Je voudrais prĂ©ciser dâabord que mon propos nâest pas de dĂ©noncer de façon mĂ©canique et facile les sondages dâopinion, mais de procĂ©der Ă une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que lâon mette en question les trois postulats quâils engagent implicitement. Toute enquĂȘte dâopinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production dâune opinion est Ă la portĂ©e de tous. Quitte Ă heurter un sentiment naĂŻvement dĂ©mocratique, je contesterai ce premier postulat.
DeuxiĂšme postulat : on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que lâon peut dĂ©montrer quâil nâen est rien et que le fait de cumuler des opinions qui nâont pas du tout la mĂȘme force rĂ©elle conduit Ă produire des artefacts dĂ©pourvus de sens.
TroisiĂšme postulat implicite : dans le simple fait de poser la mĂȘme question Ă tout le monde se trouve impliquĂ©e lâhypothĂšse quâil y a un consensus sur les problĂšmes, autrement dit quâil y a un accord sur les questions qui mĂ©ritent dâĂȘtre posĂ©es.
Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une sĂ©rie de distorsions qui sâobservent lors mĂȘme que toutes les conditions de la rigueur mĂ©thodologique sont remplies dans la recollection et lâanalyse des donnĂ©es.
On fait trĂšs souvent aux sondages dâopinion des reproches techniques. Par exemple, on met en question la reprĂ©sentativitĂ© des Ă©chantillons. Je pense que dans lâĂ©tat actuel des moyens utilisĂ©s par les offices de production de sondages, lâobjection nâest guĂšre fondĂ©e.
On leur reproche aussi de poser des questions biaisĂ©es ou plutĂŽt de biaiser les questions dans leur formulation : cela est dĂ©jĂ plus vrai et il arrive souvent que lâon induise la rĂ©ponse Ă travers la façon de poser la question. Ainsi, par exemple, transgressant le prĂ©cepte Ă©lĂ©mentaire de la construction dâun questionnaire qui exige quâon « laisse leurs chances » Ă toutes les rĂ©ponses possibles, on omet frĂ©quemment dans les questions ou dans les rĂ©ponses proposĂ©es une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la mĂȘme option sous des formulations diffĂ©rentes. Il y a toutes sortes de biais de ce type et il serait intĂ©ressant de sâinterroger sur les conditions sociales dâapparition de ces biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires.
Des problématiques imposées
Mais ils tiennent surtout au fait que les problĂ©matiques que fabriquent les instituts de sondages dâopinion sont subordonnĂ©es Ă une demande dâun type particulier. Ainsi, ayant entrepris lâanalyse dâune grande enquĂȘte nationale sur lâopinion des Français concernant le systĂšme dâenseignement, nous avons relevĂ©, dans les archives dâun certain nombre de bureaux dâĂ©tudes, toutes les questions concernant lâenseignement. Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le systĂšme dâenseignement ont Ă©tĂ© posĂ©es depuis Mai 1968, contre moins dâune vingtaine entre 1960 et 1968.
Cela signifie que les problĂ©matiques qui sâimposent Ă ce type dâorganisme sont profondĂ©ment liĂ©es Ă la conjoncture et dominĂ©es par un certain type de demande sociale. La question de lâenseignement par exemple ne peut ĂȘtre posĂ©e par un institut dâopinion publique que lorsquâelle devient un problĂšme politique. On voit tout de suite la diffĂ©rence qui sĂ©pare ces institutions des centres de recherches qui engendrent leurs problĂ©matiques, sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande Ă lâĂ©gard de la demande sociale sous sa forme directe et immĂ©diate.
Une analyse statistique sommaire des questions posĂ©es nous a fait voir que la grande majoritĂ© dâentre elles Ă©taient directement liĂ©es aux prĂ©occupations politiques du « personnel politique ». Si nous nous amusions ce soir Ă jouer aux petits papiers et si je vous disais dâĂ©crire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en matiĂšre dâenseignement, nous obtiendrions sĂ»rement une liste trĂšs diffĂ©rente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont Ă©tĂ© effectivement posĂ©es par les enquĂȘtes dâopinion. La question : « Faut-il introduire la politique dans les lycĂ©es ? » (ou des variantes) a Ă©tĂ© posĂ©e trĂšs souvent, tandis que la question : « Faut-il modifier les programmes ? » ou « Faut-il modifier le mode de transmission des contenus ? » nâa que trĂšs rarement Ă©tĂ© posĂ©e. De mĂȘme : « Faut-il recycler les enseignants ? ». Autant de questions qui sont trĂšs importantes, du moins dans une autre perspective.
Des instruments dâaction politique
Les problĂ©matiques qui sont proposĂ©es par les sondages dâopinion sont subordonnĂ©es Ă des intĂ©rĂȘts politiques, et cela commande trĂšs fortement Ă la fois la signification des rĂ©ponses et la signification qui est donnĂ©e Ă la publication des rĂ©sultats. Le sondage dâopinion est, dans lâĂ©tat actuel, un instrument dâaction politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-ĂȘtre Ă imposer lâillusion quâil existe une opinion publique comme sommation purement additive dâopinions individuelles ; Ă imposer lâidĂ©e quâil existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou lâopinion moyenne. Lâ« opinion publique » qui est manifestĂ©e dans les premiĂšres pages de journaux sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables Ă …), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que lâĂ©tat de lâopinion Ă un moment donnĂ© du temps est un systĂšme de forces, de tensions et quâil nâest rien de plus inadĂ©quat pour reprĂ©senter lâĂ©tat de lâopinion quâun pourcentage.
On sait que tout exercice de la force sâaccompagne dâun discours visant Ă lĂ©gitimer la force de celui qui lâexerce ; on peut mĂȘme dire que le propre de tout rapport de force, câest de nâavoir toute sa force que dans la mesure oĂč il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, lâhomme politique est celui qui dit : « Dieu est avec nous ». LâĂ©quivalent de « Dieu est avec nous », câest aujourdâhui « lâopinion publique est avec nous ». Tel est lâeffet fondamental de lâenquĂȘte dâopinion : constituer lâidĂ©e quâil existe une opinion publique unanime, donc lĂ©gitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.
Lâoubli des non-rĂ©ponses
Ayant dit au commencement ce que je voulais dire Ă la fin, je vais essayer dâindiquer trĂšs rapidement quelles sont les opĂ©rations par lesquelles on produit cet effet de consensus. La premiĂšre opĂ©ration, qui a pour point de dĂ©part le postulat selon lequel tout le monde doit avoir une opinion, consiste Ă ignorer les non-rĂ©ponses. Par exemple vous demandez aux gens : « Ătes-vous favorable au gouvernement Pompidou ? » Vous enregistrez 30 % de non-rĂ©ponses, 20 % de oui, 50 % de non. Vous pouvez dire : la part des gens dĂ©favorables est supĂ©rieure Ă la part des gens favorables et puis il y a ce rĂ©sidu de 30 %. Vous pouvez aussi recalculer les pourcentages favorables et dĂ©favorables en excluant les non-rĂ©ponses. Ce simple choix est une opĂ©ration thĂ©orique dâune importance fantastique sur laquelle je voudrais rĂ©flĂ©chir avec vous.
Ăliminer les non-rĂ©ponses, câest faire ce quâon fait dans une consultation Ă©lectorale oĂč il y a des bulletins blancs ou nuls ; câest imposer Ă lâenquĂȘte dâopinion la philosophie implicite de lâenquĂȘte Ă©lectorale. Si lâon regarde de plus prĂšs, on observe que le taux des non-rĂ©ponses est plus Ă©levĂ© dâune façon gĂ©nĂ©rale chez les femmes que chez les hommes, que lâĂ©cart entre les femmes et les hommes est dâautant plus Ă©levĂ© que les problĂšmes posĂ©s sont dâordre plus proprement politique.
Autre observation : plus une question porte sur des problĂšmes de savoir, de connaissance, plus lâĂ©cart est grand entre les taux de non-rĂ©ponses des plus instruits et des moins instruits. Ă lâinverse, quand les questions portent sur les problĂšmes Ă©thiques, les variations des non-rĂ©ponses selon le niveau dâinstruction sont faibles (exemple : « Faut-il ĂȘtre sĂ©vĂšre avec les enfants ? »).
Autre observation : plus une question pose des problĂšmes conflictuels, porte sur un nĆud de contradictions (soit une question sur la situation en TchĂ©coslovaquie pour les gens qui votent communiste), plus une question est gĂ©nĂ©ratrice de tensions pour une catĂ©gorie dĂ©terminĂ©e, plus les non-rĂ©ponses sont frĂ©quentes dans cette catĂ©gorie. En consĂ©quence, la simple analyse statistique des non-rĂ©ponses apporte une information sur ce que signifie la question et aussi sur la catĂ©gorie considĂ©rĂ©e, celle-ci Ă©tant dĂ©finie autant par la probabilitĂ© qui lui est attachĂ©e dâavoir une opinion que par la probabilitĂ© conditionnelle dâavoir une opinion favorable ou dĂ©favorable.
Toute question est interprétée
Lâanalyse scientifique des sondages dâopinion montre quâil nâexiste pratiquement pas de problĂšme omnibus ; pas de question qui ne soit rĂ©interprĂ©tĂ©e en fonction des intĂ©rĂȘts des gens Ă qui elle est posĂ©e, le premier impĂ©ratif Ă©tant de se demander Ă quelle question les diffĂ©rentes catĂ©gories de rĂ©pondants ont cru rĂ©pondre. Un des effets les plus pernicieux de lâenquĂȘte dâopinion consiste prĂ©cisĂ©ment Ă mettre les gens en demeure de rĂ©pondre Ă des questions quâils ne se sont pas posĂ©es.
Soit par exemple les questions qui tournent autour des problĂšmes de morale, quâil sâagisse des questions sur la sĂ©vĂ©ritĂ© des parents, les rapports entre les maĂźtres et les Ă©lĂšves, la pĂ©dagogie directive ou non directive, etc., problĂšmes qui sont dâautant plus perçus comme des problĂšmes Ă©thiques quâon descend davantage dans la hiĂ©rarchie sociale, mais qui peuvent ĂȘtre des problĂšmes politiques pour les classes supĂ©rieures : un des effets de lâenquĂȘte consiste Ă transformer des rĂ©ponses Ă©thiques en rĂ©ponses politiques par le simple effet dâimposition de problĂ©matique.
En fait, il y a plusieurs principes Ă partir desquels on peut engendrer une rĂ©ponse. Il y a dâabord ce quâon peut appeler la compĂ©tence politique par rĂ©fĂ©rence Ă une dĂ©finition Ă la fois arbitraire et lĂ©gitime, câest-Ă -dire dominante et dissimulĂ©e comme telle, de la politique. Cette compĂ©tence politique nâest pas universellement rĂ©pandue. Elle varie grosso modo comme le niveau dâinstruction. Autrement dit, la probabilitĂ© dâavoir une opinion sur toutes les questions supposant un savoir politique est assez comparable Ă la probabilitĂ© dâaller au musĂ©e. On observe des Ă©carts fantastiques : lĂ oĂč tel Ă©tudiant engagĂ© dans un mouvement gauchiste perçoit quinze divisions Ă gauche du PSU, pour un cadre moyen il nây a rien. Dans lâĂ©chelle politique (extrĂȘme-gauche, gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrĂȘme-droite, etc.) que les enquĂȘtes de « science politique » emploient comme allant de soi, certaines catĂ©gories sociales utilisent intensĂ©ment un petit coin de lâextrĂȘme-gauche ; dâautres utilisent uniquement le centre, dâautres utilisent toute lâĂ©chelle.
Finalement une Ă©lection est lâagrĂ©gation dâespaces tout Ă fait diffĂ©rents ; on additionne des gens qui mesurent en centimĂštres avec des gens qui mesurent en kilomĂštres, ou, mieux, des gens qui notent de 0 Ă 20 et des gens qui notent entre 9 et 11. La compĂ©tence se mesure entre autres choses au degrĂ© de finesse de perception (câest la mĂȘme chose en esthĂ©tique, certains pouvant distinguer les cinq ou six maniĂšres successives dâun seul peintre).
Cette comparaison peut ĂȘtre poussĂ©e plus loin. En matiĂšre de perception esthĂ©tique, il y a dâabord une condition permissive : il faut que les gens pensent lâĆuvre dâart comme une Ćuvre dâart ; ensuite, lâayant perçue comme Ćuvre dâart, il faut quâils aient des catĂ©gories de perception pour la construire, la structurer, etc. Supposons une question formulĂ©e ainsi : « Ătes-vous pour une Ă©ducation directive ou une Ă©ducation non directive ? » Pour certains, elle peut ĂȘtre constituĂ©e comme politique, la reprĂ©sentation des rapports parents-enfants sâintĂ©grant dans une vision systĂ©matique de la sociĂ©tĂ© ; pour dâautres, câest une pure question de morale. Ainsi le questionnaire que nous avons Ă©laborĂ© et dans lequel nous demandons aux gens si, pour eux, câest de la politique ou non de faire la grĂšve, dâavoir les cheveux longs, de participer Ă un festival pop, etc., fait apparaĂźtre des variations trĂšs grandes selon les classes sociales.
La premiĂšre condition pour rĂ©pondre adĂ©quatement Ă une question politique est donc dâĂȘtre capable de la constituer comme politique ; la deuxiĂšme, lâayant constituĂ©e comme politique, est dâĂȘtre capable de lui appliquer des catĂ©gories proprement politiques qui peuvent ĂȘtre plus ou moins adĂ©quates, plus ou moins raffinĂ©es, etc. Telles sont les conditions spĂ©cifiques de production des opinions, celles que lâenquĂȘte dâopinion suppose universellement et uniformĂ©ment remplies avec le premier postulat selon lequel tout le monde peut produire une opinion.
Le poids de lâethos de classe
DeuxiĂšme principe Ă partir duquel les gens peuvent produire une opinion, ce que jâappelle lâ« ethos de classe » (pour ne pas dire « Ă©thique de classe »), câest-Ă -dire un systĂšme de valeurs implicites que les gens ont intĂ©riorisĂ©es depuis lâenfance et Ă partir duquel ils engendrent des rĂ©ponses Ă des problĂšmes extrĂȘmement diffĂ©rents. Les opinions que les gens peuvent Ă©changer Ă la sortie dâun match de football entre Roubaix et Valenciennes doivent une grande partie de leur cohĂ©rence, de leur logique, Ă lâethos de classe. Une foule de rĂ©ponses qui sont considĂ©rĂ©es comme des rĂ©ponses politiques, sont en rĂ©alitĂ© produites Ă partir de lâethos de classe et du mĂȘme coup peuvent revĂȘtir une signification tout Ă fait diffĂ©rente quand elles sont interprĂ©tĂ©es sur le terrain politique.
LĂ , je dois faire rĂ©fĂ©rence Ă une tradition sociologique, rĂ©pandue surtout parmi certains sociologues de la politique aux Ătats-Unis, qui parlent trĂšs communĂ©ment dâun conservatisme et dâun autoritarisme des classes populaires. Ces thĂšses sont fondĂ©es sur la comparaison internationale dâenquĂȘtes ou dâĂ©lections qui tendent Ă montrer que chaque fois que lâon interroge les classes populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des problĂšmes concernant les rapports dâautoritĂ©, la libertĂ© individuelle, la libertĂ© de la presse, etc., elles font des rĂ©ponses plus « autoritaires » que les autres classes ; et on en conclut globalement quâil y a un conflit entre les valeurs dĂ©mocratiques (chez lâauteur auquel je pense, Lipset, il sâagit des valeurs dĂ©mocratiques amĂ©ricaines) et les valeurs quâont intĂ©riorisĂ©es les classes populaires, valeurs de type autoritaire et rĂ©pressif. De lĂ , on tire une sorte de vision eschatologique : Ă©levons le niveau de vie, Ă©levons le niveau dâinstruction et, puisque la propension Ă la rĂ©pression, Ă lâautoritarisme, etc., est liĂ©e aux bas revenus, aux bas niveaux dâinstruction, etc., nous produirons ainsi de bons citoyens de la dĂ©mocratie amĂ©ricaine.
Ă mon sens ce qui est en question, câest la signification des rĂ©ponses Ă certaines questions. Supposons un ensemble de questions du type suivant : Ătes-vous favorable Ă lâĂ©galitĂ© entre les sexes ? Ătes-vous favorable Ă la libertĂ© sexuelle des conjoints ? Ătes-vous favorable Ă une Ă©ducation non rĂ©pressive ? Ătes-vous favorable Ă la nouvelle sociĂ©tĂ© ? etc. Supposons un autre ensemble de questions du type : Est-ce que les professeurs doivent faire la grĂšve lorsque leur situation est menacĂ©e ? Les enseignants doivent-ils ĂȘtre solidaires avec les autres fonctionnaires dans les pĂ©riodes de conflit social ? Etc. Ces deux ensembles de questions donnent des rĂ©ponses de structure strictement inverse sous le rapport de la classe sociale : le premier ensemble de questions, qui concerne un certain type de novation dans les rapports sociaux, dans la forme symbolique des relations sociales, suscite des rĂ©ponses dâautant plus favorables que lâon sâĂ©lĂšve dans la hiĂ©rarchie sociale et dans la hiĂ©rarchie selon le niveau dâinstruction ; inversement, les questions qui portent sur les transformations rĂ©elles des rapports de force entre les classes suscitent des rĂ©ponses de plus en plus dĂ©favorables Ă mesure quâon sâĂ©lĂšve dans la hiĂ©rarchie sociale.
Bref, la proposition « Les classes populaires sont rĂ©pressives » nâest ni vraie ni fausse. Elle est vraie dans la mesure oĂč, devant tout un ensemble de problĂšmes comme ceux qui touchent Ă la morale domestique, aux relations entre les gĂ©nĂ©rations ou entre les sexes, les classes populaires ont tendance Ă se montrer beaucoup plus rigoristes que les autres classes sociales. Au contraire, sur les questions de structure politique, qui mettent en jeu la conservation ou la transformation de lâordre social, et non plus seulement la conservation ou la transformation des modes de relation entre les individus, les classes populaires sont beaucoup plus favorables Ă la novation, câest-Ă -dire Ă une transformation des structures sociales. Vous voyez comment certains des problĂšmes posĂ©s en Mai 1968, et souvent mal posĂ©s, dans le conflit entre le parti communiste et les gauchistes, se rattachent trĂšs directement au problĂšme central que jâai essayĂ© de poser ici : celui de la nature des rĂ©ponses, câest-Ă -dire du principe Ă partir duquel elles sont produites. Lâopposition que jâai faite entre ces deux groupes de questions se ramĂšne en effet Ă lâopposition entre deux principes de production des opinions : un principe proprement politique et un principe Ă©thique, le problĂšme du conservatisme des classes populaires Ă©tant le produit de lâignorance de cette distinction.
Une fausse neutralité
Lâeffet dâimposition de problĂ©matique, effet exercĂ© par toute enquĂȘte dâopinion et par toute interrogation politique (Ă commencer par lâĂ©lectorale), rĂ©sulte du fait que les questions posĂ©es dans une enquĂȘte dâopinion ne sont pas des questions qui se posent rĂ©ellement Ă toutes les personnes interrogĂ©es et que les rĂ©ponses ne sont pas interprĂ©tĂ©es en fonction de la problĂ©matique par rapport Ă laquelle les diffĂ©rentes catĂ©gories de rĂ©pondants ont effectivement rĂ©pondu.
Ainsi la problĂ©matique dominante, dont la liste des questions posĂ©es depuis deux ans par les instituts de sondage fournit une image, câest-Ă -dire la problĂ©matique qui intĂ©resse essentiellement les gens qui dĂ©tiennent le pouvoir et qui entendent ĂȘtre informĂ©s sur les moyens dâorganiser leur action politique, est trĂšs inĂ©galement maĂźtrisĂ©e par les diffĂ©rentes classes sociales. Et, chose importante, celles-ci sont plus ou moins aptes Ă produire une contre-problĂ©matique. Ă propos du dĂ©bat tĂ©lĂ©visĂ© entre Servan-Schreiber et Giscard dâEstaing, un institut de sondages dâopinion avait posĂ© des questions du type : « Est-ce que la rĂ©ussite scolaire est fonction des dons, de lâintelligence, du travail, du mĂ©rite ? » Les rĂ©ponses recueillies livrent en fait une information (ignorĂ©e de ceux qui les produisaient) sur le degrĂ© auquel les diffĂ©rentes classes sociales ont conscience des lois de la transmission hĂ©rĂ©ditaire du capital culturel : lâadhĂ©sion au mythe du don et de lâascension par lâĂ©cole, de la justice scolaire, de lâĂ©quitĂ© de la distribution des postes en fonction des titres, etc., est trĂšs forte dans les classes populaires. La contre-problĂ©matique peut exister pour quelques intellectuels mais elle nâa pas de force sociale bien quâelle ait Ă©tĂ© reprise par un certain nombre de partis, de groupes. La vĂ©ritĂ© scientifique est soumise aux mĂȘmes lois de diffusion que lâidĂ©ologie. Une proposition scientifique, câest comme une bulle du pape sur la rĂ©gulation des naissances, ça ne prĂȘche que les convertis.
On associe lâidĂ©e dâobjectivitĂ© dans une enquĂȘte dâopinion au fait de poser la question dans les termes les plus neutres afin de donner toutes les chances Ă toutes les rĂ©ponses. En rĂ©alitĂ©, lâenquĂȘte dâopinion serait sans doute plus proche de ce qui se passe dans la rĂ©alitĂ© si, transgressant complĂštement les rĂšgles de lâ« objectivitĂ© », on donnait aux gens les moyens de se situer comme ils se situent rĂ©ellement dans la pratique rĂ©elle, câest-Ă -dire par rapport Ă des opinions dĂ©jĂ formulĂ©es ; si, au lieu de dire par exemple « II y a des gens favorables Ă la rĂ©gulation des naissances, dâautres qui sont dĂ©favorables ; et vous ?… », on Ă©nonçait une sĂ©rie de prises de positions explicites de groupes mandatĂ©s pour constituer les opinions et les diffuser, de façon que les gens puissent se situer par rapport Ă des rĂ©ponses dĂ©jĂ constituĂ©es. On parle communĂ©ment de « prises de position » ; il y a des positions qui sont dĂ©jĂ prĂ©vues et on les prend. Mais on ne les prend pas au hasard. On prend les positions que lâon est prĂ©disposĂ© Ă prendre en fonction de la position que lâon occupe dans un certain champ. Une analyse rigoureuse vise Ă expliquer les relations entre la structure des positions Ă prendre et la structure du champ des positions objectivement occupĂ©es.
Une situation dâenquĂȘte artificielle
Si les enquĂȘtes dâopinion saisissent trĂšs mal les Ă©tats virtuels de lâopinion et plus exactement les mouvements dâopinion, câest, entre autres raisons, que la situation dans laquelle elles apprĂ©hendent les opinions est tout Ă fait artificielle. Dans les situations oĂč se constitue lâopinion, en particulier les situations de crise, les gens sont devant des opinions constituĂ©es, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, câest trĂšs Ă©videmment choisir entre des groupes. Tel est le principe de lâeffet de politisation que produit la crise : il faut choisir entre des groupes qui se dĂ©finissent politiquement et dĂ©finir de plus en plus de prises de position en fonction de principes explicitement politiques.
En fait, ce qui me paraĂźt important, câest que lâenquĂȘte dâopinion traite lâopinion publique comme une simple somme dâopinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de lâisoloir, oĂč lâindividu va furtivement exprimer dans lâisolement une opinion isolĂ©e. Dans les situations rĂ©elles, les opinions sont des forces et les rapports dâopinions sont des conflits de force entre des groupes.
Une autre loi se dĂ©gage de ces analyses : on a dâautant plus dâopinions sur un problĂšme que lâon est plus intĂ©ressĂ© par ce problĂšme, câest-Ă -dire que lâon a plus intĂ©rĂȘt Ă ce problĂšme. Par exemple sur le systĂšme dâenseignement, le taux de rĂ©ponses est trĂšs intimement liĂ© au degrĂ© de proximitĂ© par rapport au systĂšme dâenseignement, et la probabilitĂ© dâavoir une opinion varie en fonction de la probabilitĂ© dâavoir du pouvoir sur ce Ă propos de quoi on opine. Lâopinion qui sâaffirme comme telle, spontanĂ©ment, câest lâopinion des gens dont lâopinion a du poids, comme on dit. Si un ministre de lâĂducation nationale agissait en fonction dâun sondage dâopinion (ou au moins Ă partir dâune lecture superficielle du sondage), il ne ferait pas ce quâil fait lorsquâil agit rĂ©ellement comme un homme politique, câest-Ă -dire Ă partir des coups de tĂ©lĂ©phone quâil reçoit, de la visite de tel responsable syndical, de tel doyen, etc. En fait, il agit en fonction de ces forces dâopinion rĂ©ellement constituĂ©es qui nâaffleurent Ă sa perception que dans la mesure oĂč elles ont de la force et oĂč elles ont de la force parce quâelles sont mobilisĂ©es.
Sâagissant de prĂ©voir ce que va devenir lâUniversitĂ© dans les dix annĂ©es prochaines, je pense que lâopinion mobilisĂ©e constitue la meilleure base. Toutefois, le fait, attestĂ© par les non-rĂ©ponses, que les dispositions de certaines catĂ©gories nâaccĂšdent pas au statut dâopinion, câest-Ă -dire de discours constituĂ© prĂ©tendant Ă la cohĂ©rence, prĂ©tendant Ă ĂȘtre entendu, Ă sâimposer, etc., ne doit pas faire conclure que, dans des situations de crise, les gens qui nâavaient aucune opinion choisiront au hasard : si le problĂšme est politiquement constituĂ© pour eux (problĂšmes de salaire, de cadence de travail pour les ouvriers), ils choisiront en termes de compĂ©tence politique ; sâil sâagit dâun problĂšme qui nâest pas constituĂ© politiquement pour eux (rĂ©pressivitĂ© dans les rapports Ă lâintĂ©rieur de lâentreprise) ou sâil est en voie de constitution, ils seront guidĂ©s par le systĂšme de dispositions profondĂ©ment inconscient qui oriente leurs choix dans les domaines les plus diffĂ©rents, depuis lâesthĂ©tique ou le sport jusquâaux prĂ©fĂ©rences Ă©conomiques. LâenquĂȘte dâopinion traditionnelle ignore Ă la fois les groupes de pression et les dispositions virtuelles qui peuvent ne pas sâexprimer sous forme de discours explicite. Câest pourquoi elle est incapable dâengendrer la moindre prĂ©vision raisonnable sur ce qui se passerait en situation de crise.
Ătude dâun cas
Supposons un problĂšme comme celui du systĂšme dâenseignement. On peut demander : « Que pensez-vous de la politique dâEdgar Faure ? » Câest une question trĂšs voisine dâune enquĂȘte Ă©lectorale, en ce sens que câest la nuit oĂč toutes les vaches sont noires : tout le monde est dâaccord grosso modo sans savoir sur quoi ; on sait ce que signifiait le vote Ă lâunanimitĂ© de la loi Faure Ă lâAssemblĂ©e nationale. On demande ensuite : « Ătes-vous favorable Ă lâintroduction de la politique dans les lycĂ©es ? » LĂ , on observe un clivage trĂšs net. Il en va de mĂȘme lorsquâon demande : « Les professeurs peuvent-ils faire grĂšve ? » Dans ce cas, les membres des classes populaires, par un transfert de leur compĂ©tence politique spĂ©cifique, savent quoi rĂ©pondre. On peut encore demander : « Faut-il transformer les programmes ? Ătes-vous favorable au contrĂŽle continu ? Ătes-vous favorable Ă lâintroduction des parents dâĂ©lĂšves dans les conseils des professeurs ? Ătes-vous favorable Ă la suppression de lâagrĂ©gation ? Etc. »
Sous la question « ĂȘtes-vous favorable Ă Edgar Faure ? », il y avait toutes ces questions et les gens ont pris position dâun coup sur un ensemble de problĂšmes quâun bon questionnaire ne pourrait poser quâau moyen dâau moins soixante questions Ă propos desquelles on observerait des variations dans tous les sens. Dans un cas les opinions seraient positivement liĂ©es Ă la position dans la hiĂ©rarchie sociale, dans lâautre, nĂ©gativement, dans certains cas trĂšs fortement, dans dâautres cas faiblement, ou mĂȘme pas du tout. Il suffit de penser quâune consultation Ă©lectorale reprĂ©sente la limite dâune question comme « ĂȘtes-vous favorable Ă Edgar Faure ? » pour comprendre que les spĂ©cialistes de sociologie politique puissent noter que la relation qui sâobserve habituellement, dans presque tous les domaines de la pratique sociale, entre la classe sociale et les pratiques ou les opinions, est trĂšs faible quand il sâagit de phĂ©nomĂšnes Ă©lectoraux, Ă tel point que certains nâhĂ©sitent pas Ă conclure quâil nây a aucune relation entre la classe sociale et le fait de voter pour la droite ou pour la gauche.
Si vous avez Ă lâesprit quâune consultation Ă©lectorale pose en une seule question syncrĂ©tique ce quâon ne pourrait raisonnablement saisir quâen deux cents questions, que les uns mesurent en centimĂštres, les autres en kilomĂštres, que la stratĂ©gie des candidats consiste Ă mal poser les questions et Ă jouer au maximum sur la dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent, et tant dâautres effets, vous concluerez quâil faut peut-ĂȘtre poser Ă lâenvers la question traditionnelle de la relation entre le vote et la classe sociale et se demander comment il se fait que lâon constate malgrĂ© tout une relation, mĂȘme faible ; et sâinterroger sur la fonction du systĂšme Ă©lectoral, instrument qui, par sa logique mĂȘme, tend Ă attĂ©nuer les conflits et les clivages. Ce qui est certain, câest quâen Ă©tudiant le fonctionnement du sondage dâopinion, on peut se faire une idĂ©e de la maniĂšre dont fonctionne ce type particulier dâenquĂȘte dâopinion quâest la consultation Ă©lectorale et de lâeffet quâelle produit.
Bref, jâai bien voulu dire que lâopinion publique nâexiste pas, sous la forme en tout cas que lui prĂȘtent ceux qui ont intĂ©rĂȘt Ă affirmer son existence. Jâai dit quâil y avait dâune part des opinions constituĂ©es, mobilisĂ©es, des groupes de pression mobilisĂ©s autour dâun systĂšme dâintĂ©rĂȘts explicitement formulĂ©s ; et dâautre part, des dispositions qui, par dĂ©finition, ne sont pas opinion si lâon entend par lĂ , comme je lâai fait tout au long de cette analyse, quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prĂ©tention Ă la cohĂ©rence. Cette dĂ©finition de lâopinion nâest pas mon opinion sur lâopinion. Câest simplement lâexplicitation de la dĂ©finition que mettent en Ćuvre les sondages dâopinion en demandant aux gens de prendre position sur des opinions formulĂ©es et en produisant, par simple agrĂ©gation statistique dâopinions ainsi produites, cet artefact quâest lâopinion publique. Je dis simplement que lâopinion publique dans lâacception implicitement admise par ceux qui font des sondages dâopinion ou ceux qui en utilisent les rĂ©sultats, je dis simplement que cette opinion-lĂ nâexiste pas.
Source: Lmsi.net