RĂ©daction de “lâAdunata”, Newark (N. J.) U. S. A.
Chers camarades,
Je viens seulement dâentrer en possession de votre numĂ©ro du 28 janvier. Jây trouve Ă la rubrique “Della guerra” une sĂ©rie de citations et de commentaires, Ă lâoccasion de la courte dĂ©claration envoyĂ©e par moi, il y aura bientĂŽt un an, Ă la revue “Studi Sociali” de Montevideo.
Je ne mâattendais pas, je lâavoue, Ă voir ce texte dĂ©jĂ ancien servir de base Ă toute cette polĂ©mique dont les protagonistes ne sont autres que Gigi Damiani, Luigi Bertoni et Luce Fabbri, câest-Ă -dire les Ă©crivains anarchistes les plus en vue de tout le mouvement italien. Cependant, comme je nâai rien Ă retrancher Ă ce que jâĂ©crivais en avril 1938, et comme une sĂ©rie de questions me sont posĂ©es par la voie de votre journal, je pense que vous trouverez bon dâinsĂ©rer ma rĂ©ponse.
Je rappellerai dâabord en quelques mots le sens de mon intervention :
La guerre dâEspagne pouvait ĂȘtre Ă©largie internationalement comme guerre de classe entre le prolĂ©tariat et la bourgeoisie ; elle ne lâa pas Ă©tĂ©. ExtĂ©rieurement elle a pris lâaspect dâune guerre idĂ©ologique pour ou contre la dĂ©mocratie et le fascisme. Cette guerre idĂ©ologique nâest que le prĂ©texte sous lequel se sont dissimulĂ©s les visĂ©es impĂ©rialistes de lâItalie, de lâAllemagne, de la Russie, et des autres grandes puissances.
Le prolĂ©tariat espagnol et international sâest sottement laissĂ© prendre au piĂšge de cette guerre impĂ©rialiste ; en se solidarisant avec les diverses fractions de la bourgeoisie, il sâest laissĂ© dĂ©pouiller de sa finalitĂ© propre, de son idĂ©al et de son drapeau.
Aujourdâhui il nâest question de rien moins que dâune guerre gĂ©nĂ©rale pour la possession du monde, dans laquelle le prolĂ©tariat mondial, et non seulement espagnol, sera invitĂ© Ă se battre pour ses maĂźtres des nations fascistes dites “prolĂ©tariennes” et des nations capitalistes soi-disant “dĂ©mocratiques”.
Certains camarades voient dans cette guerre mondiale un suprĂȘme conflit entre la libertĂ© et lâautoritĂ©, auquel il convient de se prĂ©parer avec ardeur. Ils croient que la rĂ©volution espagnole serait sauvĂ©e dans la catastrophe gĂ©nĂ©rale. Ils encouragent les peuples Ă choisir “la mort de prĂ©fĂ©rence Ă la servitude.” Tout cela est absurde et criminel :
1° Parce que les puissances dites “dĂ©mocratiques” ne sont nullement disposĂ©es Ă entreprendre une guerre idĂ©ologique, pas plus dâailleurs que les puissances “fascistes”. Les unes et les autres veulent mettre Ă profit les menaces de guerre et Ă©ventuellement la guerre elle-mĂȘme pour mater dĂ©finitivement les peuples, pour rĂ©duire le prolĂ©tariat en complĂšte domesticitĂ© et pour rĂ©aliser ou consolider la domination de classe la plus absolue ;
2° Parce que lâintervention guerriĂšre du prolĂ©tariat ou des masses paysannes ne pourra revĂȘtir nulle part un caractĂšre organiquement ou moralement rĂ©volutionnaire. Les forces anarcho-syndicalistes en Espagne (qui reprĂ©sentaient au moins 50% des forces rĂ©publicaines effectivement combattantes et qui avaient leurs formations spĂ©ciales, presque indĂ©pendantes) nâont pas rĂ©ussi Ă conserver Ă la guerre civile une signification rĂ©volutionnaire. Il est hors de doute quâune fois nos forces incorporĂ©es dans une guerre mondiale comme une sorte de lĂ©gion Ă©trangĂšre employĂ©e par le Grand Etat-Major capitaliste sur un des secteurs secondaires de la lutte, notre rĂŽle de dĂ©fenseurs de la libertĂ© serait du mĂȘme coup totalement annihilĂ© ;
3° Parce que sâassocier en ce moment aux puissances qui occupent dans le monde la position la plus faible, la plus compromise, la plus directement menacĂ©e de ruine, câest participer du mĂȘme coup Ă la dĂ©route inĂ©vitable, tant morale que matĂ©rielle qui ne saurait manquer de frapper en cas de conflit les bourgeois dĂ©fenseurs du TraitĂ© de Versailles, les impĂ©rialistes gavĂ©s, les bureaucrates ignares et incapables de lâURSS, et toute la pourriture des nations “dĂ©mocratiques”.
Chers camarades, il me semble que les Ă©vĂ©nements survenus depuis six mois pourraient me dispenser de toute argumentation en faveur de la thĂšse publiĂ©e par Studi Sociali. Lâaxe Berlin-Rome a jetĂ© le masque de la guerre “idĂ©ologique” : il combat aujourdâhui ouvertement pour des dĂ©bouchĂ©s, pour des matiĂšres premiĂšres, pour des colonies (europĂ©ennes ou extra-europĂ©ennes). Lâaxe Paris-Londres-Moscou, de son cĂŽtĂ©, a dĂ©montrĂ© son parfait mĂ©pris du droit international, de la dĂ©mocratie et de la libertĂ© des peuples, en livrant Ă Hitler la TchĂ©coslovaquie toute entiĂšre, et en assurant en Espagne le triomphe de Franco, dont lâEntente veut maintenant se faire un alliĂ©. La guerre que menait le peuple espagnol contre lâarmĂ©e factieuse et contre lâinvasion Ă©trangĂšre a tournĂ© en dĂ©route par lâabdication des postulats rĂ©volutionnaires et par la trahison organisĂ©e des autoritĂ©s rĂ©publicaines. La dĂ©bilitĂ© et lâimpuissance des “dĂ©mocraties s bourgeoises Ă©clatent Ă tous les yeux. Elles ne sont mĂȘmes plus capables de dĂ©truire les armes dont elles ne savent plus se servir. Elles remettent purement et simplement leur matĂ©riel et leurs troupes Ă lâadversaire, avec les finances, les appareils policiers et gouvernementaux au grand compte ainsi 20 divisions de plus. Les autoritĂ©s tchĂšques ont Ă©tĂ© modernes dâEurope par lâĂ©quipement, la mieux entraĂźnĂ©e au dire des spĂ©cialistes, vient dâĂȘtre incorporĂ©e Ă lâarmĂ©e allemande, qui compte ainsi 20 divisions de plus. Les autoritĂ©s tchĂšques ont Ă©tĂ© les premiĂšres Ă livrer Ă “lâennemi” ou Ă passer par les armes, les antifascistes assez naĂŻfs pour tenter lâombre dâune rĂ©sistance. Sont-ce lĂ les alliĂ©s avec lesquels nous devons dĂ©fendre la “derniĂšre tranchĂ©e de la libertĂ©” ? Sont-ce lĂ les gens qui apporteront la dĂ©livrance rĂ©volutionnaire aux peuples courbĂ©s sous le fascisme ?
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Je veux pourtant rĂ©pondre Ă lâinterrogatoire de Gigi Damiani qui me demandait, parait-il, dans un numĂ©ro du Risveglio que je nâai pas reçu :
“Crois-tu que dans lâĂ©tat de dĂ©gradation dans lequel se trouve les dĂ©mocraties, notre fonction soit de favoriser lâaggravation de cette dĂ©gradation et de la faire nĂŽtre, sinon dans les paroles, du moins dans les faits, en soutenant que tout est prĂ©fĂ©rable Ă la rĂ©sistance devant lâinvasion fasciste ?”
Cher camarade Damiani, Voronoff lui-mĂȘme serait incapable de rendre Ă la bourgeoisie libĂ©rale de France et dâAngleterre le moindre semblant de virilitĂ©. Tout lâespoir dâune rĂ©sistance effective contre le fascisme â que le masochisme de nos Blum et de nos Chamberlain appelle de tous ses vĆux â câest la constitution dâune force indĂ©pendante, capable dâintervenir dans lâarĂšne sociale avec ses forces vierges, sa finalitĂ© propre, ses mĂ©thodes de lutte spĂ©cifiquement rĂ©volutionnaires, de maniĂšre Ă balayer la pourriture capitaliste et politicienne et dâen faire table rase.
Cette force explosive peut ĂȘtre trouvĂ©e dans une rĂ©volte gĂ©nĂ©rale des colonies contre les colonisateurs ? Dans un mouvement de rĂ©sistance des paysans Ă la guerre “impĂ©riale” quâon nous prĂ©pare ? Dans une nouvelle occupation des usines, transformĂ©es en forteresse du peuple contre la “mobilisation” bourgeoise ? A coup sĂ»r ce nâest pas dans le mythe de la “guerre idĂ©ologique” que peut ĂȘtre trouvĂ© la source dâĂ©nergie qui remettra le peuple sur ses pieds. Câest pourquoi je ne saurais ĂȘtre dâaccord avec toi quand tu dĂ©clares :
“Tous nous voulons la rĂ©volution. Mais la rĂ©volution câest aussi la guerre et nous ne pouvons agir aujourdâhui que sur le terrain guerre â pour lâEspagne, pour la RĂ©volution.”
La lutte contre la guerre, et contre les mesures de rĂ©action et dâasservissement imposĂ©es Ă lâoccasion des menaces de guerre, sont au contraire le seul point de dĂ©part possible dâune action rĂ©volutionnaire, ici, aujourdâhui, dans notre mouvement. Le capitalisme anglo-français et amĂ©ricain prĂ©pare sa guerre (et son totalitarisme fasciste) pour dans deux, trois ans au plus. Dâici lĂ , nous devons nous relever de nos dĂ©faites, sans perdre un seul instant.
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Une autre question soulevĂ©e par Damiani et Bertoni est celle de la domination stalinienne en Espagne RĂ©publicaine. Pour Damiani, cette domination nâĂ©tait pas effective, au moment oĂč il a pris la plume. Pour Bertoni, il sâagit “dâun mensonge fasciste quâil est Ă©trange de trouver dans la bouche dâun anarchiste”. Tous deux pensent que la guerre mondiale des antifascismes contre le fascisme a sa raison dâĂȘtre “et nous serions dâĂ©tranges antifascistes si nous ne la voulions pas”, ajoute le camarade Bertoni.
La guerre entre fascistes et antifascistes a pratiquement cessĂ©, mĂȘme en Espagne, et Ă lâheure ou nous Ă©crivons, tous les efforts du ComitĂ© National de DĂ©fense, oĂč siĂšgent les anarchistes Eduardo Valls et Gonzales Marin, consistent Ă arracher aux griffes des agents de Staline ce qui reste de lâEspagne rĂ©publicaine. Cela suffit, je pense, Ă dĂ©montrer que le peuple espagnol, sous la botte des Lister, des Rojo, El Campesino et autres KlĂ©ber, ne se sentait pas libre de faire dâautre guerre ni dâautre paix que celle que lui imposaient les moscovites. Luigi Bertoni peut ĂȘtre maintenant certain que si les staliniens avaient rĂ©ussi Ă transformer leur guerre dâEspagne en guerre mondiale, cette guerre ne serait pas devenue pour cela notre guerre, celle dont parle si bien la camarade Luce Fabbri lorsquâelle Ă©crit dans “Studi Sociali” :
“Nous nous battrons pour notre guerre, pour la guerre civile europĂ©enne, la guerre des esclaves contre les patrons… Cette guerre civile qui seule peut sauver de lâautre est proprement lâĂ©largissement de la guerre qui se livre en Espagne et dont parle Prudhommeaux avec tant dâhorreur.”
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Non, chĂšre camarade Fabbri, je ne suis devenu ni Tolstoien ni Munichois, mais je pense quâune lutte armĂ©e rĂ©volutionnaire Ă lâĂ©chelle mondiale, ne peut ĂȘtre engagĂ©e Ă lâheure actuelle, dans la situation prĂ©sente et lâĂ©tat misĂ©rable de nos forces. Le recul est trop gĂ©nĂ©ral depuis Juillet 1936 pour nous laisser une chance de pouvoir combattre efficacement pour notre propre cause, alors que nous avons tant de plaies Ă panser et de vides Ă combler.
Quant à nous faire crever la peau pour le capitalisme, trop des nÎtres sont déjà tombés, en Espagne et ailleurs !
Source: Archivesautonomies.org