
On nous a dit quâune AG est prĂ©vue Ă 15 heures dans un amphi pour discuter de la situation et pourquoi pas de lâĂ©lection en cours. Mais ce dĂ©bat nâest visiblement pas possible parce la police empĂȘche toute entrĂ©e comme toute sortie. On apprend aussi que la prĂ©fecture, qui a le sens de la proportionnalitĂ©, a fait fermer toutes les facs de Paris, et peut-ĂȘtre bientĂŽt de France, jusquâĂ la rĂ©-Ă©lection de lâEmpereur. Avec le prĂ©fet Lallement, on est dans lâinjonction nazifiante : « Entre les deux tours des Ă©lections, quinze jours durant, les professeurs, les gitans, les musulmans et les juifs sont priĂ©s de rester chez eux ! »
Câest trop dangereux. Il faut empĂȘcher toute rencontre, toute discussion, toute mobilisation qui pourrait priver lâempereur dâun triomphe Ă©clatant. Quelques Ă©tudiants bouclĂ©s dans un amphi paniquent donc la macronie au plus haut niveau. Et sâils faisaient dĂ©railler lâĂ©rection prĂ©sidentielle ?Gros fiasco. Depuis longtemps ce gouvernement organise le chaos dans les facs en mode communication poutinienne : « câest la faute des islamo-gauchistes ! ».
Mais lâempereur est comme ça : vous le privez de triomphe, il vous prive de diplĂŽme. Donnant-donnant, le chantage est devenu une façon ordinaire de gouverner. Ce systĂšme pervers rend les gens fous, mais lâempereur aime quâon soit fou de lui, ça lâexcite, ça le rend dingue. Ce dingue ne comprend pas pourquoi les gens quâil fait bastonner depuis plus de cinq ans ne veulent plus voter pour lui. Câest trop triste. « -Les coups câĂ©tait trop bien, non ? ». « -Non ! ». Refus, il perd la tĂȘte. Mais ça tombe bien parce quâil aime perdre la tĂȘte, câest sa passion, sa drogue. Et chaque jour, il se re-shoote de cette dinguerie, depuis cinq ans. Le second mandat sent lâoverdose.
Toute une gĂ©nĂ©ration a dâabord pris la machine infernale Parcoursup dans le visage. Un modĂšle de sadisme administratif, une machine Ă fabriquer des angoissĂ©s professionnels. Blanquer est Ă la manĆuvre, Câest La Colonie pĂ©nitentiaire de Kafka, une machine dâun tout nouveau genre grave la sentence dâorientation dans la chair des condamnĂ©s : sang, hurlements. Puis il y a eu les nouveaux parcours dâoptions au lycĂ©e, les classes explosĂ©es, les copains quâon perd, les orientations quâon doit choisir Ă la Va-vite Ă un Ăąge oĂč ça fait du bien de nâavoir envie de rien.
Ensuite les jeunes ont Ă©tĂ© confinĂ©s. LĂ câest une production industrielle dâHikikomori quâon expĂ©rimente sur toute une gĂ©nĂ©ration. Il y a la porte de la chambre fermĂ©e, le grand retrait du monde, les relations en ligne, les amis virtuels comme seul contact, les repas quâon prend trop vite et puis quâon nĂ©glige finalement. Il y a le corps qui maigrit, le regard perdu qui ne croise plus aucun visage, lâinextricable devient un chemin. « -Je vais bien papa, rassure-toi, je vais bien… » me lance un regard perdu. Les parents dĂ©sespĂ©rĂ©s assistent Ă la mort lente de leurs enfants. Lâabsence de vie sociale sur une longue durĂ©e Ă un Ăąge crucial de leur dĂ©veloppement, au moment oĂč les relations structurent le rapport Ă lâautre et au monde dĂ©truit des vies rythmĂ©es par lâabsurditĂ© des cours en ligne. ceux-ci sâenchaĂźnent en tĂąche de fond, comme un bruit. On ne pourra pas dire quâon aura rompu la « continuitĂ© pĂ©dagogique ». Nous voilĂ rassurĂ©s. Mais plus personne nâĂ©coute, plus personne ne sâĂ©coute. Sâensuit une augmentation sans prĂ©cĂ©dent du nombre de suicides et de dĂ©pressions. Un systĂšme de soins dĂ©bordĂ©. La psychiatrie de proximitĂ© coĂ»te trop cher, elle Ă©tĂ© ruinĂ©e depuis dix ans. On a simplement suivi lâavis des consultants. Il y aussi la baisses des APL, les repas qui sautent, les files dâattente de lâaide alimentaire et lâaugmentation sans prĂ©cĂ©dent de la misĂšre Ă©tudiante…
Pour sauver les plus ĂągĂ©s, les jeunes ont payĂ© le prix fort, et pour les remercier, les plus de 70 ans, -ceux du moins qui ont une retraite et qui ont pu souvent se constituer un patrimoine sĂ©curisant (maison, maison secondaire, capital, assurance vie, etc…) votent en grande majoritĂ© pour deux candidats qui ne proposent rien pour la jeunesse, rien pour la justice sociale, rien pour le climat, rien pour lâavenir. Cela ressemble Ă un gros doigt dâhonneur fait au devenir dâune gĂ©nĂ©ration toute entiĂšre. Les quelques privilĂ©giĂ©s qui touchent cinq milles Euros de retraite par mois, paradent au club house dĂšs dix heures du matin, jouent au golf toute la journĂ©e pour voter Macron ou Lepen ensuite. Toute une jeunesse se prend ce vote de remerciement dans la face.
Et maintenant, on ajoute une angoisse supplĂ©mentaire : le rĂšgne de lâextrĂȘme centre doit sâimposer pour que les affaires tournent. Mc Kinsey lâa dit. Les jeunes sont sommĂ©s de choisir entre Hitler et Margaret Thatcher, entre le fascisme et lâillibĂ©ralisme, entre le presque-fascisme et la presque-dĂ©mocratie. Choisissez bien votre tortionnaire : la baignoire ou la gĂ©gĂšne ? Au choix, câest ça la libertĂ© !
Quand il nây a plus de sentiment transgĂ©nĂ©rationnel dans une sociĂ©tĂ©, câest la condition de la survie mĂȘme de cette sociĂ©tĂ© qui est en jeu, alors quelques un.es sont aux fenĂȘtres de la vieille Sorbonne. Des centaines dâautres les ont rejoints et crient quâils vivent dans lâimpossible. Les jeunes veulent vivre. Quelle drĂŽle dâidĂ©e !
Le prĂ©fet est un tatillon : remontĂ©e obligatoire du cortĂšge sur le trottoir, histoire de prouver quâon se tient sage. Câest devenu une habitude : la police encercle les manifestants, les force Ă passer derriĂšre un ruban. Câest une sorte de frontiĂšre invisible et secrĂšte que la prĂ©fecture de police seule connaĂźt. « -Reculez, lĂ , non pas lĂ , plus loin, reculez encore un peu ». Quand les corps sont disciplinĂ©s, dressĂ©s, les voix se taisent, les slogans sâĂ©teignent. Mais ça ne va pas assez vite au goĂ»t des CRS, alors ils poussent avec les boucliers.
Donc ça pousse. Soudain ça charge aussi et ça entrave les corps ; me voilĂ projetĂ©, Ă terre. Maintien de lâordre Ă la française. Je me relĂšve, retombe, relĂšve, retombe, puis je sens que je pars sur le cĂŽtĂ©. Ăa penche, comme on sâendort. On me saisit, je mâenvole.
Un type me demande de serrer sa main. Mes doigts ne rĂ©pondent pas. Jâai chaud. Un autre prend mon pouls. Je pars. Mais tout ça se passe trĂšs loin de moi, ce nâest pas de moi quâon parle et ce nâest pas moi non plus qui rĂ©pond. Lâun dit : « -Son cĆur bat trĂšs vite ! » puis : « -Attendez je ne sens plus rien ». Ensuite la voix panique « Il ne respire plus ? ». On me touche le ventre. « -On appelle les pompiers chef ? »
Un Ă©norme ventilateur souffle une douce brise de chaleur depuis le ciel jaune : le vent du Sahara mâaspire. Tout en bas, les bleus sâaffairent autour de moi. On traĂźne un corps vers lâescalier de lâancienne Sorbonne, derriĂšre les lignes, en retrait de la foule Ă©tudiante, que je vois maintenant comme une immense fourmiliĂšre agitĂ©e par le vent. Le corps retombe au sol. Une voix dit que je suis lourd Ă porter. Ils reprennent leur souffle et dĂ©posent le corps contre un mur de pierre jaune (lâancienne Sorbonne ?). « -Ouvre les yeux » me dit un regard dur. Un corse. Il porte des lunettes tactiques, comme mes cousins qui chassent les djihadistes dans les dĂ©serts du Mali. Mais le sniper semble avoir peur de moi, je parle Ă voix trĂšs basse, les mots ne sortent pas. Pourquoi ne veut-il pas sâapprocher ?
Un corps est en train de partir et il ne veut pas ĂȘtre mĂȘlĂ© à ça. Je glisse, jâĂ©touffe. Panique. Lâun dâentre eux fouille mon sac. Ils cherchent une piĂšce dâidentitĂ©. Il trouve ma carte de prof. Stupeur : « -Il est dans nos fichiers ? ». « -Non ». Je me sens bien mais je repars. Mon Ăąme est aspirĂ©e vers le haut par le vent chaud. Le dĂ©sert, une caravane avance, des spahis montent des dromadaires, kĂ©pis, capes blanches. Des hommes noirs et nus marchent sous le soleil de plomb Ă cĂŽtĂ© dâeux, en file indienne.
Je suis maintenant dans une ambulance. « -Lise ? Quâest-ce que tu fais lĂ ? ». Lise sâest suicidĂ©e lors du premier confinement, câest une de mes Ă©tudiantes. Elle est venue Ă mes cours six ans durant. Câest une trĂšs bonne peintre. elle me regarde en souriant. Les larmes montent. Je chiale. Quand Lise sâest suicidĂ©e, elle avait vingt-six ans. On nâa pas pu se dire au-revoir alors je pense Ă toi Lise. Il y a maintenant un grand noir devant moi. Sur son sweet shirt je peux lire : « Pompiers de Paris ». Il rayonne, magnifique sous son masque blanc. Il me dit : « -NavrĂ© je nâai pas de mouchoir ». Une aiguille sâenfonce dans mon doigt. Prise de sang. Mes yeux se ferment. Le plafonnier sâallume. Grand soleil.
« -Ouvrez les yeux Monsieur, ouvrez les yeux, vous repartez ! ». Je revois Pascale Dubus, ma collĂšgue et amie qui est morte cet automne dâune crise cardiaque. ĂpuisĂ©e par le travail, les amphis bondĂ©s, les cours Ă prĂ©parer, les copies Ă corriger. Câest ce genre dâexpĂ©rience quâelle a du vivre, avant de passer de lâautre cĂŽtĂ© de la lumiĂšre.
Ensuite on est Ă Bamako. Câest en 1942. Au dessus de moi un ventilateur dĂ©coupe lâair tropical. Moustiquaire blanche, hĂŽpital militaire de Kati, Afrique. « -Qui ĂȘtes-vous, avez-vous des papiers dâidentitĂ© sur vous ? » me demande le pompier. « -Je suis Martin Valli, soldat colonial du rĂ©giment dâinfanterie colonial mixte sĂ©nĂ©galais, envoyĂ© perpĂ©trer la colonisation au Soudan français. Je suis mon grand-pĂšre ». Le fleuve BaoulĂ©, la nuit qui tombe, les moustiques. La fiĂšvre monte. Mon foi qui explose : câest la fiĂšvre jaune. Le corps nâest jamais rentrĂ© au village. Tout prĂšs des morts, trop proche des vivants, un corps disparu vit maintenant sa vie fantĂŽme.
On est sur la place de mon village en Corse. Les femmes en noir, ma mĂšre a trois ans, sa mĂšre serre dans son poing une lettre envoyĂ©e dâAfrique. Elle se roule Ă terre, demande quâon lâachĂšve, puis plonge dans la nuit. Câest une signadora (guĂ©risseuse corse) qui fera parler ma mĂšre Ă nouveau, des annĂ©es plus tard. Face au vide, sa voix sâĂ©tait Ă©teinte depuis longtemps. Quand elle a peur, ma mĂšre bĂ©gaie. Comme notre Ă©poque rĂ©pĂšte des fantĂŽmes.
Toujours lâair chaud du dĂ©sert, je me sens bien. Le pompier me parle. Je lui demande si câest lui mon frĂšre dâAfrique. Il sourit. Je reviens lentement Ă la vie. Il me demande pourquoi je pleure. Je lui parle de Lise de mes Ă©tudiant.e.s entre la vie et la mort pendant les confinements, des Ă©tudiants qui crĂšvent de ne pas avoir dâavenir. Et aussi de ma niĂšce, que sa mĂšre a tentĂ© de tuer pendant les confinements, de ses suicides Ă rĂ©pĂ©tition. LâHP, la vie qui ne tient quâĂ un fil. Il me parle doucement, comme une maman. Il me raconte son pays : la mort, la faim, le ventre qui se tord les nuits sans manger, les suicides lĂ -bas aussi. Il me dit : « -Tout ça il faut oublier. Il y a trop de gens qui comptent sur toi, si tu craques câest eux qui tombent ». Je pense Ă mon gosse, mes cinq beaux-enfants. Il y a beaucoup dâamour de douceur, de lumiĂšre dans sa voix. Un souffle chaud mâaspire, toujours plus haut.
Cochin. Je ne sais pas trop ce qui mâarrive. On me fait plein dâexamens puis je retourne vite en manif. Je reste une heure, puis je rentre chez moi, trop fatiguĂ©. Deux heures de train, vingt heures de sommeil ? Sommeil, rĂ©veil, sommeil, Ă©veil durant vingt-quatre heures. Je tombe, me relĂšve et retombe. Je ne revois la scĂšne que le lendemain soir. Je dors non-stop mais un souvenir remonte.
Il y a deux ans jâai rencontrĂ© une photographe. Elle a Ă©tĂ© blessĂ©e Ă lâacte 3 des Gilets jaunes. AprĂšs cinq opĂ©rations son visage est encore trĂšs abĂźmĂ©. « -Ils mâont tirĂ© dessus au LBD. Lâos malaire a Ă©tĂ© enfoncĂ©. Jâai eu une levĂ©e de corps. » « -Câest quoi une levĂ©e de corps ? ». « –Near-death experience, câest une expĂ©rience de mort imminente » me dit-elle. « Tu te vois dâen-haut, expulsĂ© de ton corps ».
Pour elle câest sa premiĂšre sortie. Elle est restĂ©e enfermĂ©e depuis deux ans sans oser quitter son appartement. Elle nâa plus fait de photo depuis. Elle a un plan pour Ă©lever des abeilles en ArdĂšche. CâĂ©tait avant le premier confinement. Je ne lâai jamais revue.
Sur le compte rendu dâhospitalisation je lis « Coma/altĂ©ration de la conscience ». Macron est un coma, il vole les vies, les accapare pour quâon sâintĂ©resse Ă lui en occupant les consciences Ă la maniĂšre dâune expĂ©rience de mort imminente. Comme Pierre et le loup. Il agite un chiffon rouge : « -LâextrĂȘme-droite est lĂ ! -LâextrĂȘme-droite est lĂ ! ». Tout le monde accourt, une fois, deux fois… La troisiĂšme fois on se fait bouffer par le loup. Visiblement, au vu des sondages et de lâĂ©cart abyssal quâils rĂ©vĂšlent sur les intentions de vote, le capital nâa pas besoin du fascisme… pour lâinstant, sinon pour nous faire peur.
Reste le coma : cinq ans dâune vie Ă lâarrĂȘt pour les jeunes gĂ©nĂ©rations, et le rĂ©veil qui sera brutal. Macron-coma, sur fond dâAfrique, de crimes coloniaux, les millions de morts, les vies volĂ©es, racisĂ©es, colonisĂ©es, esclavagisĂ©es, exterminĂ©es qui dorment dans nos tĂȘtes et dans nos corps. Ceux-ci parfois nous visitent.
Source: Lundi.am