Ce drame nâest pas un triste concours de circonstances individuelles. Il sâinscrit dans une persĂ©cution systĂ©mique et organisĂ©e des personnes exilĂ©es en France. Calais est la vĂ©nerie dâune mouvance nationaliste assermentĂ©e, radicale et dĂ©terminĂ©e Ă Ă©puiser ses proies jusquâĂ la disparition ou bien la mort. Entre les fils de barbelĂ©s et le bĂ©ton armĂ©e, les corps usĂ©s rampent. Les esprits se dĂ©chiquĂštent. EnfermĂ© dans le passĂ©, on regarde lâhorizon Ă lâautre bout des flots, espĂ©rant y deviner un avenir moins morne. Aux aurores dĂ©couchĂ©es, on sâempresse de sortir de son plastique, rassembler enfants et gamelles vides avant que lâuniforme nous salue de son bĂąton et sa superbe. On se cache en attendant. On court, on prie, on saigne en attendant le soir oĂč la lune dâopale sâĂ©vanouira.
En quelques annĂ©es, des barbelĂ©s et murs dâune distance totale de 65km ont Ă©tĂ© progressivement installĂ©s autour de chaque campement et zones de passage. Les expulsions sont quotidiennes et la chasse semble Ă©ternelle. La tristement cĂ©lĂšbre zone des dunes qui accueille lâensemble des personnes ghettoĂŻsĂ©es depuis 2015 ne ressemble plus quâĂ une cage antique des expositions universelles dâantan. Sans doute la plus grande catastrophe de lâidĂ©ologie nĂ©ocoloniale française.
Les violences policiĂšres dont tĂ©moignent les exilĂ©s de Calais se comptent par milliers ces derniĂšres annĂ©es, toutes recensĂ©es par les associations sur place. En DĂ©cembre 2018, un rapport annuel de plusieurs associations faisait Ă©tat de « 972 cas de violence physique disproportionnĂ©e, dâutilisation de gaz lacrymogĂšne, de destruction de propriĂ©tĂ© personnelle, dâexpulsions de lieux de vie, et dâautres atteintes aux droits perpĂ©trĂ©es par les forces de lâordre Ă lâencontre de rĂ©fugiĂ©s faisant halte Ă Calais. Des mineurs de moins de 15 ans font aussi partie des victimes de ces violences. »
Les policiers responsables nâont jamais Ă©tĂ© condamnĂ©s pour cette brutalitĂ©. Pour certains, ils travaillent encore Ă Calais, et cognent de la mĂȘme main dâautres crĂąnes dâailleurs.
LâarrivĂ©e de GĂ©rald Darmanin au ministĂšre de lâintĂ©rieur a Ă©tĂ© un tournant agressif dans les mesures anti-exilĂ©. Lors de sa visite sur place le 12 Juillet dernier, quelques jours seulement aprĂšs sa prise de poste, il annonce lâarrivĂ©e de 30 policiers supplĂ©mentaires. Sa venue est marquĂ©e par lâexpulsion du plus grand campement dâexilĂ©s dans lequel survivaient des centaines de personnes. Le coup fatal est donnĂ© le 10 Septembre lorsquâun arrĂȘtĂ© interdisant la distribution alimentaire est annoncĂ©.
Sur les cĂŽtes de ladite opale, on finira une nuit pleureuse Ă sâasseoir tremblant sur lâembarcation rĂ©servĂ©e sans assurance. On priera encore.
Nous ne pourrons ici rendre hommage aux plusieurs centaines devictimes de la frontiÚre franco-britannique. Permettons-nous de révérer celles qui, tout juste assassinées par la fureur patriotique, pourraient déjà se dissoudre de notre conscience collective sous contrÎle « républicain ».
Hamdallah versait sa derniĂšre larme au fond de la Manche le 19 AoĂ»t dernier. Il avait fui le feu du Soudan oĂč il Ă©tait nĂ© 28 ans auparavant. Il est retrouvĂ© mort sur la plage de Sangatte. Il avait tentĂ© la traversĂ©e vers la Grande Bretagne avec un ami Ă bord dâun petit bateau gonflable qui a fait naufrage.
Quelques mois prĂ©cĂ©dent sa disparation, le 25 Mai 2020, le corps en dĂ©composition dâun homme non identifiĂ© est repĂȘchĂ© dans le port de Calais. Sur son poignet, un bracelet sur lequel Ă©tait inscrit âS. Camaraâ.
Le 9 Mars, Baqer, mineur isolĂ© en France est retrouvĂ© sans vie sur les rails autour de Metz. Il tentait de passer en Angleterre et avait passĂ© du temps Ă Dunkerque avec sa petite sĆur aprĂšs avoir quittĂ© lâIrak sans ses parents.
Le dĂ©but de lâannĂ©e 2020 a Ă©tĂ© marquĂ© le 9 Janvier par la dĂ©couverte de M., 56 ans, dâorigine Soudanaise, retrouvĂ© mort dans un lac sur la zone naturelle créée suite Ă lâexpulsion de lâancien camp de la lande, aussi connu comme âJungleâ.
Cette liste funĂšbre rendue officielle, bien entendu non-exhaustive, ne pourra dissimuler les anonymes qui, parti un beau jour du campement, ne sont pas revenus pour le souper. Ceux quâon ne retrouve pas, perdus dans le no manâs land du non accueil europĂ©en.
Si ces drames ont fait couler des larmes au-delĂ des frontiĂšres, nous ne pouvons en dire de mĂȘme de lâencre versĂ©e. A peine quelques lignes dans la rubrique des chiens Ă©crasĂ©s de la Voix du Nord. Non, on prĂ©fĂšre se masturber collectivement sur la conspiration des passeurs sanguinaires, membres dâun rĂ©seau international de traite des ĂȘtres humains. Fantasmer lâaviditĂ© dâun groupe invisible pour ne pas sâĂ©borgner devant lâamnĂ©sie meurtriĂšre de sa royautĂ©. Jouir dâune impunitĂ© autoproclamĂ©e.
La Manche nâest pas la MĂ©diterranĂ©e. La France nâest pas la Libye. Fuir de la ville portuaire parait pourtant une nĂ©cessitĂ© de survie pour les milliers dâexilĂ©s qui ont financĂ© leur place Ă bord de lâembarcation de fortune. Il faut quitter cet enfer, vite, encore plus vite, toujours plus loin.
LâannĂ©e 2020 a Ă©tĂ© la pĂ©riode record du nombre de traversĂ©es maritimes. « Depuis le 1er janvier, au moins 1 169 migrants ont Ă©tĂ© interceptĂ©s par les autoritĂ©s françaises aprĂšs avoir tentĂ© de traverser la Manche Ă lâaide dâembarcations de fortune ou Ă la nage », selon un dĂ©compte effectuĂ© par lâAFP. Et selon lâagence de presse britannique PA, rien quâen AoĂ»t 2020, « ce sont prĂšs de 1 500 migrants qui ont franchi la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni ». « Plus de 5 600 migrants ont effectuĂ© la traversĂ©e Ă bord de petites embarcations cette annĂ©e », estime ainsi le ministĂšre de lâIntĂ©rieur britannique. Depuis plusieurs mois, les magistrats ont pris lâhabitude de voir dĂ©filer les visages crispĂ©s de passeurs inexpĂ©rimentĂ©s sur le banc des accusĂ©s, rĂ©pondant Ă la demande sur le marchĂ© de lâĂ©vasion comme tout bon agent vĂ©nal du capital.
Le 5 Octobre 2020, câest un procĂšs politique qui sâouvre au Tribunal de Grande Instance de Boulogne. Nous lâappellerons le « procĂšs des trois » puisquâil sâagissait de trois personnes exilĂ©es, jugĂ©es au Tribunal de Grande Instance de Boulogne « pour aide Ă lâentrĂ©e de personnes en situation irrĂ©guliĂšre en bande organisĂ©e ». Ils sont respectivement condamnĂ©s Ă dix mois, deux ans, et quatre ans de prison ferme avec obligation de quitter le territoire français Ă la sortie et interdiction de sĂ©jour allant jusquâĂ une durĂ©e de 10 ans. Ils sont accusĂ©s dâavoir, entre Janvier et Juillet 2020, achetĂ© et acheminĂ© des embarcations pneumatiques sur les plages de Calais afin de permettre, moyennant rĂ©munĂ©ration, la traversĂ©e de la Manche Ă des dizaines de personnes exilĂ©es bloquĂ©es Ă la frontiĂšre franco-britannique. Nâest pas Herrou qui veut.
Ce jour-lĂ , Abdi, John et Nguyen sont Ă la barre des accusĂ©s et tentent de se dĂ©fendre malhabilement sans aucune prĂ©paration. Durant les trois longues heures de procĂšs, lâextrĂȘme misĂšre des trois rĂ©fugiĂ©s ne fait aucun doute. Elle est exprimĂ©e par les accusĂ©s eux-mĂȘmes et timidement par leurs avocats mais nâest pas considĂ©rĂ© comme argument dedĂ©fense face Ă une cour dĂ©cidĂ©e Ă juger mal sans Ă©quivoque.
Debout, face au juge, Abdi sâemporte : « Cela fait un an et six mois que je dors sous ma tente et que la police vient mâexpulser chaque matin. Jâai demandĂ© lâasile il y a un an. On ne mâa toujours pas proposĂ© dâhĂ©bergement. »
Nguyen, lui, chuchote presque à son traducteur : « je voulais seulement rendre un service pour payer mon propre passage ».
Quand vient son tour, John, condamnĂ© Ă quatre annĂ©es de prison ferme, supplie la clĂ©mence du juge entre deux exclamations de Madame la Procureure : « Je suis sans-papier en France depuis des annĂ©es. Jâai une femme et un bĂ©bĂ© que je ne peux pas voir car le foyer est interdit aux hommes. Je dors dans la jungle. »
A lâannonce du dĂ©libĂ©rĂ©, Helena, la femme de John, est dĂ©vastĂ©e. Elle se souvient des annĂ©es de souffrances de son mari : « Je lâai rencontrĂ© en Ethiopie. Nous avons fui ensemble. Il a connu la traversĂ©e du dĂ©sert du Sahara, la Libye⊠Nous sommes arrivĂ©es en France en Novembre 2018. Lorsquâil a demandĂ© lâasile en Janvier 2019, ils lâont placĂ© en procĂ©dure « Dublin ». Il a Ă©tĂ© enfermĂ© en Centre de RĂ©tention et a Ă©tĂ© dĂ©portĂ© en Espagne. Notre enfant nâavait que trois mois. »
A son retour en France, John est condamnĂ© Ă la rue. Helena raconte : « quand je suis tombĂ©e enceinte, ils mâont donnĂ© un hĂ©bergement Ă la Rochelle. Jâai acceptĂ© pour mon enfant. Jâai demandĂ© une place pour mon mari quâon mâa refusĂ©e. Il allait dormir Ă porte de la Chapelle pour avoir les biens distribuĂ©s par les associations. Il dormait la plupart du temps Ă la gare de la Rochelle pour ĂȘtre proche de nous. Je lâai convaincu de quitter cette ville pour quâil ne reste pas dans la rue. Il a dĂ©cidĂ© dâaller Ă Calais pour tenter sa chance pour lâAngleterre. Je le soutenais dans sa dĂ©cision. Il Ă©tait devenu impossible pour lui de vivre en France. Mais Ă Calais, il dormait dans la rue aussi. Comme les autres. »
Calais est tous sauf une zone dâattente. La patience nâa rien Ă faire lĂ -bas. Ătre refugiĂ© Ă Calais, câest une course contre la montre. Chaque jour supplĂ©mentaire te rapproche de la chute. La mort nâest pas la seule Ă©chappatoire funeste de la ville-prison. Si les frontiĂšres ne sâouvrent pas assez vite, la prison, elle, tâouvrira les bras volontiers. Elle attendra sagement la perte dĂ©finitive de ton chapelet et ta boussole que le temps tâaura volĂ©. Lorsque la colĂšre et le dĂ©sespoir tâauront mĂȘme privĂ© de la fatigue et de la faim. Quand le gaz lacrymogĂšne ne te piquera plus les yeux et que tu ne sentiras plus la pluie du nord sur ton front. Tu feras le geste de trop, celui qui jaillira de toi comme le dernier cri de survie. Tu lanceras cette pierre sur lâuniforme qui tâhumilies depuis des annĂ©es. Tu manifesteras ta fureur face aux citoyens lambdas qui te frappent depuis toujours de leur ignorance complice. Tu laisseras ta folie sâexprimĂ©e dans ce monde malade. Tu proposeras Ă des familles dans la mĂȘme situation que toi, de monter dans des embarcations gonflables pour rejoindre lâAngleterre avant quâelles aussi, ne perdent leurs Ăąmes. Tu feras le seul choix quâil te reste, celui de la rĂ©volte, de ta destruction. Car tu nâas plus rien Ă perdre.
Jérémie ROCHAS.
Source: Lundi.am