Il Rovescio / dimanche 23 août 2020
Un an et trois mois ont passĂ©s depuis notre arrestation, le 21 mai 2019, et pour moi est maintenant arrivĂ©, peut-ĂȘtre un peu en retard, le moment dâĂ©crire quelques lignes publiques sur toute cette histoire, aprĂšs les milliers de pages Ă©crites dans des lettres privĂ©es.
Tout dâabord, je tiens Ă remercier les dizaines de compagnons qui, dâune façon ou de lâautre, ont Ă©tĂ© (lointains mais) prĂ©sents pour moi pendant ces mois, mĂȘme si ce nâĂ©tait quâavec une carte postale : la conscience que, en dehors de ces murs, le monde que jâai laissĂ© continue Ă exister, avec ses contradictions, mais aussi avec sa charge dâĂ©lans et de passions, me garde vivante, Ă©motivement et intellectuellement, mĂȘme si pas dâun point de vue organique. Malheureusement le mien nâa pas Ă©tĂ© (nâest pas) un parcours carcĂ©ral « facile » (si jamais il y en a), entre lâextradition, la taule de LâAquila et lâAS3, mais je nâai jamais ressenti une perte du contact avec le monde dehors, avec les dĂ©bats et la lutte, et pour cela je dois remercier les compagnons qui sâengagent et les personnes qui mâaiment (souvent les deux choses coĂŻncident). MERCI.
Cela dit, il faut admettre que mon choix de ne pas mâexposer « publiquement », par aucun moyen que ce soit, parce que cela nâest pas mon habitude et parce que je pense que dans certaines circonstances les faits parlent mieux que nâimporte quel communiquĂ©, ce choix a, dans une certaine mesure, crĂ©e un peu de confusion, aussi et surtout en ce qui concerne les aspects techniques et le procĂšs. Je vais essayer dâarranger ça.
Opération Prometeo
Le chef dâaccusation portĂ© contre nous est lâarticle 280 du Code pĂ©nal : « attentat avec finalitĂ© de terrorisme », en plus dâune liste de circonstances aggravantes, comme « en bande organisĂ©e » et, encore, la « finalitĂ© de terrorisme » (comment lâon puisse appliquer lâaggravante de terrorisme Ă un dĂ©lit avec finalitĂ© de terrorisme est une abstraction juridique que je ne comprend pas encore). Pas dâassociation, pas de transport dâarmes de guerre, mais lâattentat est dĂ©fini comme « potentiellement meurtrier », câest Ă dire quâil est qualifiĂ© comme « atteinte Ă la vie » ; la peine minimale est de 20 ans, augmentĂ©e dâun tiers parce que lâattentat vise « des personnes qui exercent des fonctions judiciaires ou pĂ©nitentiaires » [Natascia et Beppe (et au dĂ©but aussi Robert) sont accusĂ©.e.s de lâenvoi de trois colis piĂ©gĂ©s aux Procureurs de Turin Antonio Rinaudo et Roberto Sparagna, ainsi quâĂ Santi Consolo, Ă lâĂ©poque directeur de lâAdministration PĂ©nitentiaire italienne ; NdAtt.].
LâhypothĂšse des enquĂȘteurs a peu de bases concrĂštes : ils affirment avoir trouvĂ© le magasin chinois oĂč auraient Ă©tĂ© vendues les enveloppes utilisĂ©es pour prĂ©parer les colis piĂ©gĂ©s (mĂȘme si les Ă©chantillons dâĂ©criture de tous les employĂ©s ne correspondent pas Ă lâĂ©criture trouvĂ©e sur les lettres reçues) et ont une image de camĂ©ra de surveillance de la place devant le magasin, dans laquelle on nous voit, Beppe et moi, sortir du dit magasin chinois. VoilĂ tout. Nous sortons du magasin sans avoir dans nos mains les trucs quâon nous accuse dây avoir achetĂ©s, aucun ticket de caisse de cette plage horaire ne correspond au prix du matĂ©riel quâils disent que nous aurions achetĂ©, aucune trace dâempreintes digitales ou dâADN, aucune confession volĂ©e par des Ă©coutes, tĂ©lĂ©phoniques ou dans des lieux. Mais, bien entendu, deux anarchistes qui font leurs emplettes dans un magasin chinois, en bas de chez lâun dâentre eux, dans la ville oĂč ILS CROIENT et au moment oĂč ILS CROIENT que les engins ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s⊠cela est plus que suffisant.
Pour finir, une recherche internet des adresses des destinataires, effectuĂ©e Ă partir de GĂȘnes, doit ĂȘtre lâĆuvre du troisiĂšme compagnon qui passait le weekend lĂ -bas avec eux, Robert. VoilĂ tout, ni plus, ni moins.
Câest chose connue que les Procures italiennes aiment inventer des histoires fabuleuses ; cette fois-ci, en plus de lâhabituel manque dâĂ©lĂ©ments concrets, ils ont sorti lâĂ©popĂ©e et la littĂ©rature. Le mythe de PromĂ©thĂ©e [« Prometeo » en italien ; NdAtt.] est connu : il vole le feu (la connaissance) aux dieux pour lâoffrir en cadeau aux hommes et il est puni pour cela. On voit bien qui est qui, dans ce spectacle, sâapproprie du rĂŽle de dieu. Et sâil ne faut mĂȘme pas toucher Ă certains rĂŽles sacrĂ©s, quâon imagine quelle est lâimpudicitĂ© de leur adresser un message clair comme une enveloppe farcie de poudre noire. Une caractĂ©ristique typique de PromĂ©thĂ©e est lâIRRĂVĂRENCE. Il profane un monopole, dans le cas spĂ©cifique celui de la justice, qui ne relĂšve pas de la compĂ©tence des hommes, et sa punition est plus que sĂ©vĂšre, elle est fatidique. Donc, indĂ©pendamment de lâinconsistance des indices, il faut punir quelquâun et si câest des anarchistes, tant mieux.
Au jour dâaujourdâhui, au sein de la Justice personne nâa osĂ© mettre en doute ni les dimensions exagĂ©rĂ©es de lâaccusation ni son inconsistance ; dâailleurs les directives arrivent des dieux, rien de moins, et PromĂ©thĂ©e sert dâavertissement pour tout le monde, y compris leurs serviteurs.
Dâune pierre deux coups
Lâanarchiste, il est inutile de le prĂ©ciser, a la tĂȘte de lâemploi : il tombe vraiment bien dans le dessin hyperbolique des enquĂȘteurs. En effet, le 90 % de la paperasse que jâai pu consulter (inutile de dire que je nâai pas accĂšs Ă lâensemble du dossier, Ă©tant donnĂ© quâil sâagit de plus de 200 000 pages et que la taule de merde oĂč je suis finie nâa pas les moyens de me permettre de les voir au format numĂ©rique) contient la mĂȘme chanson sur laquelle se basent TOUTES les opĂ©rations anti-anarchistes des derniĂšres annĂ©es : criminalisation de la solidaritĂ©, des rapports affectifs, dĂ©formation des opinions, fantaisies morbides de fichage policier.
Je ne veux pas me lancer dans une diatribe victimiste : lâanarchiste est lâennemi de lâĂtat, il est en guerre avec lâautoritĂ©, et, on le sait, Ă la guerre et en amour tout est permis. Je ne mâattendais pas Ă de la tendresse, et je suis profondĂ©ment convaincue que lâexpression « procĂšs juste et Ă©quitable » nâest rien dâautre quâune formule Ă mi-chemin entre lâoxymore et la synesthĂ©sie. Mais il est utile, Ă des fins dâanalyse, de parler aussi de cela. Sur la base des bĂȘtises de Sparagna, tirĂ©es directement des dossiers du procĂšs Scripta Manent, les ROS consacrent des nombreuses pages Ă ce qui voudrait ĂȘtre une classification linnĂ©enne de lâhistoire de lâanarchisme, en essayant coĂ»te que coĂ»te de faire rentrer dans des case ce qui ne peut pas y rentrer (et ils partent de Bakounine, rien e moins⊠quelle honneur!) et de comprendre ce qui, inutile le dire, ne pourra jamais ĂȘtre compris Ă lâintĂ©rieur dâun commissariat.
Ils interprĂštent de la mĂȘme façon la solidaritĂ© aux prisonniers, qui, dans ce cas, devient le mobile, Ă©tant donnĂ© que lâun des destinataires des colis piĂ©gĂ©s est Santi Consolo, Ă lâĂ©poque directeur de lâAdministration PĂ©nitentiaire. Du coup, sâintĂ©resser au sort dâun compagnon ou, encore pire, dâun ami, tombĂ© aux mains de la justice, est un Ă©lĂ©ment incriminant ; mĂȘme lâenvoi dâune carte postale (signĂ©e) Ă un dĂ©tenu devient quelque chose de suspect.
Si je nâĂ©tais pas en train de mâattarder dĂ©jĂ trop, on pourrait consacrer un chapitre entier Ă celle quâils appellent « analyse de la personnalitĂ© des inculpĂ©s » : les descriptions vont vraiment du fantaisiste au paradoxal. La participation Ă un dĂ©bat animĂ© et dâactualitĂ© (non seulement dans le « mouvement ») comme celui sur les techniques de police scientifique et dâenquĂȘte, en particulier sur lâutilisation de lâADN et sur la crĂ©ation dâune base de donnĂ©es gĂ©nĂ©tiques nationale et internationale devient comme par magie lâobsession dâun coupable, poursuivi par la peur constante dâĂȘtre arrĂȘtĂ© ; chaque mot capturĂ© par leurs micros est interprĂ©tĂ©e comme un code (on le sait, ces anarchistes sont malins ! Quand ils disent « Allons prendre un cafĂ© », en rĂ©alitĂ© ils veulent dire « Qui ramĂšne le C4 ?»). Des divagations philosophiques-existentielles sans queue ni tĂȘte, dont les auteurs eux-mĂȘmes ne comprennent plus le sens, deviennent le point de dĂ©part pour des interprĂ©tations de culpabilitĂ© au delĂ de tout doute. Je mâarrĂȘte lĂ , parce je pourrais continuer littĂ©ralement pour des heures, mais on ne peut pas tirer des conclusions logiques de leurs paradoxes.
Pour finir :
Sur la fin de ma détention préventive
Souvent, dans les lettres, ces derniers temps, on mâa demandĂ© : « Et alors ? La prĂ©ventive ne finit plus ? Tu ne sors pas ? ». Pour prĂ©ciser : pour ce type de dĂ©lit, le Code pĂ©nal Ă©tablit une durĂ©e maximale de dĂ©tention prĂ©ventive dâun an, câest Ă dire que ça aurait dĂ» expirer le 21 mai 2020. Mais, en mars, le coronavirus. Il y a donc eu deux dĂ©crets du PrĂ©sident de la RĂ©publique, Ă un mois dâintervalle lâun de lâautre, qui reportent de peu plus de 30 jours chacun TOUS les dĂ©lais et les prescriptions. Le juge dâinstruction de Milan, je ne sais pas pourquoi, prend en considĂ©ration seulement la premiĂšre prolongation et fixe lâaudience prĂ©liminaire au dernier moment, le 22 juin, ce qui empĂȘche dĂ©finitivement lâexpiration de la prĂ©ventive.
Lors de cette audience ils statuent de lâincompĂ©tence territoriale du tribunal de Milan ; les procĂšs est dĂ©placĂ© Ă GĂȘnes, tous les dossier envoyĂ©s au nouveau juge etâŠsurprise ! Le dĂ©compte des termes de la dĂ©tention prĂ©ventive repart de zĂ©ro !
Ensuite il y a eu une premiĂšre audience prĂ©liminaire, Ă GĂȘnes, le 29 juillet, renvoyĂ©e au 11 novembre. Ce qui signifie que quand on aura fait 18 mois de prison prĂ©ventive on saura, peut-ĂȘtre, combien de temps doit encore passer avant que le procĂšs commence. VoilĂ . Je vous renvoie Ă mes considĂ©rations ci-dessus, pour ce qui est du « procĂšs juste et Ă©quitable ».
Avec ces aspects techniques, je termine cet exposĂ©, long mais nĂ©cessaire, dans lâintention de le « publier » par les moyens habituels. Je voudrais ajouter plein dâautres choses, mais ce nâest pas le moment.
Une accolade fraternelle à tous les compagnons, y compris mon pÚre ; une accolade plus serrée encore à ceux qui sont enfermés.
En tout cas, pas de remords.
Salud y AnarquĂŹa
Nat
Pour lui écrire (elle lit et écrit le français) :
Natascia Savio
C.C. San Lazzaro
Strada delle Novate, 65
29122 â Piacenza (Italie)
Sans oublier Beppe :
Giuseppe Bruna
C.C. di Pavia
Via Vigentina, 85
27100 â Pavia (Italie)
Source: Attaque.noblogs.org