ne vaut rien.
« RĂ©fĂ©rendum-bidon », « boycott », « situation dĂ©finitivement clarifiĂ©e », « droit Ă lâindĂ©pendance », « droit Ă lâabstention », « sincĂ©ritĂ© du scrutin », « sĂ©curitĂ© du scrutin » : le champ lexical du mois de novembre 2021 dans lâespace public calĂ©donien est exactement le mĂȘme que celui de novembre 1987. Des annĂ©es 80, en somme. Nâen dĂ©plaise Ă tous ceux qui voudraient « sortir des schĂ©mas des annĂ©es 80 », qui portent lâincantation à « changer de logiciel ».
En Nouvelle-CalĂ©donie, dans la rue, Ă la radio, Ă la tĂ©lĂ©vision, autour des tables recouvertes de toiles cirĂ©es dans les maisons, la rĂ©alitĂ© est encore plus difficile Ă assumer que ce lieu commun, cette rengaine des « annĂ©es 80 » : câest la rĂ©miniscence atroce et aussi irrĂ©pressible quâindicible de la bataille dâAlger.
Quelque part, au fond des tĂȘtes, il y a la peur des « ĂvĂšnements », cet horrible euphĂ©misme qui nâen est pas un, qui sâapplique partout, de « NoumĂ©a la Blanche » à « Alger la Blanche ».
Dans ces deux villes, qui sont devenues au fil du temps une mĂȘme « enclave coloniale introvertie », on craint que les indigĂšnes ne rĂ©pĂštent un mĂȘme « soulĂšvement ». Pourquoi ? Parce que la France nâa tentĂ© que deux fois la « colonie de peuplement », cette politique publique qui vise Ă changer la composition ethnique dâun pays dominĂ©. Et la fois oĂč ce nâĂ©tait pas en Nouvelle-CalĂ©donie cela sâest terminĂ© par un FLN. Il Ă©tait question, comme aujourdâhui en OcĂ©anie, dans les discussions autour des toiles cirĂ©es et sous les bois prĂ©cieux du haut-commissariat de la rĂ©publique, de prendre « la valise ou le cercueil ». Il Ă©tait question de lâarmĂ©e dans les rues tenant des checkpoints et effectuant des contrĂŽles en fonction de la race.
PointĂ©e du doigt par lâassemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations Unies pour « lâaffaire algĂ©rienne » comme dans la « question de lâĂźle comorienne de Mayotte », la France ne parvient pas Ă rĂ©ussir de dĂ©colonisation. La seule issue Ă ces tentatives avortĂ©es est lâhorizon indĂ©passable de lâassimilation et de la violence. PerpĂ©tuelle. Toujours inĂ©vitable, toujours surprenante.
Faizen Wea, de la tribu de Gossanah sur lâĂźle dâOuvĂ©a, a la tĂȘte des mauvais jours en ce mois de novembre 2021. Sur son visage, on peut discerner les traces dâĂ©preuves rĂ©centes. Et insurmontables. Ă un ami, il dit : « Nous nâabandonnons pas lâidĂ©e dâĂȘtre libres et indĂ©pendants. Nous ne voulons pas rester dans la France parce que nous ne supportons pas lâidĂ©e que le peuple Kanak soit noyĂ© dans le peuple français. Le peuple Kanak doit ĂȘtre connu du monde entier. Il a droit Ă sa libertĂ© et Ă son pays. Comme les autres Ăźles du Pacifique. Comme les autres peuples de MĂ©lanĂ©sie. Son temps viendra. »
Julien SARTRE
Source: Lundi.am