Ce fut un matin bien garnis. En rentrant jâai tout de suite mangĂ© un petit peu de la tarte aux pommes quâUrbain est allĂ© mĂ©riter au prĂšs du boulanger Sabbia, en pĂ©trissant de ces deux mains tous les petits pains dont les vençois, en ce moment mĂȘme, se repaissent. Urbain va comme un dromadaire et de façon hebdomadaire, tous les dimanches ou chaque samedi, aider Sabbia avec le pain, et par lĂ mĂȘme apprendre Ă ĂȘtre boulanger. Il est graphiste et Ă©colo, libĂ©ral presque libertaire. Jâaime dire quâUrbain est lâseul et unique vençois de gauche, ce qui est faux, quasiment aussi faux que la gauche, son existence, sa consistance, sa politique. Mais peu importe, ça fait son effet en soirĂ©e, et ça dit bien câque ça veut dire. DĂ©jĂ dix lignes dâĂ©crites et jâai toujours pas dit un mot de câque je voulais dire au dĂ©part. Je vais y venir, dâailleurs jây reviens par la pensĂ©e, ça nâĂ©tait quâil y a quelques heures, et pourtant je dois mâen rappeler, mâen souvenir, y retourner par la pensĂ©e … rapper le fromage de ma mĂ©moire. On nage en plein remue-mĂ©nage, et je me remue les mĂ©ninges. Putain mais par oĂč commencer ? CâĂ©tait pourtant rien de compliquĂ©, ni non plus rien dâexceptionnel, mais ça a tout de particulier. Nous sommes partis tĂŽt ce matin pour nous promener. Rien nâĂ©tait sĂ»r quant Ă lâexacte destination, avec R. prendre une dĂ©cision revient Ă dĂ©cider moi-mĂȘme parce quâil est dâaccord avec tout, ou quasiment ; tant quâil sâagit de choisir entre une promenade Ă pieds ici ou un trajet en voiture lĂ , tant quâil sâagit de se transporter, dâaller jusque ça ou lĂ -bas, ça lui ira. Et comme on est un peu in love et quâon vient juste de se rencontrer, tout dĂ©placement est une occazâ pour augmenter la carte de lâautre, et en mĂȘme temps on affine notre connaissance de notre lointain le plus local, de notre dĂ©cor immĂ©diat : les alentours … Ce sont des concepts Ă la mode : manger local, boire du terrain, voir du pays sans trop partir, Ă©tudier son proche milieu … dâailleurs nous y sommes obligé·e·s â puisque nous, les « non essentiels », sommes assigné·e·s Ă domicile, et prié·e·s de rester « chez soi », pour peu quâon en ait un, dâchez soi. Je mâencanaille donc avec dâautres in-essentiels, des retraitĂ©s, des Ă©tudiants, des jeunes artistes dĂ©soeuvré·e·s, soutenu·e·s par des parents sympas ou bien par un Ătat providence, et lâallocation RSA. Câest super bien le RSA, ça arrive un peu tard par contre, faudrait allonger sa durĂ©e, de 5 Ă 155 ans, ça serait pas mal. Je vis dans une grande maison, lâancienne maison de mes grands-parents, jây vis avec 5 personnes, toutes plus Ă©patantes que les autres. Nous y vivons depuis lâĂ©tĂ©, et nous sommes au milieu de lâautomne. Jâai vu beaucoup de monde passer, des personnes toutes diffĂ©rentes, et pourtant toutes similaires, la plupart Ă©taient, comme moi, de jeunes français qui viennent de finir les Ă©tudes, ou sont en train de les terminer.
La maison est grande et spacieuse, elle peut contenir nos amitiĂ©s, nos diffĂ©rences, nos petits Ă©gos et nos nĂ©vroses, sans quâon en fasse de la bouillie en spermanence. Il y a la place pour nos grands coeurs, nos dĂ©saccords, tout nos petits chantiers intĂ©rieurs et nos discrĂštes aspirations. Cette maison câest la vie de chĂąteau, câest utopique, quasi frivole, dĂ©sinvolte ; câest une villa de rĂȘve profond, les murs sont : blancs les volets : bleus, et le jardin est en restanques â lâordi ne reconnaĂźt pas ce mot, je me trompe peut-ĂȘtre dans lâorthographe). Que faisons-nous dans cette maison ? On essai de reconstruire notre vie, de se refaire un quotidien, et si possible en le fabriquant, sans le prĂ©-commander tout fait. On essaie de faire nos existences, de les sentir, de les fabriquer, comme bien dâautres communautĂ©s lâont fait, le feront ou lâauraient fait, et comme en ce moment partout, dâautres le font. Quand nous avons pour objectif (et privilĂšge) dâinventer chaque minute de vie, quand marcher droit câest bifurquer, et quand on nâest pas obligé·e·s de faire un petit boulot merdique pour avoir juste de quoi se couvrir et de quoi manger, on a tout plein dâactivitĂ©s, on improvise et on oscille entre la joie et une grande culpabilitĂ©, parce quâil y en a, ailleurs, qui luttent, qui meurent et qui dĂ©raillent. Et qui nâont pas cette occasion. Moi jâai de la chance, je ne mâen cache pas, de cette chance je fais du jus, et ce jus lĂ vous le buvez en ce moment-mĂȘme. Il nâest pas tellement fermentĂ©, câest plutĂŽt de la pisse premiĂšre presse. On appelle ça du PPP.
Jâai lu quelque part toute Ă lâheure que les romans avaient cessĂ© dâĂȘtre des tranches de vie. Formule qui nous laisse en pantoufles. On est super content de savoir quâon peut officiellement penser quâun roman (un livre) câest une tranche, ça nous rassure parce quâon a toujours trouvĂ© quâun livre surtout quand il est vieux ça re-ressemble Ă un bout de bois, mais on nous dit par contre tout de suite que câest fini, câest plus le cas. Va bene, fine, ok, dâaccord. Ce genre de moment France Culture, en fait je mâen passe volontiers. Jâai fermĂ© le livre et jâai continue de zoner graphiquement, avec ma main et mon stylo, dessus la place blanche et glacĂ©e que jâavais posĂ© sur mon bureau.
* dire que toutes ces lignes que jâĂ©cris faudra les passer au gueuloir, ça mâfout la flemme, nique Flaubert, jâme fais confiance, et dĂ©solĂ©e pour lâorthographe… je prĂ©fĂšre mâadresser Ă vous, directement, sans me relire).
Ce que jâvoulais dire aujourdâhui : le vide de nos vie correspond au vide de nos villes. Non câest pas ça que jâvoulaisdire.Jevoulaisparlerdesvertus desbienfaitsdelâexplorationdenotrepetit-autour-local.Jevoulais remercier le prĂ©sident de mâavoir commis la contrainte de devoir rester dans un rayon dâun kilomĂštre. Je ne respecte cette rĂšgle de merde quâun jour par semaine : le dimanche. Juste pour savoir ce que serait ma vie de collabo… et câest pas mal ! Autant on sent que le confinement a Ă©tĂ© conçu par des gens qui peuvent ĂȘtre dehors et chez-soi, autant lâidĂ©e du pĂ©rimĂštre dâun kilomĂštre on sent quâelle est venue au monde dans la petite tĂȘte dâune personne ayant grandi prĂšs dâune forĂȘt, ou bien qui est propriĂ©taire dâune rĂ©sidence secondaire Ă Saint-Malo ou en Bourgogne… ces dĂ©cisions sont excentriques, hostiles, dangereuses comme des villes, mais sont pensĂ©es pour la campagne. Dâailleurs depuis que jây suis revenue, dans la campagne, jâadore ces lois un jour par semaine.
La gestion bobo-politique de la pandĂ©mie Ă la française fait confiance Ă nos habitats. En piĂ©tinant nos libertĂ©s de dĂ©placement, on nous oblige Ă bien palper le gras de nos vie, et la sĂ©dentaire amertume de notre intersidĂ©ral vide, ce vide que lâon a en commun, comme le sang qui coule dans nos veines et lâair polluĂ© quâon respire. Moi jâai retrouvĂ© ma vie de bourgeoise, mon bide pro-vin, ma communautĂ© en slow-mo, et je co-vide toute la journĂ©e en observant les poils pousser qui forment le duvet des orties qui poussent au bord des petits chemins, qui me ramĂšnent Ă cette maison qui ne mâappartiendra jamais, mais que je ne laisserai Ă personne. Manger local, mon cul en boĂźte ! Câest notre localisation qui nous dĂ©mange.
DĂ©jĂ des centaines lignes dâĂ©crites et jâai toujours pas dit un mot de câque je voulais dire au dĂ©part. Je vais y venir, dâailleurs jây reviens, câĂ©tait ce matin, jâdois mâen rappeler, mâen subvenir, rapper le fromage de ma mĂ©moire, tirer la cire de mes oreilles. On nage en plein remue-mĂ©nage, et je me remue les mĂ©ninges. Putain mais par oĂč commencer ? CâĂ©tait pourtant rien de compliquĂ©, ni non plus rien dâexceptionnel…
LeĂŻla Chaix
Source: Lundi.am