Il nâa finalement pas Ă©tĂ© possible de rĂ©pondre. On a eu Dallas Ă Melbourne pendant dix jours, mais le champion a Ă©tĂ© Ă©vacuĂ© fissa par les ministres de lâimmigration (lâancien et le nouveau), aprĂšs que lâadministration australienne lâavait autorisĂ© Ă participer Ă la compĂ©tition, puis par trois juges, aprĂšs quâun premier lâavait libĂ©rĂ©. A partir de lĂ , on a compris quâil nâĂ©tait pas seul Ă sâempĂȘcher de devenir le meilleur joueur de tous les temps. Restait toutefois une question, et non des moindres : qui veut la peau de Novak Djokovic ? [1]
Une histoire dâautoroute ?
Pour Srdjan Djokovic, il y a Ă©videmment un complot derriĂšre lâĂ©limination honteuse de son fils. Et lâon verra bientĂŽt que tout ce cirque est lâĆuvre dâun Toon malveillant qui, sous les traits dâun premier ministre australien, cherche Ă imposer la trempette pfizer aux meilleurs joueurs. Il sâagit de les rendre incapables de produire lâhabituel spectacle, et dĂ©tourner peu Ă peu les regards des cours de tennis. Il sera alors possible dâautoriser la transformation des centres de compĂ©tition en stations dâautoroute trĂšs rentables. Rien de plus normal de la part de de politicien vĂ©reux : il y a deux ans, quand les koalas brĂ»laient, il dĂ©fendait dĂ©jĂ lâindustrie du pĂ©trole et du charbon au nom du climato-scepticisme.
Et Ă y regarder de plus prĂšs, on ne serait pas surpris dâapprendre que Nadal est dans le coup. Lâespagnol nâa pas digĂ©rĂ© sa dĂ©faite en demi-finale de Roland-Garros le 11 juin 2021, et a trouvĂ© ici une vilaine occasion de se venger. Il a su rappeler que Novak connaissait les conditions pour participer Ă la compĂ©tition, et surtout que le tournoi reste plus important que les joueurs. Il a aussi pris soin de ne pas lâaccabler trop tĂŽt, histoire quâil ne soit Ă©jectĂ© quâau dernier moment : le tableau ne serait pas refait, il se dĂ©barrassait de son adversaire sans hĂ©riter dâune autre tĂȘte de sĂ©rie imbattable. Il conservait ainsi une chance de gagner un 21e tournoi majeur pour devenir, lui le vaincu, le joueur le plus titrĂ©. Et puisque les compĂ©titions allaient disparaĂźtre au profit dâun ballet de voitures, ce serait pour lâEternitĂ©…
Mais de tout cela, Ă©videmment, personne ne parlera. Trop de gens ont intĂ©rĂȘt Ă ce que le projet dâautoroute se rĂ©alise. Le sponsor japonais Toshiba ne va pas se laisser doubler par Peugeot-Djoko, un constructeur pour prolos prĂȘts Ă envahir les ronds-points Ă la moindre augmentation des prix du carburant. Et la firme Uber Eats, autre sponsor de lâOpen dâAustralie, ne va pas laisser un vegan prouver que lâon peut ĂȘtre performant sans manger la viande quâelle proposera bientĂŽt au snack Ă prix discount (elle a dĂ©jĂ obtenu que les joueurs Ă lâisolement soient contraints de lui acheter leur nourriture).
De tout cela, mĂȘme la presse dâinvestigation ne parlera pas. Les journalistes de Der Spiegel ont menĂ© une enquĂȘte informatique poussĂ©e pour confondre de modestes tests antidatĂ©s, mais le journal ne les laissera pas fouiner plus loin dans les trafics numĂ©riques. Car ils risqueraient de tomber sur la manigance des chinois, qui ont tout fait par cette voie pour dĂ©stabiliser le gouvernement australien, semant la zizanie entre lâorganisateur du tournoi et lâEtat de Victoria, puis entre les juges et lâEtat fĂ©dĂ©ral. Pourquoi ? Pour reprendre lâascendant en OcĂ©anie Ă©videmment ! Les amĂ©ricains ont certes pris le contrĂŽle des sous-marins nuclĂ©aires locaux, mais ce projet dâautoroute censĂ© relier le port de Melbourne au cĆur du pays leur ouvrira une allĂ©chante brĂšche vers les terres rares peuplĂ©es dâaborigĂšnes Ă soumettre.
De tout cela, le pĂšre du champion le sait bien, on ne parlera pas. On prĂ©fĂšre mettre la lumiĂšre sur lâobscurantisme, on prĂ©fĂšre crier au dĂ©lire antivax. Cela permet de ne pas se demander ce que tout ce beau monde a prĂ©vu pour le jeune garçon Ă qui Novak avait offert sa raquette lors de sa derniĂšre victoire Ă Roland-Garros. A-t-on imaginĂ© quelque chose du cĂŽtĂ© des caves oĂč rĂšgne Roger Federer lui-mĂȘme, le troisiĂšme demi-dieu, celui qui gagne plus dâargent que les deux autres sans jamais jouer ? A-t-on Ă©tĂ© voir du cĂŽtĂ© de Rolex, sponsor de lâĂ©vĂ©nement autant que de lâinsoupçonnable suisse, et interrogĂ© les liens Ă©tranges entre Wimbledon-Londres et sa succursale australienne du Commonwealth ?
Les quatre voies de la raison
Mais soyons sĂ©rieux, dirons les esprits sains. Nous ne vivons pas au pays des Toons et des complots. Il est prĂ©fĂ©rable de ne plus Ă©couter les analyses dĂ©lirantes de Srdjan Djokovic. Câest en outre ce quâa fini par penser la majoritĂ© des joueurs, lassĂ©e par les rebondissements de lâhistoire : il est temps de passer Ă autre chose, de raison garder et, enfin, de parler tennis. Ce que lâhumanitĂ© vit depuis deux ans rend certes le tennis secondaire, dixit Nadal, mais câest un divertissement qui va faire du bien au commun des mortels. Les australiens ont subi les confinements les plus difficiles au monde, alors ils ont droit Ă leur Open de tennis.
Dâailleurs nâest-ce pas plutĂŽt eux qui ont eu la peau du numĂ©ro un mondial ? Ils voulaient juste quâelle soit piquĂ©e comme toutes les peaux du monde, il nâa pas voulu ĂȘtre des leurs, alors ils lâont exclu en mettant la pression sur leur gouvernement (comme ils avaient huĂ© le premier ministre lors des jeux en 2020). AprĂšs tout ils avaient fait beaucoup pendant la guerre sanitaire, ils pouvaient dĂ©sormais avoir leur mot Ă dire (les femmes françaises nâavaient-elles pas conquis le droit de vote au nom de leur bravoure pendant la 2e guerre mondiale ?).
Et quâavaient-ils Ă dire, ces australiens ? Le message est clair : finies les exceptions, finis les passe-droits. Finis les petits malins qui prennent leurs libertĂ©s avec la rĂšgle, finis les champions de tennis qui ne se soumettent pas Ă la vaccination. Comme 97% des meilleurs joueurs, le grec Tsitsipas a fini par le comprendre, lui, et Ă peine converti il a ajoutĂ© quâil Ă©tait temps dâarrĂȘter de faire passer les autres pour des idiots (le fait quâil se soit fait renverser en finale de Roland-Garros, aprĂšs que Djokovic soit allĂ© faire un tour aux toilettes, nâa rien Ă voir lĂ -dedans).
Si tout cela est fini, voyez-vous, câest parce que la situation ne laisse aucune place Ă lâarrogance immunitaire. Lâessentiel, câest la santĂ© de tous et du tennis, dixit Nadal. Alors il faut ĂȘtre responsable, et respecter les rĂšgles. Il faut se rappeler que la libertĂ© sâarrĂȘte oĂč commence celle dâautrui. Il faut se rappeler que nous vivons en sociĂ©tĂ©, et sommes liĂ©s par un contrat qui nous constitue en peuple. Et ils lâont bien fait comprendre, ces australiens assoiffĂ©s dâĂ©galitĂ© dont la puissance a contraint le gouvernement : 80 % Ă©taient favorables Ă lâexpulsion de Djokovic. Une Ă©crasante majoritĂ©, pas une poignĂ©e de mauvais comploteurs.
Qui est-elle, cette majoritĂ© Ă©crasante ? Nul besoin de sociologues pour en faire le portrait. Câest la majoritĂ© du bons sens, de la rationalitĂ©. Câest celle qui fait taire les dĂ©lires antivax et autres crucifixions, celle qui bannit les obscurantistes incapables de croire en la science mĂ©dicale (comme les soignants qui abandonnent leurs patients parce quâils sâentĂȘtent Ă ne pas croire aux consignes des autoritĂ©s sanitaires). Câest celle qui sait pertinemment que si Djokovic ne risque pas de transmettre le virus, il reste un danger sanitaire : il peut tomber malade et prendre la place de quelquâun en rĂ©animation (comme ce pĂšre de famille sportif qui, non vaccinĂ©, a failli mourir et tuer sa femme ; et en la matiĂšre, il nây a pas de rĂ©surrection, contrairement Ă ce que croit sĂ»rement Srdjan Djokovic).
Bref : cette majoritĂ©, câest lâimmense chaine Ă©clairĂ©e qui veut refonder la dĂ©mocratie responsable, solidaire et sanitaire. Et qui veut pouvoir se divertir un peu en regardant des joutes impartiales. Car luciditĂ© agrĂ©able suit raisonnable luciditĂ©. Alors place au jeu.
Une sortie de secours
Est-il possible de faire appel de ce verdict populaire sans se faire avocat du diable ? Si la clef de la justice est le respect des rĂšgles, il semble bien que oui. Car câest sĂ»r, Djokovic se soumet Ă plus de rĂšgles que lâĂ©crasante majoritĂ© des gens. Il est sanctionnĂ© par les rĂšgles qui limitent les dĂ©bordements, comme lorsquâil sâest fait exclure de lâUS Open 2020 aprĂšs avoir envoyĂ© une balle dans la gorge dâune juge de ligne. Il subit des contrĂŽles anti-dopage inopinĂ©s et un suivi longitudinal, il se laisse constituer en produit traçable (le QR code, il vit avec depuis longtemps). Et surtout, il respecte les rĂšgles qui lui permettent de jouer et de gagner : il a affaire tous les jours ou presque avec la balle, les lignes et le filet, qui en sont lâincarnation. Bref : pour lui, la libertĂ© commence oĂč rĂšgnent les lois du jeu.
Certes, Ă partir de lĂ , sur le terrain comme en dehors, il joue avec les rĂšgles. Sâil faut utiliser la pause toilettes autorisĂ©e pour renverser une partie mal engagĂ©e, il lâutilise. Sâil faut contracter le covid pour demander une exemption mĂ©dicale, il fait en sorte, ou feint de le faire en antidatant ses tests sous lâĆil complice de ses avocats. Mais tout cela, il faut le dire, câest pour obĂ©ir Ă la loi suprĂȘme : la loi du progrĂšs. Article un de sa constitution citoyenne : celui qui refuse dâĂȘtre meilleur a dĂ©jĂ cessĂ© dâĂȘtre bon. Dans le monde oĂč il vit, il faut croĂźtre ou sâeffondrer. Car flĂ©chir est une erreur, une source de damnation.
Câest dâailleurs bien ce quâa rĂ©cemment dĂ©clarĂ© Nadal : « je veux donner le meilleur de moi-mĂȘme, je veux me donner une chance de continuer Ă profiter de ce beau sport, de continuer Ă me battre pour les choses pour lesquelles je me bats depuis tant dâannĂ©es ». Câest-Ă -dire ? Se battre pour son palmarĂšs, et pour ses bonnes Ćuvres avec les revenus de son palmarĂšs. Voici donc quâapparaĂźt une vĂ©ritĂ© : un sportif de haut-niveau sâoccupe de son corps, de ses coups, de ses rĂ©sultats, de ses intĂ©rĂȘts, de ses proches, de ses supporters, de ses actions philanthropiques (qui ne sont jamais que ses intĂ©rĂȘts dâimage). Il est Ă©gocentrique, et son mĂ©tier consiste Ă rĂ©sister Ă la loi de lâautre, Ă ses placements, au tempo quâil veut dicter. A son jeu.
Or en la matiĂšre, Djokovic est seulement meilleur que les autres. Il prend des coups mais ne se soumet presque jamais. Il sâaccroche Ă tout ce quâil peut, fait un tour aux toilettes et renverse les matches. En amont il sâentraine dur comme tous les autres, mais en plus, il suit un rĂ©gime alimentaire strict. Il est sans gluten et vegan, le matin il ne mange que des fruits pour Ă©viter de perdre de lâĂ©nergie Ă digĂ©rer des aliments lourds. Câest son dopage Ă lui, câest ce qui a fait de lui le numĂ©ro 1 mondial aprĂšs un effondrement au classement.
Autrement dit, il gĂšre son capital biologique et ses atouts physiques autant quâil active ses forces sociales, gouverne ses intĂ©rĂȘts, maximise sa valeur sur le marchĂ© de la vie. Et malgrĂ© ses commandements alimentaires, il nâest pas vraiment prosĂ©lyte : il dĂ©fend surtout la libertĂ© individuelle, et accepte que celle-ci sâarrĂȘte quand il a perdu, quand il ne peut plus jouer. En un mot Djokovic nâest que lâincarnation de lâindividu libĂ©ral tel quâil doit ĂȘtre.
Il faut donc faire un troublant constat : Ă moins que la majoritĂ© Ă©crasante rĂ©clame lâĂ©galitĂ© en toutes choses et en tout temps, rien ne semble la distinguer de celui quâelle Ă©crase. Elle a par exemple fort apprĂ©ciĂ© que les autoritĂ©s australiennes jouent avec la rĂšgle, confisquant finalement un visa qui avait Ă©tĂ© accordĂ©, ou quâun ministre use de son pouvoir personnel pour casser une dĂ©cision de justice. Et elle nâest assurĂ©ment pas prĂȘte Ă penser avec Marx que la libertĂ© individuelle est lâhypostase de la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Elle veut la libertĂ© libĂ©rale et la concurrence gĂ©nĂ©ralisĂ©e divertissante (assortie de quelques rĂšgles). Elle hurlerait si deux joueurs coopĂ©raient lors dâun match. Elle veut son QR code et tout ce que de droit.
Alors pourquoi la majoritĂ© libĂ©rale-dĂ©mocratique veut-elle la peau de Novak Djokovic ? Doit-on tout simplement penser quâelle jubile de gagner Ă son tour ? Doit-on penser que ce quâelle appelle science mĂ©dicale nâest quâun instrument de sa jalousie ? Et comment est-il possible que cette majoritĂ© Ă©crasante prĂ©tende soudain nâavoir jamais pĂ©chĂ© ? Comment peut-elle avoir oubliĂ© quâelle riait quand Macron disait « ne croyez pas ceux qui disent « ce sont les rĂšgles du jeu, ne les questionnez pas, cela a toujours Ă©tĂ© comme ça, vous devez suivre ces rĂšgles ». Câest du bullshit » ? Comment peut-elle oublier quâen temps de guerre il nây a pas de rĂšgles pour les libĂ©raux-nuclĂ©aires, et quâen temps de paix elles nâexistent que pour les autres ?
La vie des majorités
Pour rĂ©pondre Ă la question sans sâen tenir Ă dĂ©noncer les complotistes, il nous faut partir de cette vĂ©ritĂ© : Djokovic incarne parfaitement le systĂšme libĂ©ral-dĂ©mocratique. Issu dâun vaste systĂšme de sĂ©lection, partant dâexclusion, il a Ă©tĂ© soumis Ă un entraĂźnement anormal dans le but de produire une performance anormale. Il se fait violence et use efficacement de la violence, il se domine pour en dominer dâautres. Câest une mĂ©canique bien rĂ©glĂ©e, surtout Ă lâopen dâAustralie qui ouvre la saison sportive (par la suite, il lui arrive de perdre : les Ă©vĂ©nements le rendent vulnĂ©rable, des fatigues et rebondissements instabilisent la machine, comme Ă lâUS Open ou aux JO en 2021). DotĂ© dâun service correct, dâun bon coup droit et dâun trĂšs bon revers, il est surtout un excellent relanceur, et un immense dĂ©fenseur. Il entre dans la tĂȘte de lâadversaire. Comme le systĂšme libĂ©ral, il intĂšgre peu Ă peu lâadversitĂ© avant de la dĂ©sintĂ©grer par son rythme et ses placements.
Il est donc assurĂ©ment piĂšce et moteur du systĂšme qui hĂ©berge la majoritĂ©. Que peut-elle donc lui reprocher ? Officiellement, le fait quâil soit rĂ©fractaire Ă la pfizerisation. Câest-Ă -dire ? Le fait quâil ne prenne pas sa dose et son booster pour accĂ©der Ă une immunitĂ© plus performante pour son corps que ne lâest son corps propre. La vaccination devrait lui ĂȘtre aussi naturelle que le dopage (une piqure de plus, cautionnĂ©e et cachĂ©e), mais il ne veut pas, alors elle lui en veut. Comment le comprendre ? Tentons une hypothĂšse. Elle lui en veut parce quâelle sâest habituĂ©e Ă suivre une loi plus fondamentale encore que celle de la concurrence : celui qui refuse de soutenir lâavancĂ©e du systĂšme technique, tout entier fait de monopoles, doit cesser de vivre en individu libre. La majoritĂ© obĂ©it Ă ce commandement, et elle ne trouve aucune justification au fait que Djokovic ne sây plie pas. Aussi incertains que paraissent les bienfaits des opĂ©rations techniques imposĂ©es, les mĂ©faits des rĂ©fractaires sont dâemblĂ©e avĂ©rĂ©s [2].
Reste toutefois une question : pourquoi un traitement aussi sĂ©vĂšre (rĂ©tention, expulsion, interdiction) a-t-il Ă©tĂ© acclamĂ© par une majoritĂ© attachĂ©e Ă se figurer quâelle est raisonnable ? Nouvelle hypothĂšse : câest une question dâimage. Vu ce que lâhumanitĂ© vit depuis deux ans, lâessentiel est de montrer sa solidaritĂ© sanitaire. Câest Nadal, encore une fois, qui lâa formulĂ© : « sâil existe une solution et que la solution est le vaccin, alors nous devons ĂȘtre vaccinĂ©s pour le bien-ĂȘtre de tous et pour la santĂ© de notre sport ». Or le numĂ©ro un mondial ne se laisse manifestement pas imaginer. Il a beau avoir fait des actions de charitĂ© avec lâespagnol, il nâest pas solidaire. Il a beau avoir financĂ© des respirateurs, il nâest pas vaccinĂ©. Le public se rappelle dâailleurs que sa derniĂšre B.A. a virĂ© au cluster (lâAdria tour de juin 2020).
Ce nâest certes pas nouveau : Djokovic ne reprĂ©sente pas ce quâil est censĂ© reprĂ©senter. Il peut incarner la nĂ©cessitĂ© du travail et de la concurrence, mais rien de plus. Il fait des cĆurs avec ses bras quand il gagne, il offre sa raquette aux enfants, mais ça ne marche pas. Quelle est donc sa faute ? Il fonctionne mal dans sa capacitĂ© Ă incarner les prĂ©tendues « valeurs » (courage, sain mĂ©rite, solidaritĂ© avec les vaincus souffrants) censĂ©es mouvoir le systĂšme qui hĂ©berge la majoritĂ©. Au lieu de le faire apparaĂźtre vivable, il en donne une image trop crue : culte de la compĂ©tition, de la spĂ©cialisation et de la rationalisation, justification de la hiĂ©rarchie entre les hommes et de leur destin de producteurs machiniques.
Voici donc la rĂ©ponse Ă notre question : la majoritĂ© veut la peau de Djokovic parce quâelle est trop fine. Son image ne rĂ©ussit pas Ă masquer la rĂ©alitĂ© de ce quâest un champion du systĂšme libĂ©ral-dĂ©mocratique. La majoritĂ© ne croit jamais complĂštement au bon samaritain, mais elle exige que les sportifs de haut-niveau produisent les signaux qui lui permettront de ne pas ĂȘtre trop lucide, et de se divertir. Elle nâaccuse donc pas le tennisman dâavoir fait de la comâ avec cette histoire, seulement dâen faire de la mauvaise. Elle voulait juste quâil fasse illusion pour permettre dâentrer in-lusio, dans le jeu. Elle veut gouverner, sachant que gouverner câest faire croire ; or Djokovic incarne trop parfaitement le systĂšme pour permettre Ă la majoritĂ© de se faire croire quâelle peut muter en peuple solidaire inquiet de la santĂ© de tous.
Evidemment, le gouvernement australien en a profitĂ©. Il a saisi lâoccasion de paraitre empathique et ferme au nom de la santĂ©, Ă dĂ©faut de se laver des feux qui avaient brĂ»lĂ© les koalas en 2020. Il y a gagnĂ© en capital dĂ©mocratique en paraissant cĂ©der aux aspirations dâun peuple australien excĂ©dĂ© par les confinements et les passe-droits. Peut-ĂȘtre mĂȘme sâest-il immunisĂ© contre toute rĂ©bellion en faisant un exemple. Aux prochaines Ă©lections, il devrait ĂȘtre aussi imbattable que Djokovic Ă lâOpen dâAustralie. Et cela devrait nous effrayer. Car mĂȘme sâil nâest pas encore question dâun nouveau projet dâautoroute Ă la Porte dâAuteuil, notre Roland-Garros arriveâŠ
Lâavis dâune minoritĂ©
Chez nous, le cirque a dĂ©jĂ commencĂ©. AprĂšs avoir annoncĂ© que Djokovic pourrait jouer (en France-NuclĂ©aire, on sait accueillir, ce nâest pas comme en Australie-la-Traitresse), la ministre des sports a changĂ© de version. Pour jouer, il faudra ĂȘtre vaccinĂ©. Finies les exceptions, finis les passe-droits. Finis les petits malins qui prennent leurs libertĂ©s avec la rĂšgle, finis les champions de tennis qui ne se soumettent pas. Il ne faudrait pas que la majoritĂ© puisse se rappeler lâexception au couvre-feu qui avait Ă©tĂ© accordĂ©e par Macron lors de la demi-finale Djokovic-Nadal de 2021. Il ne faudrait pas que la majoritĂ© Ă©crasante puisse comprendre que le rĂŽle des hommes politiques est de crĂ©er de lâexception [3]. Il faut que la majoritĂ© puisse se divertir.
Alors nous, minoritĂ© faite de minoritĂ©s, voulons-nous la peau de Novak Djokovic ? Voulons-nous appuyer sur la balle quâil sâest tirĂ©e dans le pied en voulant Ă©viter la piqĂ»re ? Voulons-nous activer le despotisme dĂ©mocratique pour Ă©vacuer un prĂ©tendu complotiste ? Voulons-nous profiter de sa difficultĂ© Ă passer la barre des 21 titres pour humilier un champion arrogant qui fait passer les autres pour des idiots ? Voulons-nous affamer un extrĂ©miste vegan qui prĂ©tend dĂ©fendre le naturel contre lâartificiel, et qui croit peut-ĂȘtre que son corps doit rester pur pour continuer dâĂȘtre numĂ©ro un ?
Il y a peut-ĂȘtre autre chose Ă faire, du moins Ă penser. Nous pourrions en effet nous laisser aller Ă croire que Djokovic est traversĂ© par le sentiment que quelque chose se trame dans le monde du tennis, qui fait que Naomi Osaka a fui le dernier tournoi de Roland-Garros et que Peng Shuai est sĂ©questrĂ©e. Nous pourrions imaginer quâil flirte avec la dĂ©sobĂ©issance civile, et tente de rĂ©sister au conformisme qui a fait accepter aujourdâhui des rĂšgles que la majoritĂ© trouvait intolĂ©rables il y a peu. Nous pourrions faire lâhypothĂšse que Djokovic est plus quâun champion de tennis.
Evidemment, câest un rĂȘve. Mais câest un doux rĂȘve, et il ne nous reste plus grand-chose dâautre en ce moment. Alors peut-ĂȘtre pourrions-nous continuer de rĂȘver, et penser que ce champion a gagnĂ© un supplĂ©ment dâĂąme dans cette Ă©preuve, un je-ne-sais-quoi qui le conduira Ă abandonner bientĂŽt sa course aux records (nombre de tournois majeurs ou masters 1000, longĂ©vitĂ© Ă la place de numĂ©ro un mondial, record de points en saison). Peut-ĂȘtre pourrions-nous imaginer quâil soit dĂ©jĂ en train de faire sa chrysalide pour devenir papillon, comme Clay est devenu Ali.
Mohamed Ali Ă©tait un poids lourd. Il parlait beaucoup, mais câĂ©tait un boxeur noir rĂ©volutionnaire : volant comme un papillon Ă la pĂ©riphĂ©rie dâun adversaire quâil laissait dominer au centre du ring, il pouvait le mettre KO en piquant furtivement son menton telle une abeille. Il esquivait les coups parce quâil entrait dans la tĂȘte des adversaires, il Ă©tait le champion dâune catĂ©gorie oĂč lâon ne peut normalement pas se mouvoir ainsi. Un champion imbattable⊠jusquâĂ ce quâil refuse dâaller combattre au Vietnam. Jamais un Viet-Cong ne lâavait traitĂ© de sale nĂšgre, il ne voulut pas servir de chair Ă canon pour les maĂźtres blancs.
A partir de lĂ , les choses sont devenues difficiles pour lui : il a Ă©vitĂ© la prison, mais il a Ă©tĂ© dĂ©chu de ses titres. Il a perdu des amis et sa jeunesse. Il a mĂȘme Ă©tĂ© exclu de lâorganisation religieuse qui lâavait guidĂ© dans ses orientations, parce quâil voulait boxer de nouveau. Mais il est revenu sur le ring. Moins rapide et moins mobile, il a alors connu la dĂ©faite. Câest pourtant Ă ce moment quâil est devenu plus quâun champion arrogant. Car triomphant dâun athlĂšte bien plus puissant que lui, Foreman, en inventant une façon dâencaisser les coups (le rope-a-dope) aprĂšs les avoir tant esquivĂ©s grĂące Ă son jeu de jambes (shuffle), il rĂ©ussit Ă porter sa cause bien plus loin que lui-mĂȘme. On ne lui avait finalement pas clouĂ© le bec.
Alors rĂȘvons que Djokovic fasse comme Ali. Et mĂȘme quâil fasse mieux. Le boxeur a laissĂ© sa santĂ© au combat et dĂ» lutter trente-deux ans contre la maladie de Parkinson, le tennisman pourrait convertir le sport Ă la santĂ© (plutĂŽt que se convertir Ă une autre religion). Il pourrait dĂ©fendre le corps sportif contre la machine dopĂ©e (mon corps vaut mieux que mes records). Il ne sâagirait pas dâagir et gagner au nom de la santĂ© de tous et du tennis, comme le prĂ©tendent les sportifs, mais de gagner la santĂ© et de gagner par la santĂ©. Il sâagirait mĂȘme, peut-ĂȘtre, de dĂ©fendre la santĂ© sociale en soignant les minoritĂ©s Ă©crasĂ©es par les majoritĂ©s dĂ©mocratiques- libĂ©rales. De dĂ©noncer la façon dont le systĂšme met en scĂšne des compĂ©titions pour masquer les immenses monopoles qui se trament, et qui finissent un jour par humilier les soignants.
PortĂ©s par ce doux rĂȘve plutĂŽt que par la chasse aux complotistes, nous pourrions envisager notre propre chrysalide. Au lieu de prĂ©tendre utiliser les armes de lâadversaire (ses droits, ses revers, ses portables ou ses QR codes), nous pourrions faire notre propre mue, accepter de changer de peau pour devenir Djoker. PlutĂŽt que mettre toute notre Ă©nergie Ă faire en sorte que les JO nâaient pas lieu Ă Paris en 2024, nous pourrions chercher aussi Ă entrer en rĂ©sonnance avec des athlĂštes et joueurs qui pourraient partager nos aspirations [4]. Il parait sage en effet de ne pas laisser Ă nos adversaires le soin de disposer du sens et de la portĂ©e des pratiques sportives. Sans quoi, comme Djokovic, nous risquons de les perdre, ces JO. Sans quoi nous ne pourrons jamais venger les Jardins dâAubervilliers.
Au moins, pour Ă©viter lâulcĂšre au moment oĂč certaines forces ne manqueront pas de vouloir nous Ă©craser lors des « parties dĂ©mocratiques », dixit Macron, il parait urgent dâaller faire un tennis Ă lâair libre, et mimer un Djokovic vs Nadal enfin dĂ©libĂ©ralisĂ©. Câest une saine voie pour Ă©chapper Ă ce qui nous est imposĂ© depuis cinq ans. Sans compter que le geste vĂ©cu et imaginĂ© hors des impĂ©ratifs techniques peut incliner Ă lâĂ©cologie [5]. Alors bon match :
Deux champions de la terre battue [6]
Histoire au long court, roman de Roland,
Chansons de gestes portés par les vents.
Face Ă lâĂ©ternel retour de joueurs preux et fiers,
Nadal tient en coup droit, soulĂšve la poussiĂšre.
Il délivre ses revers pour une Décima,
Puis sâincline sur la terre, lui donnant sa joie.
Versus
Injurieuse fortune, théùtre fait de piÚces,
Concours de bons mots au gré des girouettes.
Dans lâĂ©ternel dĂ©tour de banquiers prĂ©tentieux,
Macron fait une pluie dâor et dâautres envieux,
Enchaßnant coups, travers, décimant le climat.
Saint Clean, farce contre terre, des sommets tombera.
Source: Lundi.am