- Photo Denis Meyer
Le 28 juin dernier, Louis Aliot a remportĂ© le second tour des municipales avec 59,03 % des suffrages face au maire sortant Les RĂ©publicains (LR) Jean-Marc Pujol. Cette victoire nâest pas une surprise : en 2014 dĂ©jĂ , le frontiste Ă©tait arrivĂ© en tĂȘte au premier tour, et Pujol nâavait dĂ» sa réélection quâau ralliement des autres listes et Ă la mobilisation dâune partie des abstentionnistes. Cette fois, le « barrage rĂ©publicain » nâa pas suffi.
Le centre de Perpignan a toujours Ă©tĂ© un mystĂšre pour moi. Impossible, pour la visiteuse que je suis, dâen dessiner une carte mentale claire. Hors des axes familiers, je tĂątonne dans les rues Ă©troites et mâĂ©tonne de mes trajectoires. Au premier abord, on peut ĂȘtre frappé·e par lâimage dâun centre-ville en dĂ©shĂ©rence, dans lequel sâĂ©tirent dâanciennes rues commerciales dĂ©sertes, jalonnĂ©es de devantures fermĂ©es. Sur certaines, la mĂ©tropole a collĂ© des photos dâintĂ©rieurs marchands tĂ©moins, mais cette tentative de redynamisation par le papier peint ne fait quâajouter Ă une impression de tristesse figĂ©e.
Ici, le centre nâest pas le lieu de la bourgeoisie. En dehors de quelques rues cossues et de la place de la RĂ©publique rĂ©novĂ©e sur laquelle sâĂ©talent des terrasses proprettes autour dâun marchĂ© de producteurs, elle demeure invisible. Les classes aisĂ©es se concentrent dans les quartiers pĂ©riphĂ©riques, se repliant dans des rĂ©sidences fermĂ©es ou se dĂ©pliant dans un confortable pĂ©riurbain choisi. Elles laissent les pauvres entre eux, dans les quartiers populaires centraux ou relĂ©guĂ©s en proche bordure.
Perpignan est, aussi, une ville qui sâeffondre. En 2006, 2009 et 2014, plusieurs immeubles se sont Ă©croulĂ©s dans les quartiers de Saint-Jacques et Saint-Mathieu. Un dĂ©faut dâentretien du bĂąti par des proprios prompts Ă empocher des loyers, conjuguĂ© Ă une inaction de la Ville, font du mal-logement une problĂ©matique prĂ©gnante â on estime Ă 4 000 le nombre de logements insalubres dans le centre. Les rues portent les stigmates de lâeffritement : Ă©tais de soutĂšnement, dĂ©moliâtions en cours, immeubles dont ne subsistent que les façades, Ăźlots parsemĂ©s de dents creuses.
Dans le centre, certains quartiers ne se traversent pas ; ils se contournent le long de frontiĂšres, invisibles pour des yeux non initiĂ©s. Toutes les personnes rencontrĂ©es durant mon sĂ©jour affirment que ce cloisonnement sâest renforcĂ© ces derniĂšres annĂ©es : « Les quartiers se ferment. » Perpignan est une ville marquĂ©e par une forte sĂ©grĂ©gation spatiale et les habitant.es sây frĂŽlent sans toujours se rencontrer. Cette image de populations fragmentĂ©es, captives de territoires communautarisĂ©s, est omniprĂ©sente dans les discours politiques et mĂ©diatiques : les Gitan.es de Saint-Jacques face aux Arabes de Saint-Mathieu, comme durant les Ă©meutes du printemps 2005 [1].
Dans un livre-dialogue [2] avec Jean-Paul Alduy, qui fut maire UMP de la ville de 1993 Ă 2009, le sociologue Alain Tarrius nuance ces reprĂ©sentations. Il explique que, pour que le systĂšme clientĂ©liste local fonctionne, les politiques ont besoin dâinduire une immobilisation et un fractionnement des populations, celles-ci devenant alors le jouet de la concurrence entre la Ville et le conseil dĂ©partemental, historiquement Ă gauche. Or, les habitant.es dĂ©veloppent des stratĂ©gies de contournement et de retournement de ces assignations. DâaprĂšs Tarrius, si les Ă©changes entre populations semblent diminuer, cela ne dit pas grand-chose de leurs mobilitĂ©s rĂ©elles. Perpignan est une ville-Ă©tape, Ă la frontiĂšre de nombreux flux dâĂ©changes plus ou moins informels, une mĂ©tropole de la mondialisation entre pauvres, centrale dans les Ă©conomies souterraines.
Territoire extrĂȘmement inĂ©galitaire, Perpignan se hisse au cinquiĂšme rang des villes les plus pauvres de France. 32 % de ses habitant.es vivent sous le seuil de pauvretĂ© et le taux de chĂŽmage atteint 85 % dans certains quartiers. Les associations, bien que nombreuses, sont dĂ©bordĂ©es, et font le constat dâune paupĂ©risation grandissante. Ornella, membre du Secours populaire, me confie que les demandes dâaide alimentaire ont augmentĂ© de 30 % en 2019 et de 45 % cette annĂ©e : « Maintenant on voit mĂȘme des artisans venir chercher Ă manger. » Un appauvrissement dĂ©jĂ visible avant la pandĂ©mie, et qui nâa fait quâaugmenter depuis le confinement. Les militantes associatives que je rencontre font le mĂȘme rĂ©cit dâune misĂšre sociale omniprĂ©sente, et enchaĂźnent les histoires sordides dessinant la guerre entre pauvres qui fait rage. La situation Ă©tait dĂ©jĂ au bord de lâimplosion, et lâĂ©lection de Louis Aliot Ă la mairie ne laisse rien prĂ©sager de bon.
Si le vote Front national est historiquement fort Ă Perpignan et dans la rĂ©gion, son candidat a dĂ», pour se faire Ă©lire, nouer des alliances et conquĂ©rir de nouveaux Ă©lectorats. Se prĂ©sentant sans Ă©tiquette pour se distancier du RN, Louis Aliot sâest construit une image de notable du coin, figure respectable et pondĂ©rĂ©e. Tout en soignant son implantation locale, Aliot est parvenu Ă se prĂ©senter comme extĂ©rieur aux pratiques vernaculaires de nĂ©potisme et de clientĂ©lisme [3]. Son programme, trĂšs axĂ© sur la sĂ©cuâritĂ©, diffĂ©rait peu de celui de Jean-Marc Pujol, le maire LR sortant. Son discours libĂ©ral et rassembleur a su rassurer la bourgeoisie locale, de droite plutĂŽt rĂ©publicaine, lui permettant de rafler le vote des classes aisĂ©es pĂ©riphĂ©riques. Affichant volontiers sa proximitĂ© avec Robert MĂ©nard, le maire dâextrĂȘme droite de BĂ©ziers dont il prend lâaction comme modĂšle, Aliot a nĂ©anmoins pris garde Ă ne pas tomber dans la surenâchĂšre. Raciste, oui, mais pas outrancier. « Il nâa pas intĂ©rĂȘt Ă ce que ça se passe mal, pour ne pas ternir lâimage de la ville », conjecture Sarah, membre du lieu associatif La Locale. « Mais il y a les effets dâannonce, et puis ce qui ne se voit pas dans les mĂ©dias. On a peur que lâĂ©lection dâAliot empire ce qui se faisait dĂ©jĂ ; câest sur les populations fragiles quâil va taper. »
Effectivement, les arrĂȘtĂ©s pleuvent dĂšs les premiĂšres semaines, interdisant pĂȘle-âmĂȘle : mendicitĂ©, occupation abusive de lâespace public, regroupement dâindividus perturbateurs, tenue indĂ©cente, divagation de chien ou mĂȘme jeux de boules sur le domaine public. Aliot ordonne Ă©galement la fermeture Ă 22 heures des alimentations gĂ©nĂ©rales, arguant lors dâune confĂ©rence de presse que « lâorigine [de lâinsĂ©curitĂ©] vient de lâouverture de commerces illicites, dâĂ©piceries de nuit, qui occasionnent tapages nocturnes, ivresses publiques et des faits plus graves comme les trafics de cigarettes ou de stupĂ©fiants ». Pour faire appliquer ces mesures, il augmente les effectifs de la police municipale (PM). Une Ă©volution qui se double, constatent les militant. es, dâune collaboration marquĂ©e entre la mairie et la prĂ©fecture. Si les populations fragiles Ă©taient loin dâĂȘtre mĂ©nagĂ©es sous lâanâcienne Ă©quipe municipale, le tour de vis annoncĂ© commence Ă se faire sentir.
Samedi midi, place Cassanyes. Sur cette place entourĂ©e de petits commerces et de terrasses de cafĂ©, se tient un marchĂ© quotidien oĂč lâon trouve de tout. Tandis que les forains replient leurs stands Ă la vitesse de lâĂ©clair, les cantonniers entrent en action et leurs machines prennent possession des lieux dans un bruit dâenfer. MalgrĂ© cette routine apparente, le quartier nâest pas tranquille : dans la matinĂ©e, la Bac (Brigade anti-criminalitĂ©) a fait une descente dans le four [4] tout proche. Soudain, les arah [5] retentissent : une voiture de police fait son entrĂ©e sur la place, avant de sâenfoncer Ă faible allure dans une ruelle. Depuis les Ă©lections, la PM et son maire ne mĂ©nagent pas leurs efforts. « On a senti le changement dĂšs le premier jour », me raconte Emma, une amie comĂ©dienne. « Le lendemain des Ă©lections, les flics paradaient, gyrophares allumĂ©s, et jouaient les cow-boys quand on les approchait de trop prĂšs. Ils avaient lâair de fĂȘter quelque chose et Ă©taient clairement en confiance. »
Ăgalement dans le viseur dâAliot, les squats dâexilé·es, qui subissaient dĂ©jĂ une pression importante sous la mandature de Pujol. Roger Hillel, militant commuâniste, conserve la mĂ©moire de la longue campagne de rĂ©quisitions, portĂ©e par le collectif Bouge Toit. Si la premiĂšre occupation, en 2011, sâĂ©tait plutĂŽt bien passĂ©e â Pujol Ă©tant mĂȘme venu visiter lâancienne Ă©cole occupĂ©e en prometâtant quâil nây aurait pas expulsion â, lâattiâtude de la municipalitĂ© sâĂ©tait rapidement durcie. Ces derniĂšres annĂ©es, les Ă©vacuations se sont succĂ©dĂ©, et lâarrivĂ©e dâAliot empire encore les choses. La derniĂšre expulsion date du 12 aoĂ»t dernier â un ancien hĂŽtel appartenant Ă la mairie et occupĂ© depuis dĂ©cembre 2018. La procĂ©dure arrivant Ă son terme au moment du confinement, un recours avait Ă©tĂ© dĂ©posĂ© afin de repousser lâĂ©chĂ©ance. Mais la mairie, contrairement Ă la pratique en vigueur, a demandĂ© Ă la prĂ©fecture dâordonner lâexpulsion avant lâaudience. Pour Roger, « cette intervention est une provocation et une tentative dâintimidation ». Autre dĂ©cision Ă©loquente selon lui : lâaffaire de lâhĂŽtel de la Cigale, un bĂątiment prĂ©emptĂ© par le conseil dĂ©partemental des PyrĂ©nĂ©es-Orientales pour en faire une plate-forme dâaccueil pour les mineur.es non accompagnĂ©. es. Lâancienne municipalitĂ© sâĂ©tait dĂ©jĂ opposĂ©e au projet, rĂ©pliquant vouloir y installer un commissariat de quartier. Louis Aliot, alors conseiller municipal, sâĂ©tait fendu dâune lettre ouverte dans laquelle il associait les migrant.âes à « [la] toxicomanie, [les] agressions de femmes, [lâ]insalubritĂ© ». DĂ©sormais au pouvoir, et bien quâune dĂ©cision du tribunal administratif ait donnĂ© raison au DĂ©partement, il passe en force et vient de lancer les travaux du futur commissariat.
Mais le nouveau maire et ses forces de lâordre ne se donnent pas toujours la peine dâĂȘtre aussi procĂ©duriers. Sous une pluie battante, je rejoins Fatouma, miliâtante associative trĂšs impliquĂ©e auprĂšs des personnes Ă la rue, et Mohammed, sans-âabri, dont le campement a Ă©tĂ© brutaâlement expulsĂ© quelques jours auparavant. Avec deux autres personnes, il Ă©tait installĂ© sous un pont depuis presque un an, prĂšs de la Croix-Rouge et des Restos du cĆur. Le matin du 30 septembre, ces derniers leur ont refusĂ© un cafĂ©, le ton est montĂ© et la directrice a appelĂ© le 17. Les policiers municipaux sont arrivĂ©s en un clin dâĆil et ont Ă©vacuĂ© sans mĂ©nagement les occuâpant.es et leurs affaires. « Les pauvres, on ne veut plus vous voir Ă Perpignan ! », ont-ils dit Ă Mohammed, tout en menaâçant Fatouma qui tentait de filmer la scĂšne.
Le soir des Ă©lections, pendant quâAliot fĂȘtait sa victoire dans un immeuble cossu du centre historique, seules quelques dizaines de personnes se sont rassemblĂ©es spontanĂ©ment pour protester. Roger me dĂ©crit « un vĂ©ritable coup de bambou. Les camarades sont sonnĂ©s. On est dans lâexpectative, il va nous falloir un peu de temps pour sortir de la sidĂ©ration et rĂ©agir. » Pourtant, entre fatigue de lâurgence sociale et incertitude des temps Ă venir, malgrĂ© le tableau noir quâils dressent de la situation, les militant.es rencontrĂ©s ne lĂąchent rien. Si certaines structures subissent des pressions et craignent pour leurs subventions, le tissu associatif local reste solide. Surtout, tous et toutes le disent, la solidaritĂ© tient bon.
Dans ce brouillard profond, une petite Ă©claircie : La Locale, lieu associatif, sâapprĂȘte Ă ouvrir ses portes dans le centre, Ă deux pas de la place Rigaud. LâidĂ©e a germĂ© peu aprĂšs lâĂ©lection. Face au constat dâune ambiance cloisonnĂ©e et de lâabsence dâun rĂ©seau dâorganisation efficace pour faire face aux situations dâurgence â en-dehors de celui des associations saturĂ©es â, la nĂ©cessitĂ© dâun lieu pour sâorganiser sâest imposĂ©e. Est alors nĂ© le projet dâun local de luttes et dâactivitĂ©s. Une base arriĂšre, pour permettre Ă celles et ceux qui agissent de se rencontrer, et aux solidaritĂ©s de se renforcer. Le tout sur des bases politiques claires : antiautoritaires et autogestionnaires. Créé Ă lâorigine par quelques-uns, le collectif sâest depuis Ă©largi, agrĂ©geant des personnes mues par une mĂȘme volontĂ© de recoller les morceaux. Une premiĂšre rĂ©union publique a eu lieu en septembre, afin de prĂ©senter le projet et lancer une souscription. Celle-ci a portĂ© ses fruits et lâouverture est proche. Au programme : une cantine rĂ©guliĂšre, des cycles de confĂ©rences et de projections, des permanences juridiques pour les saisonnier.es, un atelier couture. Les rĂ©pĂ©titions de deux chorales fĂ©ministes et des rĂ©unions de Gilets jaunes devraient Ă©galement sây tenir. Perpignan, ville morcelĂ©e ? Ne reste quâĂ tisser des ponts.
Source: Cqfd-journal.org