Depuis lâĂ©lection dâEmmanuel Macron en mai 2017, les attaques du gouvernement contre les mĂ©dias touchent toute la chaĂźne de production de lâinformation. Elles se manifestent, tout dâabord, dans des projets de loi et des textes lĂ©gislatifs, dont les deux piliers sont la loi dite du « secret des affaires » et la loi « fake news ».
Elles prennent aussi la forme de saignĂ©es budgĂ©taires, « baisses de dotations » infligĂ©es Ă lâaudiovisuel public, qui assĂšchent un peu plus sa capacitĂ© de produire une information de qualitĂ© [1]. Elles sâincarnent encore dans des plaintes gouvernementales, ciblant des articles de presse jugĂ©s embarrassants pour lâĂtat et ses affaires politico-Ă©conomiques, ou dans les convocations de journalistes par lâappareil dâĂtat.
Elles sâexercent Ă©galement dans les violences policiĂšres Ă lâencontre des journalistes, visĂ©s en tant que tels, entravĂ©s sciemment dans lâexercice de leur mĂ©tier, en particulier durant les mois de mobilisations des gilets jaunes, mais Ă©galement au cours des manifestations « anti-G7 », en aoĂ»t 2019. Des violences dont lâampleur a Ă©tĂ© jugĂ©e « inĂ©dite » par Reporters sans frontiĂšres en mai 2019.
Enfin, ces attaques se traduisent dans un certain nombre de dĂ©clarations et dâanathĂšmes publics qui, du fait de leur frĂ©quence, crĂ©ent une petite musique tĂ©moignant dâun mĂ©pris profond pour la profession, autant que dâun rapport pour le moins contrariĂ© Ă la critique, adossĂ© Ă une violence, verbale cette fois-ci, parfaitement assumĂ©e [2].
Des lois liberticides : du « secret des affaires »âŠ
Dix mois. Câest le temps quâil aura fallu au gouvernement Macron pour dĂ©clencher une premiĂšre vague dâindignation dans le secteur des mĂ©dias, aprĂšs avoir mis Ă lâagenda de lâAssemblĂ©e nationale la loi relative Ă la protection du secret des affaires. Cette derniĂšre fut promulguĂ©e le 30 juillet 2018, malgrĂ© la mobilisation de plus dâune centaine de syndicats de journalistes, sociĂ©tĂ©s de rĂ©dacteurs, organes de presse, collectifs et ONG, dans le cadre notamment du collectif « Informer nâest pas un dĂ©lit » et de la pĂ©tition « Stop secret des affaires », qui a recueilli plus dâun demi-million de signatures. Cette large mobilisation sâest confrontĂ©e Ă lâinflexibilitĂ© du pouvoir politique et de lâAssemblĂ©e, sourds aux revendications des journalistes, mais tout ouĂŻe Ă celles des industriels.
Faisant sien lâadage de Gilles Le Gendre selon lequel lâerreur des cadres de La RĂ©publique en marche serait dâĂȘtre « trop intelligents, trop subtils, et trop techniques », le rapporteur de la loi et dĂ©putĂ© LREM RaphaĂ«l Gauvin, ancien avocat dâaffaires, affirmait que « [leur] dĂ©marche nâa pas toujours Ă©tĂ© comprise » (LibĂ©ration, 13 juin 2018). Selon des propos rapportĂ©s par Le Monde (18 janv. 2018), il osait encore : « Contrairement Ă ce que certains pensent, [câest aussi] pour mieux protĂ©ger les journalistes », tandis que sur France Info (26 mars 2018), il balayait dâun revers de main toutes les questions de Jean-Pierre Canet, co-fondateur de lâĂ©mission « Cash Investigation » : « En aucun cas, la loi ne remet en cause la libertĂ© dâinformer ».
Et pourtant⊠Comme nous lâĂ©crivions en mai 2018 [3], cette loi « sâinscrit dans une tendance durable de la part des dĂ©tenteurs du pouvoir Ă©conomique Ă mobiliser les ressources du droit pour dissuader les enquĂȘtes portant sur la façon dont ils mĂšnent leurs affaires et soustraire ainsi Ă lâattention du public des informations dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. » Une aubaine pour des capitalistes adeptes des « procĂšs-bĂąillons », infligĂ©s aux journalistes dâinvestigation dans le seul but de les dissuader dâenquĂȘter, en faisant peser sur leurs Ă©paules des menaces juridiques, symboliques et financiĂšres. Le cas de Vincent BollorĂ© â pour ne citer que lui â et de son acharnement contre les mĂ©dias, de Mediapart Ă Challenges en passant par LâObs, Le Point, France 2 ou Basta !, est exemplaire. Et ce ne sont pas les maigres dispositions prĂ©tendant garantir la libertĂ© dâexpression qui feront office de garde-fous. JusquâĂ la promulgation de la loi, le collectif « Stop secret des affaires » nâa en effet eu de cesse dâalerter sur un texte qualifiĂ© dâ« outil de censure inĂ©dit » :
La dĂ©finition au large spectre du secret des affaires permettra aux entreprises de soustraire lâessentiel de leurs informations du dĂ©bat citoyen. Les lanceurs dâalerte seront systĂ©matiquement traĂźnĂ©s en justice, avant mĂȘme de pouvoir faire la preuve de leur bonne foi. Les reprĂ©sentants du personnel pourront ĂȘtre poursuivis pour avoir diffusĂ© des informations aux salariĂ©s. Les ONG devront dĂ©montrer quâelles agissent pour le bien commun. Et les organes de presse pourront ĂȘtre assignĂ©s devant des tribunaux de commerce. (LibĂ©ration, « Secret des affaires : monsieur le PrĂ©sident, en marche vers la censure ? », 12 juin 2018)
Les consĂ©quences de lâadoption de ce texte ne se sont pas fait attendre. Deux mois plus tard, le site Les Jours (27 sept. 2018) rapporte que, invoquant le secret des affaires, lâAgence nationale de sĂ©curitĂ© du mĂ©dicament (ANSM) a effacĂ© dâun document transmis Ă un avocat « des informations essentielles [concernant] le lieu de production et le nom de lâentreprise qui fabrique le principe actif du nouveau Levothyrox [NDLR : un mĂ©dicament dont la nouvelle formule est mise en cause pour ses effets indĂ©sirables] ». En novembre 2018, soit quatre mois aprĂšs la promulgation de la loi, Le Monde bute Ă son tour sur le secret des affaires dans le cadre dâune investigation de longue haleine menĂ©e avec des journalistes internationaux sur les dangers de certains implants mĂ©dicaux (« Implant Files ») [4]. Au nom de la loi, la Commission dâaccĂšs aux documents administratifs (CADA) nâarbitre pas en faveur du quotidien, qui sâest vu refuser la transmission de documents par lâentreprise chargĂ©e dâattribuer aux dispositifs mĂ©dicaux des certificats sans lesquels ils ne pourraient ĂȘtre vendus en Europe. Le Monde a par la suite saisi le tribunal administratif, rejoint par 36 autres organisations, sans quâaucune date ne soit fixĂ©e, Ă ce jour, pour lâexamen du dossier. Une entrave Ă©vidente Ă lâenquĂȘte et au droit dâĂȘtre informĂ© :
Alors que lâinvocation du secret des affaires Ă©tait plutĂŽt attendue de la part de firmes souhaitant protĂ©ger leurs intĂ©rĂȘts commerciaux, câest une instance publique qui en use pour la premiĂšre fois. Et, qui plus est, pour lâopposer Ă des journalistes en quĂȘte de documents publics concernant une question de santĂ©. (Le Monde, 2 juil. 2019)
⊠à la prétendue loi contre les « fake news »
Au mĂȘme moment sâabat un deuxiĂšme coup de massue. En novembre 2018, le Parlement vote la « loi contre la manipulation de lâinformation » en pĂ©riode Ă©lectorale, dite loi contre les « fake news », annoncĂ©e par Emmanuel Macron dĂšs janvier de la mĂȘme annĂ©e, et Ă nouveau trĂšs dĂ©criĂ©e par les journalistes et de nombreuses associations, comme La Quadrature du Net. Tous dĂ©noncent le caractĂšre flou et bancal des dĂ©finitions que donne la loi aux « fausses nouvelles ». Les critiques pointent Ă©galement lâhypocrisie que reprĂ©sente la restriction de son champ dâapplication, cantonnĂ© aux trois mois prĂ©cĂ©dant un scrutin national. Ainsi la pĂ©riode du « grand dĂ©bat », que dâaucuns ont assimilĂ© Ă une campagne Ă©lectorale dĂ©guisĂ©e, seulement quelques mois avant les Ă©lections europĂ©ennes, nâest-elle pas concernĂ©e⊠Dâautres voix se sont Ă©galement fait entendre contre le caractĂšre expĂ©ditif de la procĂ©dure de rĂ©fĂ©rĂ© (la dĂ©cision doit ĂȘtre rendue par le juge dans les 48h), et contre le pouvoir grandissant octroyĂ© au CSA et aux plateformes (Facebook, Twitter, etc.), nâayant a priori ni les compĂ©tences ni la lĂ©gitimitĂ© dâarbitrer « le vrai du faux » et de censurer des contenus numĂ©riques [5].
Moins dâun an plus tard, en juin 2019, Nicole Belloubet et le secrĂ©taire dâĂtat au NumĂ©rique CĂ©dric O lancent deux nouveaux pavĂ©s dans la mare mĂ©diatique. Dans une interview au JDD (15 juin 2019), la ministre de la Justice profite de lâexamen de la proposition de loi « visant Ă lutter contre les contenus haineux sur internet » pour annoncer vouloir retirer lâinjure et la diffamation de la loi de 1881 sur la libertĂ© de la presse. PrĂ©tendant Ă©galement sâengager dâarrache-pied contre la « cyberhaine », CĂ©dric O plaide quant Ă lui pour la crĂ©ation dâun « Conseil de lâordre » des journalistes, « invitĂ©s » Ă prendre leur part dans la lutte contre les fausses nouvelles, faute de quoi⊠« ce sera lâĂtat qui le fera, au bout du bout ». Une dĂ©claration qui nâa pas manquĂ© de « faire tilt » chez certains observateurs se rappelant la rĂ©action dâEmmanuel Macron, en mai 2017 devant Jean-Jacques Bourdin, Ă la proposition de crĂ©ation dâun « ordre des journalistes », alors venue des rangs⊠du Front national. Il avait alors dĂ©clarĂ© : « Je nâavais pas croisĂ© cette idĂ©e depuis lâItalie des annĂ©es 1930 ». Bien reçu⊠Face au tollĂ© provoquĂ© par chacune de leurs dĂ©clarations, Nicole Belloubet et CĂ©dric O ont tour Ă tour rĂ©tropĂ©dalĂ© avant que leurs annonces soient dĂ©finitivement classĂ©es sans suite par Ădouard Philippe le 17 juillet [6].
Porter atteinte au cadre juridique qui rĂ©git la production de lâinformation et ses auteurs
Ces propositions lĂ©gislatives, jugĂ©es « liberticides » par une grande partie des professionnels des mĂ©dias et du droit de la presse, en disent long sur la conception de lâinformation portĂ©e par le gouvernement actuel et sa majoritĂ©. Le climat est dâautant plus inquiĂ©tant que se dĂ©gage, en filigrane, une cohĂ©rence entre les diffĂ©rentes rĂ©formes : celle de porter atteinte au cadre juridique qui rĂ©git la production de lâinformation et ses auteurs. En effet, quâelles atterrissent dans des tribunaux de commerce (loi « Secret des affaires »), des cours pĂ©nales (dĂ©clarations de Nicole Belloubet sur la diffamation) ou quâelles soient arbitrĂ©es par des plateformes numĂ©riques (loi « fake news »), les affaires de presse sont soustraites Ă la spĂ©cialisation de la 17e chambre du Tribunal de grande instance, créée Ă cet effet Ă la fin de la derniĂšre guerre, voire « extrajudiciarisĂ©es » dans le cas dâune rĂ©gulation par les plateformes numĂ©riques. Un dĂ©placement qui implique de priver ces affaires de toute la jurisprudence acquise depuis 1881, et des compĂ©tences de magistrats spĂ©cialisĂ©s pour arbitrer entre libertĂ© dâexpression, intĂ©rĂȘt public et atteintes aux personnes physiques ou morales. Câest ce quâexpliquait en dĂ©tail Emmanuel Tordjman, spĂ©cialiste du droit des mĂ©dias et avocat de Mediapart. Au cours dâun live de Mediapart, il rĂ©agissait Ă la volontĂ© de Nicole Belloubet de placer la diffamation et lâinjure sous la compĂ©tence du droit commun [7] :
[Dans un procĂšs de presse, il y a dâabord le critĂšre de] la bonne foi : le juge vĂ©rifie quâil y avait un but lĂ©gitime Ă la publication de lâinformation, lâintĂ©rĂȘt public du citoyen. Le second critĂšre, câest une enquĂȘte sĂ©rieuse et contradictoire. TroisiĂšmement, la prudence et la modĂ©ration dans les propos. La particularitĂ© du droit de la presse, câest un droit de lâĂ©crit et du langage. [âŠ] Dans le droit pĂ©nal, on juge des comportements. Et le quatriĂšme critĂšre, câest lâabsence dâanimositĂ© personnelle. [âŠ] Est-ce que [lâattaque contre la loi de 1881] nâest pas une maniĂšre de dĂ©placer ce traitement vers des magistrats qui ont un autre regard sur les faits ? Quand on va devant des juridictions pĂ©nales, une dĂ©fense dâun ordre public est portĂ©e par le tribunal ou par le procureur qui demande une condamnation, et le juge peut suivre.
Au cours de la mĂȘme Ă©mission, la secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale du Syndicat national des journalistes (SNJ) Dominique PradaliĂ© Ă©voquait Ă son tour un autre exemple de contournement de la loi de 1881 : lâusage des « rappels Ă la loi », dont plusieurs journalistes ont fait lâobjet pendant les mouvements sociaux rĂ©cents, ou pour avoir rendu publics des documents confidentiels de lâĂtat. Cette sanction, Ă©mise par le Parquet et non pas par un juge indĂ©pendant, censĂ©e concerner des dĂ©lits de droit commun, vise Ă faire peser une menace sur le journaliste concernĂ© en lui imposant une pĂ©riode â parfois de plusieurs annĂ©es â de « bonne conduite », qui, si elle Ă©tait « transgressĂ©e », lâexposerait Ă de plus lourdes poursuites.
Plaintes et convocations : LREM, ou la passion des « poursuites-bùillons » ?
Cet ensemble de postures, de pratiques et de lois portĂ©es par lâactuel gouvernement a Ă©tĂ© parfaitement synthĂ©tisĂ© par sa porte-parole, Sibeth Ndiaye, qui affirmait le 23 mai : « Les journalistes sont des justiciables comme les autres ». Une dĂ©claration qui se voulait une rĂ©action Ă la convocation de neuf dâentre eux par la Direction gĂ©nĂ©rale de la SĂ©curitĂ© intĂ©rieure (DGSI). En avril 2019, ce sont en effet deux journalistes de Disclose et BenoĂźt Collombat (cellule dâinvestigation de Radio France) qui ont « ouvert le bal », convoquĂ©s pour « compromission du secret de la dĂ©fense nationale ». Leur enquĂȘte commune a rĂ©vĂ©lĂ© lâexistence dâun rapport classĂ© « confidentiel dĂ©fense », documentant lâusage des armes vendues par la France Ă lâArabie saoudite et aux Ămirats arabes unis dans le cadre de la guerre au YĂ©men. Câest ensuite au tour de deux autres journalistes, puis dâun JRI et dâun preneur de son, travaillant tous pour lâĂ©mission « Quotidien » (TMC), de subir les auditions de la DGSI. Fin mai, Ariane Chemin, journaliste et « tĂȘte dâaffiche » du Monde, et Louis Dreyfus, prĂ©sident du directoire du journal, subiront le mĂȘme traitement. En cause : lâarticle de la journaliste ayant rĂ©vĂ©lĂ© lâimplication dâun sous-officier de lâarmĂ©e de lâair, compagnon de lâex-cheffe de la sĂ©curitĂ© de Matignon, dans lâaffaire Benalla. Autant de moyens (et de coups) de pression, visant Ă bafouer le secret des sources et Ă traquer celles et ceux qui lancent lâalerteâŠ
Les plaintes du gouvernement contre des journalistes et des mĂ©dias sont Ă ranger dans la mĂȘme catĂ©gorie. Et depuis lâĂ©lection dâEmmanuel Macron, elles nâont pas manquĂ© : de mai 2017 Ă septembre 2019, quatre plaintes ont Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es par des ministres contre des enquĂȘtes de presse. On compte Ă©galement une menace de plainte du ministĂšre de la Culture et une plainte dĂ©posĂ©e par le mouvement En marche (voir la chronologie pour le dĂ©tail). En mars 2019, le Parquet de Paris ouvre lui aussi une enquĂȘte prĂ©liminaire contre le site indĂ©pendant Lundimatin pour « provocation Ă commettre des atteintes volontaires Ă la vie ». Une procĂ©dure qui fait suite Ă la condamnation du rappeur Nick Conrad pour avoir diffusĂ© un clip intitulĂ© « Pendez les blancs », et Ă qui Lundimatin a donnĂ© la parole dans un article. La rĂ©daction et son Ă©quipe juridique ont rĂ©agi dans un communiquĂ© publiĂ© le 27 mars, sâinterrogeant sur le bien-fondĂ© de cette enquĂȘte prĂ©liminaire.
Violences policiĂšres contre les journalistes
Lâultime â mais non des moindres â volet des attaques du gouvernement actuel contre la libertĂ© dâinformer concerne les violences policiĂšres Ă lâencontre des journalistes. SymptĂŽme des temps (morbides) : en juin 2019, le SNJ Ă©dite aux cĂŽtĂ©s de lâAssociation de la presse judiciaire (APJ)⊠un « Guide de dĂ©fense du journaliste ». Les deux organisations rappellent les droits, les recours et les protections dont jouissent « toutes celles et ceux qui se trouvent confrontĂ©(e)s Ă des intrusions policiĂšres et judiciaires dans le cadre de lâexercice de leur profession ».
Une publication qui intervient aprĂšs des mois de rĂ©pression : depuis novembre 2018 et le dĂ©but du mouvement des gilets jaunes, de multiples tĂ©moignages font Ă©tat de violences policiĂšres ciblant dĂ©libĂ©rĂ©ment les journalistes (visĂ©s, blessĂ©s, molestĂ©s, insultĂ©s, matĂ©riel de travail et de protection confisquĂ©), entravĂ©s sciemment dans lâexercice de leur mĂ©tier. Le 15 dĂ©cembre 2018, plusieurs plaintes avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es par vingt-quatre photographes et journalistes, tandis quâau fil des semaines, lâensemble des syndicats de la profession ne cessait dâalerter les consciences (et vainement les autoritĂ©s), communiquĂ©s Ă lâappui. Ils jugeaient « totalement inacceptable, dans un pays dĂ©mocratique et dans un Ătat de droit, que les pouvoirs publics ne garantissent pas la libertĂ© dâinformer » ; appelaient le gouvernement à « ne pas bafouer lâĂtat de droit » (SNJ) et Ă respecter « la libertĂ© de la presse et le travail des journalistes » (SNJ-CGT).
Quelques mois plus tard, en mai 2019, Reporters sans frontiĂšres dresse un bilan accablant de ces violences, jugeant les chiffres « inĂ©dits par leur ampleur » : au moins 54 journalistes ont Ă©tĂ© blessĂ©s, dont 12 sĂ©rieusement, par les forces de lâordre au cours de 120 incidents rĂ©pertoriĂ©s. Les principales victimes sont des photographes (66 %) et des vidĂ©astes ou journalistes reporters dâimages (21 %). Et de dĂ©tailler :
HĂ©matomes causĂ©s par des coups de matraques, des tirs de LBD dans les membres infĂ©rieurs, voire brĂ»lures causĂ©es par lâexplosion de grenades de dĂ©sencerclement, constituent le lot des blessures lĂ©gĂšres infligĂ©es Ă au moins 42 journalistes. Douze autres ont Ă©galement Ă©tĂ© blessĂ©s gravement et ont Ă©tĂ© victimes de fractures de la main, cĂŽtes cassĂ©es, voire de blessures graves au visage, comme le photographe documentaire Nicolas Descottes, dont lâoeil a Ă©tĂ© « miraculeusement Ă©pargnĂ© » par le tir de LBD qui lui a fracturĂ© la pommette et lui a valu 40 jours dâIncapacitĂ© de Travail Temporaire (ITT). Sur les 120 incidents enregistrĂ©s, 88 sont qualifiĂ©s par RSF de « majeurs ». En plus des journalistes blessĂ©s, cette catĂ©gorie comprend notamment des cas de destruction dĂ©libĂ©rĂ©e de matĂ©riel, dâintimidations sĂ©vĂšres, de journalistes clairement identifiĂ©s « Presse » visĂ©s par des canons Ă eau, des tirs de LBD, ou repoussĂ©s violemment Ă coup de bouclier et/ou de gaz lacrymogĂšne. Les gardes Ă vue de photographes indĂ©pendants ont Ă©galement Ă©tĂ© comptabilisĂ©es, tandis que les cas dâinsultes, de menaces verbales et de confiscations de matĂ©riel ont Ă©tĂ© rĂ©pertoriĂ©s comme incidents mineurs.
Un bilan qui ne sâest pas adouci au moment des manifestations « anti-G7 ». Fin aoĂ»t, RSF renouvelle ses appels au ministĂšre de lâIntĂ©rieur aprĂšs que plus dâune dizaine de journalistes français et Ă©trangers ont Ă©tĂ© entravĂ©s et molestĂ©s pendant â et en amont â de leurs reportages.
***
Les attaques du pouvoir politique contre la libertĂ© dâinformer et les journalistes ne sont certes pas nouvelles en France. Du fait de leur caractĂšre systĂ©matique et protĂ©iforme, elles atteignent cependant sous le rĂšgne dâEmmanuel Macron des proportions inĂ©dites, tĂ©moignant dâun autoritarisme dont tous les tenants de la libertĂ© de la presse devraient sâinquiĂ©ter⊠Plus insidieuses que les censures dâantan au visage de carrĂ©s blancs dans les colonnes des journaux, les pressions actuellement exercĂ©es par les pouvoirs politiques et Ă©conomiques crĂ©ent partout les conditions dâune mise au pas de lâinformation : en la contraignant budgĂ©tairement, en la restreignant grĂące Ă des hiĂ©rarchies Ă©ditoriales bien choisies et dotĂ©es de pouvoirs importants au sein des rĂ©dactions, en contournant le « rĂ©gime spĂ©cial » qui rĂ©git son fonctionnement, en menaçant ses auteurs, y compris physiquement.
Le penseur et militant italien Antonio Gramsci expliquait que lâexercice du pouvoir repose sur la recherche dâun Ă©quilibre entre coercition et consentement, ce dernier Ă©tant obtenu notamment par lâintermĂ©diaire des structures de la « sociĂ©tĂ© civile », dont les mĂ©dias. La multiplication des attaques contre les journalistes et la libertĂ© de la presse, venues dâun pouvoir Ă la lĂ©gitimitĂ© considĂ©rablement Ă©rodĂ©e mais dĂ©terminĂ© Ă poursuivre ses « rĂ©formes », ne sont pas, en ce sens, des accidents de parcours, mais bien lâune des expressions dâun dĂ©placement du point dâĂ©quilibre entre usage de la coercition et recherche du consentement, qui nâest pas prĂȘt de se freiner.
Dans un tel contexte, et bien que les protestations se fassent de plus en plus nombreuses de la part de la profession, la contestation ne semble pas encore Ă la hauteur des enjeux. LâintĂ©rĂȘt accordĂ© Ă ces menaces par les mĂ©dias dominants semble quant Ă lui inversement proportionnel Ă la violence des pouvoirs Ă©conomiques et politiques. Câest tout particuliĂšrement le cas des chaĂźnes dâinfo, trop occupĂ©es Ă basculer en Ă©dition spĂ©ciale au moindre geste dâEmmanuel Macron, louer sa derniĂšre « rĂ©forme », ou sâesbaudir devant le sens de la « pĂ©dagogie » de ses affidĂ©s â seule la magie du verbe prĂ©sidentiel les laissĂšrent coi durant les dizaines dâheures de retransmission en direct et sans commentaire des diffĂ©rents Ă©pisodes du « grand dĂ©bat »âŠ
AprĂšs Ă peine plus de deux ans de mandat, lâautoritarisme dâEmmanuel Macron et de lâĂtat français nâest plus Ă prouver. Ă ce propos, le PrĂ©sident ne dĂ©clarait-il pas lui-mĂȘme, le 2 janvier 2018 : « La libertĂ© de la presse aujourdâhui nâest plus seulement attaquĂ©e par les dictatures notoires, elle est aussi malmenĂ©e dans des pays qui font partie des plus grandes dĂ©mocraties du monde. Elle est malmenĂ©e jusquâen Europe » ? Le 9 septembre 2019, la ministre de la Justice abondait sur France Inter : « DĂšs quâil y a des atteintes Ă lâĂtat de droit, câest Ă la justice et aux mĂ©dias que lâon commence Ă sâattaquer. »
OĂč trouverait-on un aveuglement plus Ă©clairĂ© ?
Pauline Perrenot
Annexe : Haut et fort contre la presse
Source: Acrimed.org