Le texte qui suit, paru initialement dans LibĂ©ration le 19 novembre 2020 et initiĂ© par 48 chercheur.se.s, universitaires ou artistes, prend acte de la nouvelle situation créée par lâagression azerbaĂŻdjanaise le 27 septembre dernier, et du cessez-le-feu qui lâa conclu le 10 novembre. De cette situation plus prĂ©caire et menaçante que jamais pour le peuple armĂ©nien, il tire la conclusion quâil est non seulement lĂ©gitime, au regard des principes fondamentaux du droit international, mais aussi nĂ©cessaire et urgent, au regard de lâĂ©tat de fait actuel, de reconnaĂźtre et faire reconnaĂźtre, au plus vite, lâindĂ©pendance du Haut-Karabakh, et placer sa population sous la protection du droit international.
Les ArmĂ©niens du Haut-Karabakh ont Ă©tĂ© victimes pendant 44 jours dâune offensive militaire meurtriĂšre engagĂ©e par lâAzerbaĂŻdjan et son alliĂ© turc. A eux deux, ces pays comptent plus de 90 millions dâhabitants. LâArmĂ©nie en compte 3 millions, le Haut-Karabakh seulement 145000 avant le dĂ©but des hostilitĂ©s. Recep Tayyip Erdogan nâa pas fait mystĂšre de son soutien Ă ses « frĂšres azĂ©ris ». Pire, il est avĂ©rĂ© que plusieurs milliers de djihadistes syriens acheminĂ©s par la Turquie sont venus grossir les rangs de lâarmĂ©e azerbaĂŻdjanaise. Selon lâObservatoire syrien des droits de lâhomme, prĂšs de 300 de ces mercenaires ont Ă©tĂ© tuĂ©s sur le champ de bataille.
Les ArmĂ©niens ont rĂ©sistĂ©. Mais lâAzerbaĂŻdjan, forte de sa manne pĂ©troliĂšre, sâest dotĂ©e au fil des ans dâun armement sophistiquĂ©, en particulier de drones de fabrication israĂ©lienne et turque. Sur le plan militaire, le rapport de force a penchĂ© de maniĂšre Ă©crasante en faveur des assaillants. Le 9 novembre dernier, lâArmĂ©nie sâest vue contrainte de signer un cessez-le-feu humiliant. Une fois de plus, la communautĂ© internationale â la France en particulier â sâest lavĂ©e les mains du sort des ArmĂ©niens.
Un cessez-le-feu nâest pas un traitĂ© de paix. En la matiĂšre, tout reste Ă faire. Câest pourquoi il est urgent aujourdâhui de placer les ArmĂ©niens sous la protection de la communautĂ© internationale. Pour cela, une seule solution : la reconnaissance de lâindĂ©pendance du Haut-Karabakh. La communautĂ© internationale doit activer un de ses principes fondateurs, nĂ© au 19e siĂšcle, affirmĂ© avec force au dĂ©but du 20e aussi bien par Woodrow Wilson que LĂ©nine, et consacrĂ© depuis en droit international : lâautodĂ©termination, ou le droit des peuples Ă disposer dâeux-mĂȘmes.
Ce droit soulĂšve dâemblĂ©e une question : quâest-ce quâun peuple ? Quâest-ce qui le dĂ©finit, et qui peut lui accorder lâindĂ©pendance ? Les interprĂ©tations sont nombreuses. Certaines privilĂ©gient une conception territoriale. Câest celle qui avait prĂ©valu au moment de la dĂ©colonisation, lors de laquelle certaines des principales rĂ©solutions des Nations Unies sur lâautodĂ©termination des peuples furent promulguĂ©es.
Dâautres favorisent une dĂ©finition plus sociologique. Le droit dâun peuple Ă disposer de lui-mĂȘme repose dans ce cas sur une culture, une langue ou une religion communes, lui donnant une profondeur historique.
Un troisiĂšme critĂšre consiste Ă affirmer que ce nâest pas le peuple lui-mĂȘme qui fonde son existence, mais la communautĂ© internationale. En le reconnaissant comme Etat, en Ă©tablissant avec lui des relations diplomatiques, celle-ci lâaccepte en son sein comme entitĂ© Ă part entiĂšre.
Il y a une quatriĂšme approche : la « sĂ©cession-remĂšde » (remedial secession en anglais), un concept Ă©mergent dans le droit international depuis un demi-siĂšcle environ. LâidĂ©e est celle-ci : lâintangibilitĂ© des frontiĂšres prime sauf en cas dâextrĂȘme nĂ©cessitĂ©, lorsque lâintĂ©gritĂ© physique de la population qui demande son autodĂ©termination est en danger. Cet argument avait prĂ©valu lors de la dĂ©claration dâindĂ©pendance du Kosovo en septembre 2008, suivie de sa reconnaissance par une grande partie de la communautĂ© internationale. Outre le fait que le Kosovo est peuplĂ© Ă 90% dâAlbanais, sa population avait Ă©tĂ© victime, au moment du dĂ©membrement de la Yougoslavie, de crimes de guerre perpĂ©trĂ©s par lâĂtat serbe, rendant inconcevable la coexistence dans le mĂȘme Ătat. Les puissances avaient insistĂ© Ă ce moment-lĂ sur le fait que le Kosovo ne pourrait servir de prĂ©cĂ©dent. Cette insistance est toutefois lâaveu quâil en constitue effectivement un.
Tous les critĂšres traditionnellement invoquĂ©s pour justifier lâautodĂ©termination sont rĂ©unis dans le cas du Haut-Karabakh. Staline avait attribuĂ© ce territoire quasi-exclusivement peuplĂ© dâArmĂ©niens Ă lâAzerbaĂŻdjan soviĂ©tique en juillet 1921. Pendant la pĂ©riode qui a suivi, et jusquâĂ la chute de lâURSS, il a disposĂ© dâun statut de rĂ©gion autonome, en vertu duquel les autoritĂ©s du Haut-Karabakh ont recouru au droit de sĂ©cession de lâURSS, selon les dispositions de la loi sur la sĂ©cession dâavril 1990, et ce au mĂȘme titre que la rĂ©publique soviĂ©tique azerbaĂŻdjanaise. Les ArmĂ©niens qui y vivent ont leur propre culture, leur langue, et une religion chrĂ©tienne qui explique les pogroms dont ils ont Ă©tĂ© victimes, notamment Ă SumgaĂŻt en 1988, lâĂ©vĂ©nement dĂ©clencheur de la « guerre dâindĂ©pendance » des annĂ©es 1990.
Depuis les annĂ©es 1990, le Haut-Karabakh a dĂ©veloppĂ© ses propres institutions politiques, sĂ©parĂ©es de celles de lâAzerbaĂŻdjan, comme jadis le Kosovo. Il fonctionne de fait depuis vingt-cinq ans comme un Ătat indĂ©pendant. On signalera au passage quâalors que lâAzerbaĂŻdjan est une dictature, qui rĂ©prime fĂ©rocement sa propre population, oĂč la famille Aliyev pĂšre et fils occupe le pouvoir depuis plus trente ans, et oĂč la vice-prĂ©sidente du pays est aussi la femme du prĂ©sident, le Haut-Karabakh est une dĂ©mocratie, oĂč les Ă©lections comptent. Ce qui Ă©tait visĂ© par lâAzerbaĂŻdjan lors de la guerre, ce sont non seulement des vies humaines, des biens matĂ©riels, mais aussi une dĂ©mocratie construite avec tĂ©nacitĂ©, dans les circonstances les plus hostiles. Il serait temps que la promotion de la dĂ©mocratie par la communautĂ© internationale aux quatre coins du monde soit suivie dâactes.
Lâargument dĂ©cisif en faveur de la reconnaissance du Haut-Karabagh est le risque dâanĂ©antissement de la population armĂ©nienne. Le cessez-le-feu prĂ©voit que des troupes russes maintiendront la paix pendant cinq ans. Et aprĂšs ? Bien quâelle nâenverra pas de soldats, la Turquie sera associĂ©e Ă ces opĂ©rations via un centre de contrĂŽle russo-turc, esquisse dâune future base militaire en AzerbaĂŻdjan. Erdogan ne sây est pas trompĂ©, qui a dĂ©clarĂ© que le Haut-Karabakh intĂ©grait le « croissant turc ». Faut-il rappeler que les ArmĂ©niens ont subi en 1915, dans lâEmpire ottoman, lâun des premiers gĂ©nocides du 20e siĂšcle, et quâErdogan a souvent rĂ©pĂ©tĂ© sa volontĂ© dâachever lâĆuvre commencĂ©e par ses prĂ©dĂ©cesseurs ottomans ? Ă supposer mĂȘme que les forces russes parviennent Ă imposer une stabilitĂ© pendant cinq ans, la perspective Ă lâissue de cette pĂ©riode est parfaitement claire : nouvelle guerre et parachĂšvement du nettoyage ethnique du Haut-Karabakh. Comme lâont documentĂ© de nombreuses organisations internationales et ONG, les hommes dâEtat azĂ©ris, Ă commencer par le PrĂ©sident, appellent couramment Ă lâĂ©radication des ArmĂ©niens de la rĂ©gion. On peut dĂ©battre longtemps du meilleur critĂšre conduisant Ă la reconnaissance dâun Ătat. On nâen trouvera pas de plus convaincant que le risque avĂ©rĂ© de crime contre lâhumanitĂ© et de gĂ©nocide.
Les spĂ©cialistes du droit international sont dâaccord sur un point : entre lâintangibilitĂ© des frontiĂšres et le droit Ă lâautodĂ©termination des peuples, il y a un conflit. Lâapplication de lâun de ces principes va souvent Ă lâencontre de lâautre. Mais la solution Ă ce problĂšme nâest pas juridique. Elle est politique.
Nous appelons lâAssemblĂ©e nationale, et plus gĂ©nĂ©ralement la communautĂ© internationale, Ă travers ses institutions, Ă prendre ses responsabilitĂ©s, et Ă reconnaĂźtre lâindĂ©pendance du Haut-Karabakh. Trente-cinq ans aprĂšs son dĂ©clenchement, il est temps que ce « conflit gelĂ© » issu de lâeffondrement de lâURSS trouve sa solution dĂ©finitive, afin que les gĂ©nĂ©rations futures de jeunes ArmĂ©niens et AzĂ©ris ne continuent pas Ă payer de leur sang le prix de lâinaction de la communautĂ© internationale. Cette solution passe par la reconnaissance de lâindĂ©pendance du Haut-Karabakh, et le placement de sa population armĂ©nienne sous la protection du droit international. Câest la seule option rĂ©aliste aujourdâhui. Alors, la sĂ©rĂ©nitĂ© requise pour lâouverture de nĂ©gociations en vue dâun rĂšglement de long terme du conflit pourra apparaĂźtre. Alors, la rĂ©conciliation des populations du Sud Caucase deviendra enfin possible.
Premiers signataires (dans lâordre alphabĂ©tique) :
Emmanuel Alloa, philosophe ; Odile AlmĂšs, enseignante ; Bruno Andreotti, physicien ; Serge Avedikian, comĂ©dien et rĂ©alisateur ; Michel Balard, historien ; Renaud Barbaras, philosophe ; Krikor Beledian, Ă©crivain ; Rudolf Bernet, philosophe ; Julie Billaud, anthropologue ; Etienne Bimbenet, philosophe ; Anne BoissiĂšre, philosophe ; Pierre Bonin, professeur de droit ; Christophe Bouton, philosophe ; Roland Breeur, philosophe ; Philippe BĂŒttgen, philosophe ; Ronan de Calan, philosophe ; FrĂ©dĂ©ric Chauvaud, historien ; Catherine Coquio, professeure de littĂ©rature ; Pascal Engel, philosophe ; Yvonne Flour, professeure de droit ; SĂ©vane Garibian, professeure de droit ;Jean-Christophe Goddard, philosophe ; Stella Harrison, psychanalyste ; Philippe Huneman, philosophe ; Pierre Jourde, Ă©crivain ; Razmig Keucheyan, philosophe ; Max Kistler, philosophe ; Stefan Kristensen, philosophe ; Catherine LarrĂšre, philosophe ; Bernard Legras, professeur dâhistoire ancienne ; Sarah Leperchey, historienne du cinĂ©ma ; Elli Medeiros, musicienne, chanteuse, actrice ; Judith Michalet, philosophe ; Taline Papazian, politologue ; Philippe de Peretti, Ă©conomiste ; Jean-Philippe Pierron, philosophe ; Dominique Pradelle, philosophe ; Thomas Pradeu, philosophe ; Dalita Roger Hacyan, maĂźtre de confĂ©rences en littĂ©rature anglaise ; Jacob Rogozinski, philosophe ; Arnaud Saint-Martin, sociologue ; Michel Surya, Ă©crivain ; Pierre Tevanian, philosophe ; Claudine Tiercelin, philosophe ; Sylvie Tissot, sociologue ; Michel Veuile, biologiste ; Charles Wolfe, philosophe ; Tigrane Yegavian, journaliste.
Source: Lmsi.net