Lors du rassemblement du 28 novembre 2020 contre la loi « sĂ©curitĂ© globale », la foule trĂšs dense dĂ©borde gentiment du cadre statique qui lui a Ă©tĂ© imposĂ© par la prĂ©fecture, le cordon trop mince se retrouve au milieu des gens qui ne montrent aucune agressivitĂ©. Pour Maxime Gheeraert câen est dĂ©jĂ beaucoup trop, le directeur du service d’ordre public et de soutien de la police nationale Ă Lille fait pĂ©niblement trois sommations inaudibles aux manifestant.es joyeu.ses. DĂ©passĂ©, il sâĂ©crie : « Gazage ! Gazage, on se dĂ©pĂȘche, put***. Gazage ! Mais p*tain, vous attendez quoi ? Allez, grenadage ! » (1). Mais qui est vraiment cet homme ? Portrait d’un prodige policier.
Maxime Gheeraert a 43 ans, il porte la tenue rĂ©publicaine de la police nationale depuis 17 ans et lâĂ©charpe tricolore depuis trois ans. Un de ses secteurs dâintervention est la manifestation lilloise.
Un parcours de cowboy d’excellence
La Voix du Nord lui dressait dĂ©jĂ un profil de jeune keuf dynamique il y a quelques annĂ©es : « NĂ© Ă Roubaix, il a fait ses Ă©tudes de droit Ă Lille et il est officier depuis [17] ans. » AprĂšs un passage dans les Yvelines, oĂč il dirige d’abord le commissariat de Mantes-la-Jolie puis la BAC locale, et une expĂ©rience Ă la BAC de nuit du XVe arrondissement parisien (2), il passe le concours de commissaire qu’il rĂ©ussit en 2015 : il devient commissaire Ă Avion, prĂšs de Lens, jusqu’en 2017. Puis il est affectĂ© en tant quâadjoint Ă la Direction DĂ©partementale de la SĂ©curitĂ© Publique du Nord (DDSP), dirigĂ©e depuis 2019 par J-F. Papineau avec qui il partage une ligne trĂšs « rĂ©publicaine ». Gheeraert mĂšne le Service d’Ordre Public et de Soutien (SOPS) du Nord (3), ce qui l’amĂšne Ă sâillustrer dans les missions de maintien de l’ordre lors de manifestations : mouvement Ă©tudiant de 2017-2018, grĂšves contre la privatisation du rail en 2018, Gilets Jaunes en 2019, Black Lives Matter en 2020.
Des Ă©tudiant.es de Lille 3 tĂ©moignent avoir Ă©tĂ© expulsĂ©.es d’un amphithéùtre – occupĂ© contre ParcourSup et la Loi O.R.E (4) – par Maxime Gheeraert et toute une Ă©quipe de BAC : « Il nous a dit qu’il avait Ă©tĂ© Ă l’universitĂ©, lui aussi, et qu’il avait obtenu son Master de Droit, donc qu’il savait bien mieux que nous ce qu’on avait le droit de faire ou ne pas faire. » Rebelote deux ans plusUne tĂȘte, donc, au sein d’une police qui ne brille pas par ses diplĂŽmes, de ce quâon comprend.
Dans les colonnes de la VDN en 2015 (qui lui donne une deuxiĂšme fois la parole pour dire sensiblement la mĂȘme chose), il avoue avoir Ă©tĂ© Ă Mantes-la-Jolie lors des rĂ©voltes qui ont suivi la mort de Zyed et Bouna en 2005 (5) : « il y avait les Ă©meutes, des Ă©vĂšnements particuliers qui ont donnĂ© une expĂ©rience trĂšs enrichissante avec des collĂšgues qui Ă©taient de vrais “guerriers”. En trois semaines, il n’y a eu aucun blessĂ© grave [cĂŽtĂ© policiers, ndlr], ce fut une chance. » Un vĂ©ritable souvenir de jeunesse qui rĂ©vĂšle son attrait pour le maintien de l’ordre dans lâespace public.
Faire profiter sa connaissance du droit à la répression politique
En 2018, une dizaine de personnes reçoivent Ă leur domicile une ou plusieurs amendes de 68 euros, toutes pour le mĂȘme motif : « Bruit ou tapage injurieux perturbant la tranquillitĂ© d’autrui », pour des dates correspondant Ă des jours de manifestation, pendant lesquelles les personnes concernĂ©es n’ont Ă©tĂ© ni contrĂŽlĂ©es ni arrĂȘtĂ©es par les forces de l’ordre. Une partie d’elles ne reçoit d’ailleurs aucune amende mais sâen rendent compte lorsque le TrĂ©sor public souhaite leur prĂ©lever le montant d’une, deux, voire trois amendes majorĂ©es (jusqu’Ă 540 euros) laissant les prĂ©venu.es devant le fait accompli.
Sur place lors de chaque verbalisation se trouve David Verhelle, un flic des Renseignements territoriaux, aux cĂŽtĂ©s de Maxime Gheeraert. DâaprĂšs le procĂšs verbal dĂ©taillĂ©, Verhelle identifie « formellement » (mais trĂšs arbitrairement) quelques visages des mouvements sociaux en cours et en informerait lâagent qui verbalise lui-mĂȘme (6) en qualifiant la nature « injurieuse » de ce tapage â qui est une manifestation. Lâinjure ? Avoir dit… « CRS au zoo, libĂ©rez les animaux », apprend-t-on au Tribunal de police oĂč quatre des personnes verbalisĂ©es sont convoquĂ©es. Verdict : aucune relaxe, malgrĂ© tous les vices de procĂ©dure et un fichage manifeste de militant.es se dĂ©gageant de cette affaire.
Un an plus tard, la cour de cassation rendra nulle la condamnation... au nom de la libertĂ© d’expression (7). Il est donc autorisĂ© de dire « CRS au zoo, libĂ©rez les animaux » en manif. Si 6 personnes ont dĂ» payer entre 150 et 640 euros pour des infractions qui nâexistent donc pas, la dĂ©mocratie reste sauve, merci lâagent Gheeraert.
MalgrĂ© cette dĂ©cision, l’effet est lĂ : dissuader les gens de manifester en gĂ©nĂ©ralisant ce moyen de rĂ©pression (8). Dans un mĂȘme prolongement, les amendes pleuvent encore sur le mouvement lillois contre le racisme en juin 2020, les mesures sanitaires justifiant cette fois-ci la rĂ©pression. Pareillement le samedi 14 novembre, une soixantaine de manifestant.es ont tĂ©moignĂ© avoir reçu des amendes alors que la manifestation Ă©tait dĂ©clarĂ©e dâaprĂšs le Collectif lillois dâautodĂ©fense juridique (CLAJ).
Gheeraert fait partie de cette nouvelle gĂ©nĂ©ration de flics, trĂšs motivĂ©e et ayant parfaitement intĂ©grĂ© la rhĂ©torique rĂ©publicaine actuelle. Transparence, fermetĂ© et exigence envers la population. Pas Ă©tonnant de retrouver un numĂ©ro dâidentification dâagent de police (RIO) fiĂšrement vissĂ© sur sa poitrine, ni de dĂ©couvrir une page LinkedIn trĂšs fournie : certain de respecter la loi Ă la lettre, il tient Ă lâidĂ©e quâil nâa rien Ă cacher.
Parfait poulain du nouveau Directeur de la sĂ©curitĂ© publique du Nord, il permet de complĂ©ter une Ă©quipe de choc responsable de tous les matraquages et gazages Ă Lille depuis quelques annĂ©es : le quatuor Michel Lalande (PrĂ©fet), Jean-François Papineau (DDSP), Johan Tourbier (RT) et Maxime Gheeraert (SOPS). Ensemble, ce ne sont plus seulement les petits dĂ©lits de dĂ©sobĂ©issance civile qui sont rĂ©primĂ©s, mais bien l’entiĂšretĂ© de la barbarie extrĂ©miste dans ce qu’elle a de plus vicieuse, celle des personnes qui manifestent… pour leurs droits.
Maintien de lâordre⊠établi ?
Maxime Gheeraert nâest pas Ă son coup dâessai. Ă la manif des gilets jaunes du 14 novembre, il perd ses nerfs et sâemporte comme on gronde des enfants : « Je vous prĂ©viens, la prochaine fois quâil y a du bordel avec les antifas, je disperse la manif, elle est terminĂ©e, câest clair ? [un ton plus haut] câest vous qui avez organisĂ© la manif [un ton plus haut encore] vous ĂȘtes responsables du service dâordre, est-ce que câest clair ?!» David Verhelle vient lui prĂȘter main forte, les CRS tendent leurs boucliers, les trois gilets jaunes sont directement exfiltrĂ©s manu militari.
Cette impatience et ce manque de discernement questionne La Brique : comment trois gilets jaunes pourraient ĂȘtre responsables dâun mouvement social aussi spontanĂ© quâimprĂ©visible ? Et comment ces trois-lĂ pourraient avoir un quelconque contrĂŽle sur les dits « antifas » ? Pas besoin dâĂȘtre un.e militant.e mĂ©daillĂ©.e pour savoir quâune foule nâest pas aussi structurĂ©e et homogĂšne que M. Gheeraert pourrait le croire. Câest que la vision de lâordre de ce policier lillois est quelque peu orientĂ©e comme le traduisent ses « likes » sur Twitter.
M. Gheeraert y est un grand fan du compte SICP-Commissaire (Syndicat IndĂ©pendant des Commissaires de Police) qui nâhĂ©site pas Ă nier le terme de violences policiĂšres ou Ă pointer du doigt le travail de journalistes comme David Dufresne ou encore Taha Bouhafs. Plus surprenant, au-delĂ de la parole syndicale policiĂšre ou de celles des membres du gouvernement, il « like » aussi des tweets de personnes vantant lâextraordinaire Macron, mais aussi Aurore BergĂ©, RaphaĂ«l Enthoven ou le grand penseur Eric Naulleau. Clairement et câen est saisissant de tweet en tweet, lâagent Gheeraert prĂ©fĂšre la vision de la RĂ©publique par LREM Ă la RĂ©publique elle-mĂȘme. Ce qui ne va pas sans penser Ă la lĂ©gendaire « obligation de rĂ©serve » que se doivent de respecter tous les fonctionnaires⊠mais peut-ĂȘtre est-ce lĂ la « bonne » « libertĂ© dâexpression » ?
Câest bien lĂ que lâon comprend toute lâambiguĂŻtĂ© de la Macronie avec sa police. Comme dit le prĂ©fet de Paris Didier Lallement : « Nous ne sommes pas dans le mĂȘme camp ». Et le gouvernement dâaller totalement dans le sens de la police dont on questionne de plus en plus la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique. Darmanin, un mois aprĂšs sa nomination, est sans ambiguĂŻtĂ© sur son message aux forces de lâordre : « C’est la police de la RĂ©publique, la gendarmerie, les forces lĂ©gitimes d’intervention des forces de l’ordre qui font la loi dans notre pays ». Ce qui traduit une (fausse) mĂ©connaissance de la constitution française et qui sonne comme un crachat Ă la gueule de tout ce qui peut encore constituer une once de contre-pouvoir.
AmalgamĂ©s donc dans un « camp », le bloc manifestant est perçu sans nuance comme fauteur de troubles. Plus manichĂ©iste tu meurs, lâennemi de la rĂ©publique en marche est lâennemi de la rĂ©publique tout court tant le projet macroniste semble ĂȘtre du bon-sens teintĂ© de courage politique. Sauf quâentre temps, Ă force dâĂȘtre entĂȘtĂ©e, sourde et enfermĂ©e dans lâidĂ©ologie libĂ©rale, la Macronie sape son peu de lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique. Le gouvernement ouvre la voie de lâarbitraire dans laquelle les fonctionnaires comme Gheeraert sâengouffrent pour imposer leur vision de lâordre couvert par leur hiĂ©rarchie : Maxime Gheeraert comme dâautres sait manier le cadre lĂ©gal Ă sa sauce pour arriver Ă ses fins, faire fermer leur gueules au gauchistes.
Si, en rhĂ©torique, lâexcĂšs de zĂšle fait ses preuves, sa gestion des conflits semble pour le moins discutable tant lâimpulsivitĂ© et la prĂ©cipitation le domine. Gazages faciles avec sommations inaudibles Ă lâorigine de mouvements de foules dangereux, mise en vulnĂ©rabilitĂ© de ses propres flics, cordons parfois trop Ă©tanches propices aux dĂ©bordements, nasses massives et mise en tension ou carrĂ©ment en danger dâautrui. Si le bonhomme en bleu prend des airs paternalistes, justifie implacablement ses actes avec des arguments dâautoritĂ©s, les actions, tant elles sont vues sous le signe perpĂ©tuel de lâescalade rĂ©pressive et du balbutiement, nous laissent un sentiment dâirresponsabilitĂ©.
L’arrivĂ©e de Darmanin au pouvoir, comme lĂ©gitime prĂ©tendant au trĂŽne policier, n’est qu’une Ă©tape supplĂ©mentaire pour consolider ces liens entre praticiens de l’ordre rĂ©publicain. Maxime Gheeraert, Ă lâinstar du Ministre de lâIntĂ©rieur, n’est que la digne relĂšve d’une vaste lignĂ©e de flics pas tant frontistes quâamoureux de lâautoritĂ©, quelle quâelle soit. Quâimporte la nature pouvoir de droite, notre hĂ©ros du gaz reste et restera plus que jamais dans son Ă©lĂ©ment.
Remi Haga Extreme
Illustrations réalisées à partir des photos du journaliste Piotrovski
1. Vidéo sur Lille Insurgée publiée le 30/11/20.
2. « Avion : le commissaire Gheeraert arrive Ă la tĂȘte de la circonscription avec une belle expĂ©rience de terrain », La Voix du Nord, 19/10/15.
3. Pour comprendre le genre de compagnies, aux noms alambiqués, liées aux DDSP, un article Wikipédia explique succinctement leurs missions.
4. Labath, Lud, Mikette et Olive, « Fac : désorientation, occupation, répression », La Brique n°55, été 2018 « Sire, on en a gros ».
5. Zyed et Bouna Ă©taient deux jeunes hommes morts Ă©lectrocutĂ©s dans un transformateur Ă©lectrique en fuyant un contrĂŽle de police en octobre 2005 Ă Clichy-sous-bois. Trois jours aprĂšs, une grenade lacrymogĂšne est lancĂ©e Ă lâentrĂ©e dâune mosquĂ©e de la ville. Ăa nâapaise pas la colĂšre, qui dure plusieurs semaines, attisĂ©e par le mĂ©pris du Ministre de lâIntĂ©rieur, Nicolas Sarkozy. Plus jamais ça, dirent les manifestant.es ? En 2017, Selom et Matisse dĂ©cĂšdent dans des conditions trĂšs similaires Ă Lille-Fives…
6. Compte-rendu de la cour de cassation : Cass. crim., 3 nov. 2020, n° 19-87.418. Lire aussi la brÚve « Bruit ou tapage injurieux : la répression continue » (issue du n°60 et éditée en décembre 2020).
7. On se rappelle de Papineau qui, deux mois aprĂšs son arrivĂ©e Ă la DDSP du Nord, allait lui-mĂȘme porter des Ă©lĂ©ments Ă la justice, au Tribunal de grande instance, pour incriminer les Gilets jaunes. Porter la responsabilitĂ© de l’affaire judiciaire semble ĂȘtre un des devoirs hĂ©roĂŻques de la profession.
8. Ă Aubervilliers, pendant le confinement, des jeunes ont reçu le mĂȘme genre dâamendes arbitrairement (sans contrĂŽle), nous rĂ©vĂšle Bastamag (9/04/20). Ă Millau (12), des dizaines de personnes ont reçu des amendes « sans contact » pour avoir manifestĂ© Ă la fin du premier confinement dâaprĂšs La RelĂšve et la peste (17/07/20).
Source: Labrique.net