Les thĂ©oricien-nes « critiques » (pour ce que cela veut dire ; souliers de cuir, diplĂŽmes, etc.) ont depuis longtemps une fixation sur les divers personnages peuplant lâunivers de Walt Disney. On pensera Ă Adorno et Horkheimer avec Donald Duck – porte-Ă©tendard de la violence capitaliste – ou Ă Benjamin avec celui quâil surnomme « lâabrutissant » Mickey Mouse, source de rires dans les salles de cinĂ©mas qui ont quelques choses Ă voir avec les psychoses collectives⊠Pas gĂȘnĂ©. Plus prĂšs de nous, Danny Gaudreault se servait de cette derniĂšre figure en la reterritorialisant dans un contexte performatif pour lâutiliser en tant que symbole de quelque chose quâun crĂ©tin comme Michael Moore nommerait le capitalisme amĂ©ricain, et ce, avec toute lâhĂ©gĂ©monie culturelle quâelle porte. Un peu clichĂ© quand mĂȘme, on connaĂźt la chanson.
Il faut dire que Matthew B. Crawford, philosophie et rĂ©parateur de moto, dans son dernier bouquin Contact, nous offre une histoire de lâĂ©volution de la souris Ă la salopette rouge qui vaut la peine de sây attarder pour quelques lignes du moins.
Le philosophe de la moto (baptisons-le ainsi) postule que les vieux cartoons de Mickey Mouse jusquâaux annĂ©es 50 avaient comme ressort comique la frustration que les objets matĂ©riels entraĂźnent dans la quotidiennetĂ©. On pensera aux ressorts logĂ©s dans les boĂźtes qui s’Ă©jectent trĂšs prĂ©cisĂ©ment pour nous crever l’Ćil, les escaliers roulants affamĂ©s dĂ©sirant nous dĂ©vorer, sans oublier les vĂ©los qui perdent des roues pour se transformer en monocycle. Bref, un rapport Ă lâobjet qui est presque diabolique tel quâil se retrouve similairement dans les Looney Toons sous tout ce qui Ă©tait estampĂ© par la multinationale ACME (tenant pour acquis que le monde des Looney Toons est aussi structurĂ© en Ătat-nations). Ce qui se passe pour Crawford dans ces cartoons-lĂ câest une exagĂ©ration du caractĂšre hĂ©tĂ©ronomique de la rĂ©alitĂ© : le fait que celui-ci nous impose certaines rĂšgles qui rĂ©gissent notre action. Retenons cela.
Or, dans la production la plus rĂ©cente dans laquelle Mickey prend place, « La Maison de Mickey », on y voit plutĂŽt quelque chose comme « un fantasme Ă Ă©chapper Ă lâhĂ©tĂ©ronomie par le biais de lâabstraction » : un renoncement aux compĂ©tences pratiques pour substituer notre capacitĂ© aux solutions magiques de la technologie. Câest que dans cette Ă©mission, lâimpuissance des personnages nâest aucunement mise en scĂšne Ă la comparaison des cartoons antĂ©cĂ©dents, mais plutĂŽt une rĂ©solution de problĂšme qui est illustrĂ©e par le fait que Mickey peut simplement couiner « oh tourniquet ! » ce qui fait apparaĂźtre une caisse Ă outils (la « maxicaisse ») sur-le-champ, genre dâordinateur volant dans un nuage fantomatique offrant quatre « maxioutils » parfaitement adĂ©quats Ă la situation rencontrĂ©e. La technologie rĂšgle tout. Il nây a rien dans la concrĂ©tisation de ses choix, ni dans le pourquoi et dans le comment que la Maison de Mickey laisse entendre aux auditeurs et auditrices.
Bref, si les vieux Mickey Mouse reprĂ©sentaient Ă merveille le monde dans lequel nous sommes, dans lequel nous sommes soumis Ă lâhĂ©tĂ©ronomie des choses, aux pĂ©rils de la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle, la Maison de Mickey quant Ă elle ressemble plutĂŽt Ă lâutopie cybernĂ©tique de la Silicon Valley oĂč les problĂ©matiques sont dĂ©jĂ rĂ©glĂ©es par le feedback de la machine et les dangers toujours dĂ©jĂ prĂ©venus. Rien Ă apprendre de fondamental, pas de rapport aux mondes Ă transformer, de praxis ; que des outils Ă -portĂ©e-de-la-main pour agir sur le mĂȘme et le toujours pareil.
*
weâll do things and
weâll go to places
all around the world
weâre marching
– The Mickey Mouse Club Theme
Sans vouloir tomber dans la critique de la technique unilatĂ©rale et la-peur-des-robots, cette introduction dont la presque-inutilitĂ© est presque-assumĂ©e, se voit ĂȘtre mon instrument Ă un certain Ă©loge de la commune, celle avec laquelle je partage une forte affinitĂ© pour le moins. Le citoyen de la mĂ©tropole, celui de lâEmpire, a quelque chose qui nous rappelle trĂšs fortement le Mickey de la Maison de Mickey : celui dâĂȘtre un ĂȘtre passif, absent, aliĂ©nĂ© tout comme profondĂ©ment inutile. Il est de ceux qui se font gĂ©rer.
La commune, de par la concrĂ©tude quâelle offre tout comme celle dans laquelle elle sâanime, prend rĂŽle de gabarit Ă lâĂ©mergence de nouvelles dispositions et formes de prĂ©sences. Elle rĂ©tablit les conditions de la possibilitĂ© de lâexpĂ©rience, celle qui a Ă©tĂ© si horriblement lacĂ©rĂ©e par tout ce qui se pose comme mĂ©diation entre le soi, le je et le toujours trop autrui.
Deux banals exemples me viennent en tĂȘte en ce qui a trait Ă la rencontre de lâhĂ©tĂ©ronomie dans la commune qui dĂ©montrent comment celle-ci se dĂ©voile comme un lieu dâĂ©ducation, mais a fortiori dâapprentissage de certaines aptitudes (lâapprentissage est par lâexpĂ©rience, tandis que lâĂ©ducation une « mise en Ćuvre », une « conduite de la formation ») qui me semblent ĂȘtre primordiales Ă la construction dâune puissance rĂ©volutionnaire.
On a tout dâabord les dĂ©fis qu’entraĂźnent lesdites « tĂąches manuelles », que ce soit dans la construction dâinfrastructures aussi rudimentaires dâun poulailler en passant par la concoction de teintures officinales qui viendront guĂ©rir nos poules enrhumĂ©es – rĂ©elles amies. Câest que les problĂ©matiques prĂ©sentes dans ce type de situations permettent une rĂ©appropriation dâune capacitĂ© dâagir sur le monde, celle qui est trop souvent monopolisĂ©e par les spĂ©cialistes et/ou neutralisĂ©e par les diverses automatisations. Se trouve Ă©galement dans un tel contexte la possibilitĂ© dâune rĂ©appropriation dâun savoir « fondamental» (dâun « pourquoi du comment »). La poule peut-elle attraper nos rhumes ? Est-ce nos trop nombreux Ă©ternuements sur elles qui les ont rendues malades ? De la disposition Ă la curiositĂ© et Ă la comprĂ©hension, la « nature » semble apparaĂźtre comme une concrĂ©tude coextensive ; elle n’apparaĂźt plus comme une altĂ©ritĂ© hostile. Une zone de rĂ©sonance apparaĂźt de cette proximitĂ©, de cet hexis de la pratique quâexhorte la commune. Jamais passif, toujours pratique.
Mais encore, il y a toute lâhĂ©tĂ©ronomie qui bouillonne dans la commune de lâarticulation des relations interpersonnelles. PlutĂŽt que dâĂȘtre un ensemble de liaisons stĂ©rilisĂ©es par les formalitĂ©s et les soi-disant ââsolidaritĂ©sââ zĂ©lĂ©es de camaraderies flasques que lâon retrouve dans le syndicalisme ou le militantisme, la commune est lieu de la vie, de la quotidiennetĂ©, dâamitiĂ©s sĂ©vĂšres, dâamours ardents, mais aussi dâentente. Ai-je besoin de mâĂ©tirer sur comment partager un milieu de vie peut-ĂȘtre complexe ? Toute vie familiale le prouve suffisamment. Chose sĂ»re, de par les conflits tout comme des dĂ©cisions cruciales, sans nĂ©gliger les moments dionysiaques, de tristesses et peines, Ă©closent de nouvelles aptitudes aux traitements de rapports et situations qui sont peut-ĂȘtre inconnues pour certain-es, sinon la plupart du temps mĂ©diatisĂ©es par la pudeur quâentraĂźne le bien paraĂźtre.
Il y a quelques semaines, en me prĂ©parant dans la mesure oĂč cela Ă©tait possible au deuil abyssal dâun parent, je me rappelle les mots dâun extraordinaire ami : « on vieillit, nos parents aussi⊠ça va de plus en plus arriver ces choses-là ⊠il va falloir apprendre Ă sâoccuper de nous dans ces moments-là ».
La commune comme lieu dâapprentissage Ă©motionnel. Ce nâest pas peu dire.
*
mickey Mouse is dead
got kicked in the head
cos people got too serious
– Subhumans
Cette petite rĂ©flexion, au final, tient en deux choses (qui sont au fond la mĂȘme): 1. une requĂȘte au meurtre, celle de tuer le Mickey Mouse de la Maison de Mickey dans nos tĂȘtes 2. dâĂȘtre une apostrophe Ă nos vies signalant la nĂ©cessitĂ© de lâapprentissage ââdâaptitudes en tout genreââ, mais Ă©galement de se questionner sur les finalitĂ©s de celles-ci, sur si elles permettent de nous rĂ©approprier le monde. Lourde tĂąche faut-il sâavouer⊠au moins de prendre Mickey dans toute sa passivitĂ© et de lui faire une jambette de temps Ă autre, disons. Cela dit, lâon peut certainement rediriger nos apprentissages vers une optique de (vous mâexcuserez la formule trĂšs orale) « ce que lâon fait, on le fait pour nous et pour la suite du monde ». Il me semble que câest sous un tel raisonnement que la commune peut-ĂȘtre quelque chose de lâordre de l’explosion des totalisations, des prises en charge et des administrations technocapitalistes. Câest parce quâelle se poserait dorĂ©navant comme un refus Ă la (re)production de cet ordre, de lâordre de ceux et celles qui se font gĂ©rer.
Je crois, comme Crawford lâĂ©crivait, que la libertĂ© nâĂ©merge pas dans un contexte de naĂŻfs choix formulĂ©s tels que nous lâoffre la sociĂ©tĂ© marchande ou la mĂ©tropole avec sa panoplie de lifestyles. Elle apparaĂźt plutĂŽt lorsquâon doit ââobĂ©irââ Ă des rĂ©alitĂ©s objectives qui ont leurs propres maniĂšres dâĂȘtre intraitables. « Instruments de musique ou jardins qui ne poussent pas » disait notre philosophe de la moto. Jâajouterais la commune comme « devenir-rĂ©el, […] devenir-pratique du monde, le processus de rĂ©vĂ©lation de toute chose comme pratique, c’est-Ă -dire prenant place dans ses limites, dans sa signification immanente »⊠disait lâautre.
Source: Contrepoints.media