Son travail photographique en faisait un artiste de haut niveau et dans sa librairie, la galerie dâart Ă lâĂ©tage a accueilli de nombreuses et belles expositions. Homme aux mille talents qui sâĂ©tait emparĂ© tout seul des savoir-faire de bien des corps de mĂ©tiers, dotĂ© dâun goĂ»t sĂ»r qui le tenait Ă lâĂ©cart des escroqueries profitables de lâart contemporain, dĂ©finitivement rĂ©fractaire aux attraits dâInternet, Guy Ă©tait une de ces personnes efficaces, discrĂštes, incroyablement dĂ©terminĂ©es dans leur Ă©thique Ă contre-courant de lâĂ©poque, et dont lâexistence mĂȘme demeure comme la preuve ultime quâun monde sans exploiteurs est possible. En hommage Ă Guy, nous republions lâinterview parue dans Article 11 n°15 et republiĂ© le 5 avril 2014 sur le site du journal, oĂč il raconte son expĂ©rience dâĂ©tabli.
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« Ă lâĂ©poque, je baignais dans un milieu artistique. Une espĂšce de cocon dans lequel je me sentais bien. AprĂšs une adolescence rock and roll, jâĂ©tais montĂ© Ă Paris pour Ă©tudier aux Arts DĂ©cos et je vivais avec des amis. Comme je nâĂ©tais pas trĂšs portĂ© sur la politique, Mai-68 mâa pris par surprise. Je mâen rappelle trĂšs bien : il faisait beau, les fenĂȘtres Ă©taient ouvertes, et depuis lâappartement nous entendions les grenades lacrymos qui pĂ©taient boulevard Saint-Michel. On lâa dâabord pris Ă la blague, sur le mode : ils font chier, ces Ă©tudiants⊠Puis, on a dĂ©cidĂ© dâaller voir. Et on est restĂ© jusquâau bout. JusquâĂ la dĂ©bĂącle finale. La dĂ©prime du grand retour Ă lâordre.
Peu de temps aprĂšs, un copain a ramenĂ© une publication maoĂŻste Ă lâappartement. Et il nous a branchĂ©s sur la GP. Ăa mâa parlĂ©. Pas le maoĂŻsme â ça, je mâen fichais, je nâai jamais Ă©tĂ© pro-chinois. Non, ce qui mâa plu, câest que ce groupe agissait rĂ©ellement sur le terrain et portait des pratiques radicales. Un temps, quand mĂȘme, jâai hĂ©sitĂ©. Je nâai pas pour habitude de faire les choses Ă moitiĂ©, et il mâĂ©tait trĂšs vite apparu que je devais choisir entre lâart et la politique. Dilemme. Ăa faisait un an que je travaillais Ă ââma grande Ćuvreââ, un film dâanimation dont jâavais rĂ©alisĂ© les quinze premiĂšres minutes. Que devais-je en faire ? Finalement, un soir, jâai dĂ©posĂ© la bande dans une poubelle, en plein rue. La politique, donc. Je suis rentrĂ© Ă la GP en 1969, Ă 22 ans ; jâen suis sorti en 1973, quand lâorganisation a dĂ©cidĂ© sa dissolution.
Je mâĂ©tais mariĂ© en 1969, ma premiĂšre fille est nĂ©e un an plus tard. Mais ĂȘtre militant Ă la GP, câĂ©tait du 24 heures sur 24 : il nây avait guĂšre de place pour la famille. Je voyais donc trĂšs peu ma femme et ma fille. En 1970, je les ai dâautant moins vues que jâai fait un mois et demi de prison. En Quartier de haute sĂ©curitĂ© (QHS). Je tâassure que quand tu dĂ©barques Ă 23 ans en QHS, le choc est rude. TrĂšs. Tu te retrouves sans rien. Je nâavais mĂȘme pas un stylo et un papier, pourtant indispensables pour cantiner. Jâavais tellement envie de cigarettes que jâai essayĂ© de fumer les brins de paille de ma paillasseâŠ
Pourquoi le QHS ? Lâhistoire nâa guĂšre dâintĂ©rĂȘt. Disons que jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© pour une action menĂ©e dans le cadre de de la campagne ââLâĂ©tĂ© sera chaudââ, qui prenait pour cibles les yachts et les restaurants de luxe. Et que mon avocat a finalement dĂ©crochĂ© un non-lieu. De toute façon, je nâai jamais Ă©tĂ© un homme violent ; Ă lâĂ©poque, je me voyais plutĂŽt comme un humaniste. Mon militantisme consistait surtout Ă passer mon temps dans les banlieues, les usines, les foyers dâimmigrĂ©s. La thĂ©orie, je mâen foutais. Je ne lisais pas les textes, mĂȘme pas Mao. Jâai bien participĂ© Ă quelques rĂ©unions avec Benny LĂ©vy [1], mais ça mâa profondĂ©ment emmerdĂ©. Je faisais partie de la base, celle qui sâescrimait sur le terrain et rĂ©agissait aux Ă©vĂ©nements. Sâil y avait une descente de flics dans un foyer africain, par exemple, on passait la nuit Ă rĂ©diger et imprimer une affiche quâon allait coller un peu partout au petit matin.
Quand les instances du mouvement ont dĂ©cidĂ© quâil fallait que quelquâun sâimplante dans une grosse boĂźte de la banlieue Nord pour y faire de lâagit-prop [2], je me suis portĂ© volontaire. Il sâagissait de Babcock, une usine de La Courneuve qui fabriquait des chaudiĂšres industrielles. Jâai postulĂ© comme ouvrier spĂ©cialisĂ© (OS). On mâa demandĂ© si jâavais un CAP, jâai menti et rĂ©pondu ââouiââ. Le lendemain, je commençais comme oxycoupeur [3]. Sauf que je nây connaissais rien⊠Je ne savais mĂȘme pas comment allumer le chalumeau ! Sans mon voisin, un AlgĂ©rien, je ne mâen serais jamais tirĂ©. Pendant quinze jours, il mâa appris les bases du boulot. Câest-Ă -dire quâil faisait double labeur, le sien et le mien. JusquâĂ ce que je sois capable de me dĂ©brouiller.
Jâai passĂ© trois ans dans cette usine, alors bastion de la CGT. JâĂ©tais le seul militant maoĂŻste, autant dire que ça nâa pas Ă©tĂ© facile. Ă chaque rĂ©union, il y avait cinq-six gros bras de la CGT qui mâentouraient, pour mâempĂȘcher de parler. JâĂ©tais trĂšs seul : en trois ans, je nâai rĂ©ussi Ă me faire quâun seul bon pote. Tous les autres me voyaient venir avec mĂ©fiance. Cela explique sans doute que, politiquement, je ne sois pas arrivĂ© Ă grand-chose.
Jâai par contre beaucoup bu. Dans lâusine, tout le monde buvait. Les mecs dĂ©barquaient carrĂ©ment le matin avec des cabas remplis de bouteilles ! Ăa nous faisait des journĂ©es de travail trĂšs arrosĂ©es. Aux aurores, on descendait deux-trois cafĂ©s-calvas dans un bistrot voisin avant dâembaucher. Puis on tournait au blanc sur la chaĂźne, jusquâau dĂ©jeuner. Ă midi, pastis puis rouge pour accompagner le repas, et digestif au bistrot. LâaprĂšs-midi, on continuait au rouge, et on finissait dans un cafĂ© Ă la fin de la journĂ©e. Bien sĂ»r, câĂ©tait beaucoup trop. Mais jâĂ©tais heureux dans les bistrots, Ă discuter avec les prolos et les immigrĂ©s. Jây ai passĂ© un temps fou, jâadorais ça. Alors quâaujourdâhui je mây ennuieâŠ.
Le cĂŽtĂ© agit-prop ? Pour ĂȘtre honnĂȘte, il sâagissait surtout de discuter avec les ouvriers. De tout. Du boulot, des chefs, du jardin, des filles. On parlait des accidents du travail, aussi – il y en avait plein, Ă lâĂ©poque. Et on causait un peu de politique. De temps en temps, je rĂ©digeais un tract et je profitais de la pause de midi pour en balancer les reproductions sur les Ă©tablis. Il fallait rester discret : si lâencadrement me surprenait en pleine action, jâĂ©tais virĂ©. Mais je nâai jamais Ă©tĂ© pris sur le fait. Et puis, jâĂ©tais bon dans mon boulot, ça mâa aidĂ© Ă passer Ă travers les gouttes. Ăa nâa pas toujours Ă©tĂ© facile. Ă un moment, la direction de lâusine a essayĂ© de me contraindre au dĂ©part en me refilant les boulots les plus dĂ©gueulasses. Sauf que jâai tenu bon. Je suis un homme tenace.
Bien sĂ»r, les flics mâont embarquĂ© un paquet de fois. Et jâai aussi eu droit Ă quelques sessions de prĂ©paration Ă la lutte clandestine avec la GP. On se retrouvait dans la forĂȘt de Fontainebleau, pour sâentraĂźner au tir de cocktail Molotov. Comme je nâĂ©tais pas mauvais Ă lâentraĂźnement, il avait Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© que je ferais partie des premiĂšres lignes dans les manifs. Mais je nâavais aucune envie dâĂȘtre devant, moi… Je nâĂ©tais pas un guerrier, ni un combattant. Jâappartenais certes Ă un groupe qui prĂŽnait la violence, mais personnellement je mâen passais volontiers.
Je ne sais pas si je croyais que ça pourrait dĂ©boucher sur la rĂ©volution. Je ne me posais pas vraiment la question, je vivais simplement au jour le jour. Nous Ă©tions une dizaine de militants Ă travailler en banlieue Nord, tous amis et trĂšs souvent fourrĂ©s ensemble. On avait mĂȘme une base arriĂšre Ă la fac de Saint-Denis, qui nous prĂȘtait une salle.
LâĂ©tĂ©, on partait ââen vacancesââ avec la GP : on allait aider des paysans en Bretagne. Ă lâĂ©poque, on a passĂ© tous nos mois dâaoĂ»t comme ça, ma femme et moi. Il sâagissait de filer un coup de main, de monter des murs de parpaing, etcâŠĂa nous faisait un bol dâair, on profitait de la campagne. On avait lâimpression de dĂ©couvrir un monde, dây appartenir un peu.
En 1973, la GP a dĂ©cidĂ© sa dissolution. Ăa a Ă©tĂ© une excellente dĂ©cision. Selon moi, ce choix intelligent a Ă©vitĂ© un Ă©ventuel basculement dans une lutte armĂ©e stĂ©rile, sans appui de la population, sur le mode allemand ou italien. Mais la dĂ©cision nâa pas Ă©tĂ© facile Ă accepter pour les militants les plus investis : certains ont eu le sentiment de se retrouver orphelins. Ce nâĂ©tait pas mon cas – jâavais une femme, une fille, un projet, des attaches dans le monde paysan. Jâai donc dĂ©crochĂ©. Et je suis passĂ© assez facilement de cette vie Ă la suivante. La dissolution a peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tĂ© un soulagement. Parce que câest difficile de savoir jusquâoĂč tu pourrais Ă©ventuellement aller quand tu es vraiment inscrit dans un mouvement. Je ne sais pas ce que jâaurais fait si la GP avait continuĂ©. LĂ , câĂ©tait rĂ©glĂ©.
Dans ce parcours, il y a Ă©videmment des choses que je regrette. Dont une que je ne pourrai jamais oublier, jâen Ă©prouve encore de la honte aujourdâhui. Alors que jâĂ©tais ouvrier chez Babcock, la CGT avait lancĂ© une grande journĂ©e de mobilisation. Bien. Sauf quâil y avait un problĂšme : les instances de la GP avaient dĂ©cidĂ© que ses militants nây participeraient pas. Je me rappellerai toujours de cette journĂ©e : jâarrive Ă lâusine, je passe devant mes collĂšgues tenant le piquet de grĂšve Ă lâentrĂ©e, je rentre et je prends mon poste sur la ligne. Jâai travaillĂ© alors que lâimmense majoritĂ© de lâusine faisait grĂšve ! Alors que je bassinais les ouvriers avec la rĂ©volution depuis trois ans ! Pour eux, ça nâavait pas de sens, câĂ©tait complĂštement idiot. Et ils avaient raison. MĂȘme mon chef a Ă©tĂ© choquĂ©. Il est venu me voir pendant que je travaillais en compagnie des cinq autres ouvriers qui ne faisaient pas grĂšve. Il mâa regardĂ© et il mâa dit : ââLĂ , je ne te comprends vraiment pasâŠââ
Il y a lĂ quelque chose que je voudrais Ă©claircir, quarante ans plus tard. Jâaimerais comprendre comment je me suis retrouvĂ© Ă suivre bĂȘtement un mot dâordre aussi Ă©videmment idiot. Cela ne vaut pas seulement pour cette histoire de grĂšve. On rejoint une organisation, on sây investit et on perd finalement, sans mĂȘme sâen rendre compte, un peu de son intĂ©gritĂ©. »
Source: Lundi.am