Ce lundi soir, il rĂšgne une Ă©trange ambiance dans le local de CQFD. Un Ă©cran est posĂ© sur la table de la cuisine. Depuis le vieux canapĂ© de cuir et quelques chaises pliantes, nous sommes six Ă le regarder, non sans apprĂ©hension. Car le spectacle va commencer. Au programme : 25 heures devant CNews, chaĂźne dâinfo privĂ©e ultra-rĂ©actionnaire aux courbes dâaudience galopantes. LâidĂ©e : dissĂ©quer le quotidien des programmes de cette succursale de Canal +, au-delĂ des courtes vidĂ©os qui relayent les plus odieuses saillies verbales de ses Ă©ditorialistes sur les rĂ©seaux sociaux.
Anciennement nommĂ©e I-TĂ©lĂ©, CNews sâest faite porte-voix, entre autres joyeusetĂ©s, du racisme le plus dĂ©complexĂ©. Ăric Zemmour y officie ainsi quatre fois par semaine dans lâĂ©mission Face Ă lâinfo prĂ©sentĂ©e par Christine Kelly. Câest dans ce cadre quâil a Ă©ructĂ© cette considĂ©ration sur les mineurs Ă©trangers isolĂ©s, le 29 septembre dernier : « Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs. Câest tout ce quâils sont. » Un dĂ©rapage ? Non, une tradition chez cet admirateur du gĂ©nĂ©ral Bugeaud [1], qui le 31 aoĂ»t dernier balançait au sujet dâagressions estivales : « On sait que les victimes sâappellent MĂ©lanie et les assassins Youssef. »
EmbauchĂ© en 2019 par lâhomme dâaffaires Vincent BollorĂ©, propriĂ©taire du groupe Canal +, le polĂ©miste dâextrĂȘme droite est le fer de lance de la stratĂ©gie Ă droite toute de la chaĂźne. Mais il est loin dâĂȘtre le seul Ă clapoter dans des eaux politiques troubles, que ce soit parmi les invitĂ©s ou les intervenants rĂ©guliers de la chaĂźne. Exemple entre cent, la patronne du trĂšs rĂ©ac mensuel Causeur et chroniqueuse rĂ©guliĂšre de la chaĂźne, Ălisabeth LĂ©vy, allumĂ©e sauce pinard-saucisson sâillustrant rĂ©guliĂšrement par son fiel envers les immigrĂ©s, les fĂ©ministes et les tenants dâune sociĂ©tĂ© progressiste.
AprĂšs le meurtre de lâenseignant Samuel Paty le 16 octobre, la vague raciste a encore enflĂ© sur la chaĂźne, implosant littĂ©ralement. De la dĂ©putĂ©e europĂ©enne Nadine Morano dĂ©plorant la prĂ©sence de femmes voilĂ©es dans sa circonscription Ă lâĂ©ditorialiste Guillaume Bigot appelant Ă la dĂ©portation des islamistes aux Ăźles Kerguelen en passant par Ălisabeth LĂ©vy lĂąchant « Nous sommes ligotĂ©s par notre droit-de-lâhommisme », la logorrhĂ©e collective [2] nâavait quâun objectif : taper sur les musulmans et ceux qui dĂ©fendent leurs droits.
Loin de causer du tort Ă la chaĂźne, cette stratĂ©gie Ă©ditoriale semble au contraire porter ses fruits : les taux dâaudience ne cessent de grimper. Cet Ă©tĂ©, CNews a dĂ©passĂ© LCI pour devenir la deuxiĂšme chaĂźne dâinformation française derriĂšre BFM TV, caracolant rĂ©guliĂšrement au-dessus de la barre des 500 000 tĂ©lĂ©spectateurs. Surtout, elle semble avoir une influence de plus en plus marquĂ©e sur le jeu politico-mĂ©diatique français, nivelant les dĂ©bats par le bas, vers cette zone obsĂ©dĂ©e par un dit « ensauvagement » de la sociĂ©tĂ© â quand Darmanin dĂ©crit son rejet des rayons de nourriture « communautaire » dans les supermarchĂ©s, on se jurerait au beau milieu dâun dĂ©bat sur CNews.
VoilĂ pourquoi on sâest retrouvĂ©s le lundi 26 octobre Ă 19 heures dans lâantre de CQFD pour un marathon tĂ©lĂ©visuel Ă©prouvant. Lâobjectif : observer la bĂȘte en direct afin de comprendre ce qui se joue dans cet espace mĂ©diatique et les dispositifs quâil mobilise. ConsĂ©quence de quoi : on sâest relayĂ©s pour ne rien rater, du dĂ©but du Zemmour du lundi soir Ă la fin du Zemmour du mardi soir, pour un total de vingt-cinq (longues) heures, deux jours avant lâannonce du reconfinement, trois jours avant lâattentat de Nice. On vous en livre ici les moments marquants.
Lundi, 19 h â Musique oppressante, gĂ©nĂ©rique cheap, plateau moche et fonctionnel, on y est : Face Ă lâinfo commence, avec la falote prĂ©sentatrice Christine Kelly aux commandes. Comme dans lâimmense majoritĂ© des Ă©missions de la chaĂźne, les dĂ©batteurs sont essentiellement de vieux mecs blancs, tandis que la prĂ©sentatrice est cantonnĂ©e Ă un improbable rĂŽle de complice mi-potiche mi-institâ. Outre Zemmour, il y a lĂ trois spĂ©cimens : RĂ©gis Le Sommier, rĂ©dacteur adjoint de Paris Match quâon entendra peu puisquâil semble un peu moins frappadingue que les autres ; Harold Hyman, journaliste franco-amĂ©ricain farfelu Ă opinions et bretelles dĂ©rangeantes ; et Marc Menant, invraisemblable type Ă tĂȘte de vampire jauni issu du journalisme sportif. On comprend vite que ceux-ci ne serviront quâĂ une chose : passer les plats Ă la star de la chaĂźne. Le sommaire Ă©vacuĂ©, le voilĂ ainsi invitĂ© Ă dĂ©livrer son premier « Ă©dito », consacrĂ© Ă la politique française dans le monde arabe, le prĂ©sident turc Erdogan ayant rĂ©cemment traitĂ© Macron de malade mental. Lâexercice dure une grosse vingtaine de minutes et se rĂ©vĂšle particuliĂšrement opaque. « La France est ciblĂ©e parce quâelle est faible », regrette Zemmour, avant dâexpliquer que la Chine, elle, a la chance de pouvoir massacrer les OuĂŻghours sans que personne ne moufte. Puis il sâembarque dans une valse de digressions loufoques, mĂȘlant un Charles de Gaulle inspirĂ© par le royaliste Charles Maurras aux Ă©crits « extraordinaires » du collaborationniste Jacques Benoist-MĂ©chin. Soudain apparaĂźt Saint Louis. Puis le Quai dâOrsay en prend pour son grade : « On est passĂ©s des barbouzes du SAC et de Foccart Ă des juristes fĂ©ministes ! » Lâensemble est complĂštement incomprĂ©hensible, et au local comme sur le plateau, la question premiĂšre semble ĂȘtre : de quoi parle-t-il ?
19 h 21â Ils chahutent, ils sâamusent, ils minaudent â « Calmez-vous, les garçons », rigole Kelly. Cravate violette, veste grise, Zemmour appelle Ă imiter la Russie de Poutine et à « jouer des divisions du monde arabe ». Puis il rĂ©enfourche son cheval de bataille, extirpant de son discours confus la phrase qui pourra ensuite ĂȘtre reprise en boucle par mĂ©dias et rĂ©seaux sociaux : « Il faut que lâimmigration musulmane cesse dâĂȘtre un poids sur nos Ă©paules. » Suivent quelques vagues considĂ©rations sur les « traditions chrĂ©tiennes » bafouĂ©es, puis les minauderies reprennent. Ce marathon va ĂȘtre long.
19 h 48 â Le loufoque Marc Menant, rebaptisĂ© Vampirello par nos soins tant son sourire est flippant, a droit Ă son numĂ©ro. Lyrique, il consacre une chronique Ă Gilles de Rais, camarade de baston de Jeanne dâArc et serial killer mĂ©diĂ©val. On ne comprend pas grand-chose, Ă part que papy est trĂšs excitĂ© et que la foule pleurait le jour de lâexĂ©cution du criminel. Câest un peu gĂȘnant.
20 h 10 â Christine Kelly lâavait promis en dĂ©but dâĂ©mission : « On va prendre de la hauteur. » Verdict Ă lâheure du gĂ©nĂ©rique de fin : câest pas gagnĂ©. Ă la pauvretĂ© incroyable des interventions, notamment sur lâĂ©lection amĂ©ricaine, sâest accolĂ©e la misĂšre dâun dispositif ramenĂ© au degrĂ© zĂ©ro de lâentertainment : de vieux gars radotant de façon monocorde sur un plateau. Seule consolation : lâĂ©mission nâest ni prĂ©cĂ©dĂ©e ni suivie ni interrompue par des publicitĂ©s, les annonceurs ne se bousculant pas pour y ĂȘtre associĂ©s [3]. Cheh.
20 h 32 â « Mais qui sont ces gens ? », se demande-t-on. Et pourquoi les faire parler eux ? Ă quel titre ? LâHeure des Pros 2 a commencĂ© depuis vingt minutes et lâĂ©mission tourne dĂ©jĂ au bordel en bande dĂ©sorganisĂ©e. Ici aussi, ça dĂ©bute avec quatre vieux mecs blancs et une femme. Et lĂ encore, leurs considĂ©rations nâapportent rien. Choquantes ou pas, elles restent toujours au ras des pĂąquerettes. Ancien journaliste sportif, lâanimateur star Pascal Praud, cheveux blancs et petites lunettes bleues, nâest expert de rien, mais ça ne lâempĂȘche pas de dĂ©blatĂ©rer sur nâimporte quel sujet, Ă tel point quâil anime deux Ă©missions sur CNews, une le matin lâautre le soir. Il y a aussi lâincroyablement bileux Ivan Rioufol, du Figaro, sorte de sous-Louis-Ferdinand CĂ©line momifiĂ©, obsĂ©dĂ© par lâimmigration et le « choc des civilisations ». Et une certaine Sophie Obadia, dont on apprend quâelle est avocate, point barre. Mais des experts ? Aucun, hormis dans ces images reprises Ă RTL sur lesquelles on entend le prĂ©sident du conseil scientifique Jean-François Delfraissy Ă©voquer la situation sanitaire. Le reste est meublĂ© par des considĂ©rations de cafĂ© du commerce sur le coronavirus et de propos acerbes sur le monde musulman.
Dans son Ă©mission du lendemain matin, lâancien journaliste sportif Pascal Praud sâemportera contre les politiques en temps covidĂ©s : « Quelles sont leurs compĂ©tences ? Ils donnent lâimpression que chacun de nous pourrait les remplacer. » LâĆil, la paille, la poutre, une vieille histoireâŠ
21 h 47 â On profite de lâĂ©mission dâYves Calvi, LâInfo du vrai, « empruntĂ©e » Ă la grille de Canal + et donc peu reprĂ©sentative de lâesprit CNews, pour discuter des ficelles de ce quâon a vu jusquâici. Et le constat est accablant : il nây a aucune forme de journalisme, aucune interview de terrain, simplement de lourdingues dĂ©bats dâopinion qui sâĂ©ternisent. Et qui ne se distinguent que sur un point : invitĂ©s et chroniqueurs sont Ă la fois dĂ©nuĂ©s de toute compĂ©tence spĂ©cifique et terriblement rĂ©acs. Bonus : ils rient beaucoup, grassement, dans une atmosphĂšre de connivence dĂ©goulinante, matraquant encore et encore leur insignifiance analytique.
Lâassociation de critique des mĂ©dias Acrimed a parfaitement rĂ©sumĂ© les effets pervers du dispositif [4] : « Câest sur ce type de journalisme-comptoir caractĂ©ristique des talk-shows que prospĂšrent tous les âfast-thinkersâ, et plus encore les chroniqueurs dâextrĂȘme droite. Commenter des faits divers, invectiver, idĂ©ologiser des ressentis, politiser la peur, butiner les sondages : leurs positions et leurs propos sur lâislam, la sĂ©curitĂ©, lâimâmigration ou lâautoritĂ© trouvent dans les mĂ©diocres dispositifs un moule Ă leur mesure. […] Affranchis des faits comme de toute rĂšgle scientifique, les commentateurs sont portĂ©s par le commentaire ambiant et par les rĂ©cits mĂ©diatiques dominants, en vogue depuis des dĂ©cennies : âOn vient vers vous, on vous demande : âLa France est-elle en dĂ©clin ?â Vous dites oui ou non ? Et vous GĂ©rard, oui ou non ?â (Pascal Praud, 16 sept.) Du pain bĂ©nit pour le âouiâ des rĂ©actionnaires. »
22 h 09 â Castaner a le Covid, nous apprend un bandeau au bas de lâĂ©cran. ConsĂ©quence de quoi : on trinque. Pendant ce temps, Calvi et ses invitĂ©s parlent intersectionnalitĂ©, islamo-gauchisme, ravages des cultural studies⊠LĂ aussi, ça frĂŽle les abysses conservateurs, sauf que les moyens sont lĂ , patte Canal + aidant : il y a des reportages aux Ătats-Unis, des images Ă commenter, des pensĂ©es un peu plus diverses et dĂ©veloppĂ©es. DĂ©primant, mais un peu plus Ă©laborĂ©.
22 h 35 â Joie, pour Soir Info, le prĂ©sentateur Julien Pasquet, ex-journaliste sportif (encore un !) rentrĂ© dans lâhistoire du journalisme en aoĂ»t dernier grĂące Ă son splendide « Mais on sâen fiche des chiffres ! » lors dâun dĂ©bat sur lâ » ensauvagement » de la France, a invitĂ© Florian Philippot, ex du FN, roulant dĂ©sormais pour son propre parti, les Patriotes. Et câest trĂšs reprĂ©sentatif de ce quâon observera pendant ces 25 heures : les invitĂ©s sont trĂšs souvent dâextrĂȘme droite, quâil sâagisse du RN ou de Debout la France. Sinon, un bon contingent LR et LREM, ainsi que quelques PS et LFI dissĂ©minĂ©s ici et lĂ . Niveaux « journalistes », câest encore pire, avec surreprĂ©sentation de rĂ©acs azimutĂ©s, comme EugĂ©nie BastiĂ© ou Marion Mourgue, toutes deux grandes progressistes au Figaro. Les autres invitĂ©s affichent souvent des profils un peu Ă©tranges, Ă lâimage de Kevin Bossuet, prof dans le 93 (et scribouillard Ă Valeurs actuelles, ce qui nâest pas prĂ©cisĂ©), qui ce soir se lance vite dans dâinquiĂ©tantes envolĂ©es : « Quand on a lâamour de la France chevillĂ© au corps », sâenflamme-t-il causant RĂ©publique, avant quâune urgentiste explique par Skype quâelle voudrait que « MbappĂ© et Neymar sâinvestissent contre le Covid ». Il y a du niveau. Quand Kevin explique quâil a vu des gens postillonner en terrasse des cafĂ©s, on rĂ©pond en postillonnant sur lâĂ©cran â tel est notre dĂ©sespoir.
23 h 30 â Philippot porte la mĂȘme cravate violette que Zemmour plus tĂŽt. Et il tient le mĂȘme discours : « Il faut jouer sur les divisions du monde musulman. » Oh Lord !
23 h 52 â « Mais ils vont la passer combien de fois la pub lyrique sur les saumons norvĂ©giens ? », sâĂ©tonne lâun dâentre nous. RĂ©ponse : beauâcoup. Un point positif, vu que câest Ă peu prĂšs le seul moment oĂč on ne voudrait pas se crever les yeux au fer rouge tant ce quâon voit est affligeant.
Mardi, 1 h 23 â Rediffusion de Vive les livres : François-Marie Banier, photographe et ex-gigolo de luxe de lâhĂ©ritiĂšre Bettencourt, parle de ses bouquins. Fait notable : il dit sa fascination pour la Gay Pride, puis des choses belles et humaines sur les migrants afghans. Est-on bien sur CNews ?
1 h 54 â Dans Reportage, il y a un sujet sur le nouvel album de Cabrel. Un peu dâair dans cet ocĂ©an anxiogĂšne ? MĂȘme pas : « Dans son nouvel album, nous dĂ©crit le journaliste, Francis Cabrel parle de beaucoup de choses qui lâont touchĂ©, Ă commencer par la violence de la sociĂ©tĂ©, les jeunes filles voilĂ©es et les tueurs armĂ©s comme Ă la guerre […]. » Interview de lâartiste : « Le monde est inquiĂ©tant. Ă chaque coin de rue, [vous pouvez tomber sur] quelquâun de dĂ©traquĂ©. » Je dĂ©primais, je dĂ©prime et je dĂ©primerai.
2 h 28 â 4e diffusion de LâĂdition de la nuit : un journal tĂ©lĂ©visĂ© sans reportage digne de ce nom â aucune interview, seulement un commentaire issu de dĂ©pĂȘches dâagences lu par un journaliste sur des images dâarchives. Ăa devient rude. Il nây a plus quâun seul dâentre nous, phare dans la nuit. Meskine, il sâenverra encore six rediffusions avant lâaube.
5 h 55 â DĂ©but de la matinale. Et lâoccasion de se rendre compte que les mĂȘmes tĂȘtes reviennent dâĂ©mission en Ă©mission. Ainsi des deux invitĂ©s fils rouges : Daniel Scimeca, mĂ©decin gĂ©nĂ©raliste, et Patrick Karam, vice-prĂ©sident du Conseil rĂ©gional dâĂle-de-France (son appartenance LR nâest pas prĂ©cisĂ©e…). Ils Ă©taient dĂ©jĂ lĂ hier, ces bougres.
06 h 09 â Sur le plateau, ça fait quelques minutes quâon dĂ©bat des mesures Ă prendre contre le corona. Patrick Karam fait une suggestion intelligente : offrir des masques aux salariĂ©s pauvres qui, par souci dâĂ©conomie, portent les leurs un peu trop longtemps.
Câest alors que le prĂ©sentateur demande :
â « Daniel Scimeca, pourquoi est-ce quâon a lâimpression que la Chine sâen sort mieux que la France et le reste de lâEurope ?
â Ăcoutez. La Chine, dâabord, a un fonctionnement trĂšs autoritaire. Moi jâaime pas dire que la Chine nâest pas dĂ©mocratique, câest un type de dĂ©mocratie qui nâest pas dans notre logiciel Ă nous mais en tout cas câest sĂ»r que les libertĂ©s individuelles, câest une notion totalement diffĂ©rente dâici et je pense que cela [et des] stratĂ©gies de reconfinement local [expliquent cette] rĂ©ussite. » Fatigue.
7 h 12 â Ancien conseiller de Macron, Gaspard Gantzer, accusĂ© par un invitĂ© dâĂȘtre reprĂ©sentatif de lâesâprit ENA de LREM, se dĂ©fend de toute mĂ©connaissance mĂ©dicale : « Jâai des mĂ©decins dans ma famille ! »
7 h 30 â Le bandeau annonçant lâentretien de 8 h 15 avec Jordan Bardella clignote dĂ©sormais toutes les deux minutes.
8 h 15 â Roulement de tambour : Bardella, vice-prĂ©sident du RN, est interviewĂ© par Laurence Ferrari. Celle-lĂ mĂȘme qui confiait, il y a quelques annĂ©es, au magazine Elle : « Ă travers mes Ă©missions, jâessaie de donner des clĂ©s aux Ă©lecteurs pour quâils votent pour un projet, et non pas contre. » Ce matin, elle sâacquitte avec brio de cette mission en servant sur un plateau une soupe maison de questions labellisĂ©es RN Ă un Bardella sĂ©rieux comme un futur ministre de lâIntĂ©rieur. « Ils nâont rien prĂ©parĂ©, ni anticipĂ© », assĂšne-t-il, causant des macronistes et du Covid. « Nous sommes tous des cibles », ajoute-t-il, parlant terrorisme, « cinquiĂšme colonne » et « intelligence avec lâennemi ». Sur le plateau, personne ne lui porte la contradiction : pour dĂ©rouler ses arguments nĂ©ofascistes, ce nâest pas une ruelle quâon laisse Ă Bardella, ce sont les Champs-ĂlysĂ©es. Boycott des produits français par des pays musulmans, Turquie, risque terroriste, fermeture des mosquĂ©es radicales⊠Bardella est plus quâĂ son aise : triomphant. Et avant de partir, il place la petite phrase qui finira en bandeau : « La France doit devenir invivable pour ceux qui la dĂ©testent. »
9 h â Retour de Pascal Praud et de ses autoproclamĂ©s « snipers ». Il y a le pote Ă Zemmour Ăric Naulleau, Laurent Joffrin lâex de LibĂ© et Charlotte dâOrnellas de Valeurs actuelles. Praud blague : « Y a que des gens de gauche sur ce plateau. » Ah ah. Lâheure est au Covid et le show cafĂ© du commerce continue, Ă base de « les gens, ils… » (complĂ©ter dâun propos rĂ©ac).
10 h 52 â Depuis une petite demi-heure, un autre poĂšte est aux manettes : Jean-Marc Morandini. Chemise blanche, smoking blanc, sourire crispant, le roi de la tĂ©lĂ©-poubelle continue dans la voie de ses camarades. Pour les « reportages », lui aussi puise dans les images de ses confrĂšres de TF1 ou M6. Câest le cas quasiment tout le temps sur CNews, avec omniprĂ©sence de la mention « images dâillustration ». Pour le reste, ça cause en plateau, toujours sans grand intĂ©rĂȘt. Une rhumatologue Ă©veille notre attention : selon elle, il faudrait mettre le couvre-feu en semaine Ă 18 h, parce que sinon les gens auront la tentation de profiter dâune heure de dĂ©tente post-boulot avant de rentrer chez eux. Le lendemain soir, Macron annoncera le reconfinement.
11 h 52 â Morandini est surexcitĂ© : il rĂ©unit sur un mĂȘme plateau lâex-patron du Raid et celui du GIGN. La gloire. Comme de juste, lâinstitution policiĂšre se voit gratifiĂ©e de vigoureux coups de brosse Ă reluire.
13 h 48 â Valse des journaux qui sâenâchaĂźnent. Ă Midi News, il y avait Franck Allisio, vice-prĂ©sident du groupe RN Ă la RĂ©gion Paca. Et puis de longues discussions nausĂ©euses sur les mosquĂ©es aprĂšs la fermeture de celle de Pantin. Au final, Allisio nâest pas pire que les autres. Et câest bien lâenseignement de ces dĂ©bats sur le terrorisme ou le confinement : il nâest quasiment plus possible de diffĂ©rencier la parole dâun Ă©lu RN de celle dâune encartĂ©e Ă LREM voire dâun conseiller municipal PS : tous tiennent un discours semblable. Ă la seule diffĂ©rence que celles et ceux du RN plastronnent en mode : on vous lâavait bien dit.
14 h 32 â Câest La Belle Ăquipe, prĂ©sentĂ©e par une certaine ClĂ©lie Mathias. Vampirello est de retour. Ainsi que trois autres vieux mecs blancs Ă tĂȘte de mort. Se confirment encore les choix plateaux de CNews : une meuf pour faire genre et quatre gugusses qui dĂ©battent. Le taux de conneries rancies Ă la seconde est affolant, avec Vampirello qui se lĂąche sur les « pleurnicheries » des musulmans dĂ©nonçant le racisme, lĂąchant notamment : « Mais quâelle enlĂšve son foulard ! » Parfois un autre invitĂ© se rĂ©veille, fait mine de sâoffusquer, puis ça repart dans lâinvective et le racisme. Ce nâest plus une chaĂźne, câest un Ă©gout.
16 h 32 â On se rend compte que lâexercice tourne en rond, tant les dispositifs sont les mĂȘmes pour chaque Ă©mission. Certaines sont certes moins pires que dâautres, Ă lâimage de LâHeure des choix Ă 16 h, avec parfois des dĂ©bats plus contradictoires, quelques invitĂ©s valables voire intĂ©ressants â mention spĂ©ciale Ă Me Vincent Brengarth, avocat de la mosquĂ©e de Pantin tentant de rappeler les bases de lâĂtat de droit â mais sinon tout est interchangeable. On reconnaĂźt dâailleurs des habituĂ©s, qui passent dâune Ă©mission Ă une autre, comme lâancien boss de lâOM Jean-Claude Dassier, qui aligne beauferie sur beauferie, ou notre favori Vampirello, invraisemblable baratineur de lâenfer rĂ©ac.
Mal ficelĂ©s, composĂ©s pour ne rien coĂ»ter, basĂ©s sur le matraquage et les propos de comptoir, les dĂ©bats tendent tous vers le pire avec une constance terrifiante. On pense aux amigos de Libertalia qui ont rĂ©cemment envoyĂ© bouler Jean-Pierre Elkabbach qui leur demandait sâil y avait possibilitĂ© de dĂ©battre sur CNews avec lâauteur dâun livre publiĂ© par leur maison dâĂ©dition. « On a une Ă©thique », ont-ils rĂ©torquĂ© au vieux tromblon qui leur demandait pourquoi ils refusaient le dĂ©bat. Y aller, câest forcĂ©ment sâabaisser.
17 h 27 â Notre coup de cĆur musico-publicitaire : le slogan chantĂ© « Vendezvotrevoiture.fr », que notre graphiste entonne sans trembler. Le saumon norvĂ©gien reste cependant le top en la matiĂšre, suscitant des cris de joie Ă chaque apparition. Oui, la folie nous guette.
18 h 32 â Ăa fait une heure et demie que Laurence Ferrari, qui Ă©tait dĂ©jĂ lĂ Ă 8 h 15, anime son Ă©mission Punchline. Et depuis 23 heures et 28 minutes, on nâa toujours pas entendu un seul mot sur la Pologne, oĂč une grĂšve gĂ©nĂ©rale est prĂ©vue le lendemain contre une rĂ©forme interdisant lâIVG presque totalement. Rien non plus sur le tout rĂ©cent rĂ©fĂ©rendum chilien ayant pourtant permis dâen finir avec la Constitution hĂ©ritĂ©e de lâĂšre Pinochet.
19 h 21 â Lâordi sur lequel on regarde lâĂ©mission en streaming commence Ă nous lĂącher. Lui aussi nâen peut plus. Du coup on scrute lâĂ©mission de Zemmour au ralenti. Coup de théùtre : il consacre un Ă©dito au Chili ! Las, câest pour vilipender les « capacitĂ©s exceptionnelles de manipulation de la gauche ». Ensuite il tape sur les fĂ©ministes â « Elles ont 150 ans de retard ces pauvres filles. » Câest un chouĂŻa moins confus quâhier mais toujours complĂštement orientĂ© et dĂ©cousu. Zemmour se lĂąche, rigole, fait le paon. Et nous : on frise la dĂ©mence.
20 h et des poussiĂšres â Praud lance LâHeure des pros 2. « Le moment est sombre », commence-t-il. Tu lâas dit bouffi. On Ă©teint. On se regarde. Et on se le jure : plus jamais ça.
Samuel Gontier : « Un niveau de propagande incroyable »
Journaliste Ă TĂ©lĂ©rama, Samuel Gontier mĂšne un salutaire travail dâinformation sur les dĂ©rives de lâaudiovisuel français. Il a tout rĂ©cemment signĂ© une enquĂȘte sur CNews, coĂ©crite avec Richard SĂ©nĂ©joux, « Comment CNews est devenue la Fox News française ». Il revient ici sur la radicalisation idĂ©ologique dâune chaĂźne clairement infĂ©odĂ©e Ă lâextrĂȘme droite.
Regarder CNews, câest se confronter au degrĂ© zĂ©ro de lâinformation. Comment en sont-ils arrivĂ©s lĂ ?
« Il faut remonter Ă 2016 pour comprendre, soit lâĂ©poque oĂč BollorĂ© fait de la future CNews (alors I-TĂ©lĂ©) son joujou politique. Il y a notamment un Ă©pisode important, qui est la grĂšve suscitĂ©e par lâarrivĂ©e de Morandini, alors mis en examen pour corruption de mineurs. Les journalistes rĂ©clament notamment une charte dâindĂ©pendance, en vain. RĂ©sultat : plus de quatre-vingts dâentre eux claquent la porte.
JusquâĂ cette pĂ©riode, la chaĂźne nâĂ©tait pas pire que BFM TV, avec des intervenants relativement ouverts, des reportages, des enquĂȘtes. Mais Ă partir de lĂ , ils ont dĂ©cidĂ© de continuer avec deux fois moins de moyens et en se recentrant sur les dĂ©bats, parce ça ne coĂ»te rien de foutre quatre gugusses en plateau. Câest comme ça quâon arrive Ă une situation oĂč sur certaines tranches horaires il nây a mĂȘme plus de journal. »
Câest donc un calcul de leur part ?
« Ăa mĂȘle deux choses : un pari Ă©conomique, qui est de sâadresser Ă une niche, un public de vieux mĂąles blancs. Mais câest aussi un pari idĂ©ologique, de la part du trĂšs catholique BollorĂ© et de son homme de lâombre, Serge Nedjar. Ils ont clairement dĂ©cidĂ© de faire une chaĂźne de propagande. Et ça va totalement Ă lâencontre de la convention signĂ©e avec le CSA pour lâattribution dâune frĂ©quence publique. Or, dans les faits, câest devenu un mĂ©dia offert Ă lâextrĂȘme droite.
Il faut aussi rappeler que cette radicalisation a Ă©tĂ© progressive. Il y a eu une montĂ©e en puissance depuis 2016, via les dĂ©bats sur la dĂ©linquance, le voile… Depuis peu, ils ont atteint un niveau de propagande incroyable. âOn a lâimpression que câest le bureau du RN qui dicte lâagendaâ, mâa dit une source Ă CNews. Il y a clairement un effet dâentraĂźnement : ils voient que ça marche, quâil nây a pas de sanction, et ils se montent le bourrichon entre eux. »
Vous dĂ©crivez un vĂ©ritable climat de terreur rĂ©gnant dans la rĂ©dactionâŠ
« Oui, on a mĂȘme eu du mal Ă trouver des employĂ©s acceptant de nous parler. Parce que celui qui critique est virĂ© immĂ©diatement. Câest : vous ĂȘtes avec nous ou contre nous. Il y a par exemple un Ă©norme tabou sur leur problĂšme avec les femmes. Car les plateaux le montrent : beaucoup dâintervenants sont de purs machos qui ne supportent pas quâelles aient une parole forte. Quand câest le cas, nous a dit une source, âon ne les invite plusâ. »
Tout cela fonctionne sur la connivence. Sachant que les meilleurs journalistes sont partis en 2016, ils ont promu des incompĂ©tents aux dents longues. Ceux-lĂ restent dans la ligne, Ă lâimage de Monsieur âOn sâen fiche des chiffresâ, Julien Pasquet, ou de Marc Menant, ami de BollorĂ© â tous deux issus du journalisme sportif. RĂ©gnant sur ce petit monde, il y a Serge Nedjar, figure de lâombre venue de la publicitĂ© et homme de BollorĂ©. Lui est partout, et mĂȘme en rĂ©gie pendant les Ă©missions de Zemmour, pour valider ce qui passe ou pas (il y a quinze minutes de diffĂ©rĂ©).
Bancal, leur modĂšle semble pourtant fonctionnerâŠ
« Oui, câest ça le pire : ça marche. Au-delĂ de lâaudience instantanĂ©e, avec Zemmour qui dĂ©passe rĂ©guliĂšrement les 500 000 spectateurs, il y a un effet cumul, car les Ă©missions sâenchaĂźnent avec les mĂȘmes messages. Sur une journĂ©e, CNews va toucher des millions de spectateurs, sachant que les sĂ©quences-chocs sont reprises sur les rĂ©seaux sociaux. Câest comme cela que la chaĂźne participe Ă lâagenda politique du moment. Regardez les invitĂ©s des matinales au lendemain de lâattentat de Nice : il nây avait que des gens dâextrĂȘme droite, mĂȘme sur France Info, avec Jean Messiha. Comme si Ă©tait entĂ©rinĂ© le fait quâils Ă©taient les mieux placĂ©s pour parler de terrorisme.
Dans le mĂȘme temps, il y a une course Ă lâĂ©chaâlote entre les chaĂźnes. LCI sâĂ©tant fait doubler par CNews, elle copie ses recettes. Câest ainsi quâelle a embauchĂ© lâancien conseiller de Marion MarĂ©chal, Arnaud StĂ©phan, comme Ă©ditorialiste, et aussi Alain Finkielkraut, Caroline Fourest, Ăric Brunet… On en est au point oĂč Ă cĂŽtĂ© de ces deux chaĂźnes lĂ , BFM apparaĂźt aujourdâhui comme raisonnable, alors quâil y a quelques annĂ©es elle Ă©tait vue comme le diable. »
Cet article fait partie du dossier « Propagande & manipulation de masse », publié sur papier dans le n°192 de CQFD. En kiosque du 6 novembre au 3 décembre.
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Source: Cqfd-journal.org