Décembre 13, 2020
Par Archives Autonomie
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L’Espagne Nouvelle a été fondée, le 1er février 1937, par quelques camarades constituant le Secrétariat de Documentation Ouvrière (SDO).

Le SDO avait publié antérieurement un périodique La Correspondance Internationale Ouvrière qui se proposait de renseigner et de mettre en contact les camarades révolutionnaires des différents pays — sans passer par les états-majors des organisations plus ou moins opportunistes et bureaucratiques. Or, jusqu’à présent, ces états-majors détiennent (à côté de la presse pourrie du capitalisme) le monopole de l’information et des relations internationales.

A la suite d’une série d’études et de publications échelonnées sur plusieurs années (1932-33-34), le SDO était arrivé à cette conclusion que l’Espagne était le pays d’où viendrait l’exemple de la révolution, la possibilité de vaincre le fascisme, enfin le renouveau théorique et pratique du mouvement, socialiste et ouvrier dans son ensemble.

Nous mettions simplement en garde l’anarcho-syndicalisme ibérique contre le danger qui consiste à croire possible un syndicalisme a-politique, c’est-à-dire se confinant dans sa sphère propre et abandonnant “la politique” aux dirigeants professionnels des partis (en tant que domaine particulier où ceux-ci pouvaient agir à leur guise, l’économie seule étant réservée aux organisations ouvrières). Nous constations l’interdépendance de plus en plus étroite des formes politiques et économiques de l’exploitation des masses — ce qui est au fond l’essence de la philosophie anarchiste — et nous émettions cet avis que seul un mouvement ouvrier nettement anti-politique, c’est-à-dire ouvertement orienté vers la destruction de l’Etat et des partis dont ce dernier est l’émanation, pourrait aboutir à l’affranchissement véritable des travailleurs et de l’humanité toute entière.

C’est ce qui nous amena à nous faire les apologistes de la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) à l’époque où les méthodes anti-politiques de cette organisation étaient critiquées non seulement par les marxistes (La Batalla écrivait en manchette : .”FAI-isme égale Fascisme”), mais encore par les “anarchistes” eux-mêmes (Le Libertaire) et par les partisans du syndicalisme pur (La Révolution Prolétarienne).

Quant aux bolchévistes, ils écrivaient à cette époque par la plume du secrétaire de leur bureau d’organisation pour les nations latines, Manouilsky : “La Révolution en Espagne a moins d’importance qu’une grève économique dans un pays industriel.”

Étrange mépris d’un Léniniste pour un pays où la paysannerie était peut-être la plus révolutionnaire du monde, la plus proche, dans sa misère et son dénuement, des idéaux extrêmes du socialisme

Trois ans se passèrent et l’admirable insurrection des Asturies — premier réveil du prolétariat mondial avant les vagues de grèves de juin 1936 et l’agitation ouvrière américaine — trouva son aboutissement et son élargissement dans le mouvement spontané du 19 juillet.

A la grande stupeur de tous ceux qui ne voyaient plus d’autre méthode, praticable contre le fascisme que l’électoralisme et la collaboration de classe — tout un peuple était debout et luttait contre les menées fascistes d’un capitalisme aux abois.

Ce fut la triomphale occupation des usines, armes en mains, et leur remise en route sous l’égide des syndicats, tandis que les paysans transformaient en coopératives agricoles les domaines abandonnés par une aristocratie en pleine décadence morale et intellectuelle.

Lorsque se précipitèrent les événements à la suite du putsch militaire de Franco, Mola, Godet, etc. en Espagne, nous, militants du SDO, saisissant la première occasion pour gagner Barcelone et l’Espagne révolutionnaire, nous eûmes la joie immense de voir se réaliser, à l’échelle de provinces entières, les initiatives que nous avions saluées comme les seules fécondes, à l’époque où elles étaient encore limitées à des essais fragmentaires et infructueux.

Ce fut, alors, la fondation du journal l’Espagne Antifasciste, d’abord imprimé à Barcelone, puis à Paris comme organe de l’Union Fédérative des Comités Anarcho-syndicalistes — et qui atteint rapidement, malgré les irrégularités de parution et de distribution, un retentissement presque inespéré auprès du public de langue française.

L’Espagne Antifasciste n’avait qu’un tort : celui de présenter publiquement la figure révolutionnaire de l’Espagne à un moment où les dirigeants “du Frente Popular” estimaient nécessaire de mettre au contraire la lumière sous le boisseau. On voulait présenter les ouvriers et les paysans espagnols, non comme des lutteurs exemplaires de la grande révolution humaine, mais comme des “gouvernementaux” uniquement occupés à défendre le système existant et les politiciens au pouvoir.

L’idée que la révolution devait être “mise en réserve” pour obtenir l’aide immédiate et nécessaire de la France, de l’Angleterre et de la Russie contre leurs rivaux impérialistes, les “managers” internationaux de Franco, Mola et consorts — cette idée était si profondément ancrée dans les esprits de certains militants espagnols, qu’aujourd’hui encore, ils en font leur formule favorite, après que neuf mois de trahisons et de guet-apens infâmes, hypocritement machinés par toutes les puissances capitalistes et bureaucratiques, étaient venus démontrer aux masses elles-mêmes l’aveuglement d’une telle théorie.

Notre proposition de transformer Barcelone en un centre de propagande révolutionnaire internationale par la radio, le livre, le journal, de même que par l’organisation de correspondance d’usines à usines (par exemple entre Ford ou la General-Motors et leurs succursales barcelonaises collectivisées) et par la visite de délégations, ne pouvait que rencontrer la mauvaise volonté des politiciens de tout acabit.

Il en fut de même de l’idée d’un Congrès anarchiste international, projeté pour Noël 1936 et indéfiniment ajourné par les manœuvres de certains agents de l’opportunisme gouvernemental. L’existence même de l’Espagne Antifasciste, dont la responsabilité était partagée pat la CNT et la FAI, fut bientôt menacée, et le journal finalement supprimé d’un trait de plume après 31 parutions seulement.

En même temps, la propagande extérieure fut transportée du terrain de la solidarité révolutionnaire à celle de l’antifascisme diplomatique et des fêtes de charité organisées avec le concours des dames patronnesses les plus en vue de la politicaillerie française et européenne. Il semblait nécessaire à quelques-uns d’insister uniquement sur les misères indicibles des travailleurs espagnols, comme pour délivrer par avance tous leurs frères internationaux de 1a tentation de les imiter. En réalité, les privations que les réfugiés et les déshérités ont à subir, dans les localités de la zone gouvernementale, procèdent et résultent presque exclusivement de l’insuffisance de révolution. du maintien de nombreux monopoles, privilèges et inégalités artificielles.

Au lien de rationner les bourgeois espagnols, et de retirer aux intermédiaires la faculté d’organiser la disette ; au lieu d’ouvrir tous les logis des émigrés et les palais des exploiteurs pour y héberger les malheureux ou pour en répartir les richesses inutilisées par l’intermédiaire de coopératives ; au lieu de travailler à réaliser l’auto-armement des masses travailleuses avides de courir à la bataille, en fournissant aux usines les crédits nécessaires pour s’équiper en vue de productions guerrières ; au lieu de prendre toutes ces mesures de socialisation à l’échelle nationale pour assurer la victoire sur le fascisme, on a cherché à restreindre au minimum “les activités incontrôlables” et l’on s’est tourné vers la bourgeoisie et vers les gouvernements pour mendier des armes, des protections, des vivres, des crédits, des alliances, des médiations, la paix…

Bien entendu, tous les gouvernements et les capitalismes qui sont infiniment plus soucieux de leur conservation mutuelle que de leurs divergences politiques ou même de leurs rivalités impérialistes ont joué leur rôle habituel en affamant et en massacrant le peuple espagnol, les uns avec des invectives, farouches contre un bolchévisme créé de toute pièce, les autres avec des paroles doucereuses de sympathie et de paroles de la paix.

Mais la faute essentielle dans ce drame retombe sur la passivité du prolétariat international. Celui-ci a bien offert à l’Espagne les produits en argent ou en nature de quelques collectes : une goutte d’eau dérisoire dans l’abîme sans fond. Ce qu’il fallait, c’était dire à nos frères d’Espagne : “Avancez hardiment dans le sentier ouvert le 19 juillet, nous vous admirons, nous vous imiterons au besoin. Prenez l’or, prenez les armes, prenez les vivres qu’il vous faut ; prenez-les là où ils se trouvent, en Espagne même, dans les mains de votre propre bourgeoisie ou dans celles des impérialistes étrangers, nos exploiteurs et nos maîtres ! Ne craignez pas de rompre ouvertement avec votre parlement, votre gouvernement, votre capitalisme soi-disant antifasciste. Pour un “allié” bourgeois que vous perdrez en procédant à ces mesures indispensables, vous trouverez mille alliés prolétaires, qui parleront, qui manifesteront, qui feront grève, qui boycotteront, qui combattront, qui mourront s’il le faut avec vous et pour vous

Cette attitude, le prolétariat international était presque disposée à la prendre, lorsque s’élevèrent les voix de sirènes des chefs du Front populaire, en France et à l’Étranger. Ces voix parlèrent de paix, de médiation, de neutralité, de partage des responsabilités, de négociations, d’armistice. D’autres encore, achevant d’embrouiller la question, parlaient de guerre nécessaire des démocraties contre les fascismes, de “troisième front”, d’intérêts nationaux défendre en Espagne.

En face de ces voix menteuses et intéressées, l’Espagne Nouvelle doit faire entendre la sienne. Nous avons créé ce petit journal avec nos moyens infimes, sans faire appel à aucune aide qui ne soit pas spontanée et individuelle. Cela nous met dans un état d’infériorité terrible, mais en même temps nous donne toute liberté pour dire la vérité, sans compromettre personne, et sans nous engager de près ou de loin dans aucun compromis officiel.

Nous voulons placer devant les travailleurs de langue française le bilan des créations spontanées, révolutionnaires, du peuple espagnol. Avec tout ce qu’elles ont de grandiose, d’inespéré, de prodigieusement vivant et multiple, et de fondamental, et d’inattaquable. Mais aussi avec leurs aléas, leurs égarements, leurs insuffisances, leurs reculs.

Nous voulons faire connaître aux hommes et aux femmes de ce pays, le grand courant humain que représente la révolution espagnole, ses traditions fédéralistes et libertaires, son idéalisme violent, la tragédie séculaire qu’il tend à dénouer.

Nous voulons dénoncer tous les périls qui menacent les conquêtes ouvrières et paysannes. Périls extérieurs : interventions fascistes, pièges diplomatiques, calomnies de presse et de radio, menaces d’accaparement impérialiste et de dictature militaire. Périls intérieurs aussi : complots, manœuvres sournoises de la contre-révolution, déviations bureaucratiques ; censure, conformisme légataire, égoïsme des partis et des sectes.

Enfin nous voulons appeler à l’action solidaire nos frères connus et inconnus. A une action qui dépasse infiniment le cadre de la simple charité, de la compassion ou de la sympathie. A cette sorte d’action passionnée et éclairée qui seule peut sauver effectivement le monde d’espérances et de réalités qui s’attache désormais aux destinées de l’Espagne du 19 juillet, de l’Espagne libre, de l’Espagne nouvelle !

D’aucuns ridiculiseront cette dernière prétention parce que nous paraissons sur un format confidentiel, avec des moyens d’information et de diffusion techniquement dérisoires, et dans une situation financière qui nous incite à réaliser les plus strictes économies à chaque parution du journal. Cependant les lettres affluent chaque jour pour nous dire que nous devons persévérer malgré tout, et que nous réussirons, dans les limites de notre tâche et la mesure de nos capacités ; que sans doute d’autres se joindront à nous qui perfectionneront l’ébauche entreprise il y a trois mois ; et qu’au pis aller nous aurons fait tout ce que nous aurons pu faire de- plus utile pour sauver et développer cet espoir dernier de notre génération : l’Espagne socialiste et libertaire.

Ces lettres fraternelles, et les efforts de propagande et de dévouement qui les accompagnent nous réconfortent, car si l’œuvre est immense et le temps rapide, l’exemple de nos héroïques camarades d’Espagne vient nous rappeler comme à chaque révolutionnaire, qu’on fait tout ce qu’on doit quand on fait ce qu’on peut et qu’il n’est même pas nécessaire “d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.”

LE SECRÉTARIAT DE DOCUMENTATION OUVRIÈRE.




Source: Archivesautonomies.org