publié par Nueva Tribuna le 10.11.2021 et par Europa Laica le 11.11.2021
LâĂglise Catholique a exclu dâenquĂȘter activement sur les affaires dâabus sexuels sur mineurs commis par des religieux.
Notre Espagne est un pays Ă©trange, un peu particulier. Ou si on veut, hors du commun. Câest un pays dâexception. Je mâexplique. En Espagne, il y a aujourdâhui un ensemble dâinstitutions intouchables. Ne vous hasardez pas Ă les critiquer parce que vous courez le risque dâĂȘtre traitĂ© dâantipatriote, ou mĂȘme, dâĂȘtre traduit devant les tribunaux. Je veux parler de lâĂglise Catholique, de lâArmĂ©e, de la Magistrature, de la Monarchie, des grands pouvoirs Ă©conomiques et de certains mĂ©dias. Toutes ces institutions, parfaitement imbriquĂ©es, se protĂšgent mutuellement. Et quiconque connaĂźt notre histoire sait quâelles ont toutes reprĂ©sentĂ© une lourde entrave au progrĂšs de ce pays.
En voici des preuves accablantes. Pour lâhistorien Juan Pro, commentant le retour de Ferdinand VII en 1814, âlâoption de maintenir les Bourbons sâest avĂ©rĂ© un suicide politique pour tous ceux qui luttaient pour les libertĂ©s et Ă©taient pour un Ătat reprĂ©sentatif“. Ce sont des militaires qui ont fait un coup dâĂtat en juillet 1936. LâĂglise Catholique espagnole a Ă©tĂ© contre, en dĂ©mocratie, du divorce, de lâavortement et de lâeuthanasie. La justice, comme je lâexpliquais dans mon dernier article, nâa jamais Ă©tĂ© Ă©purĂ©e aprĂšs le franquisme et a empĂȘchĂ© dâenquĂȘter sur les crimes du franquisme. Quant aux grands mĂ©dias, nous savons bien comme ils se rangent majoritairement du cĂŽtĂ© de certaines options politiques, ce nâest pas pour rien quâils sont au service des grands pouvoirs Ă©conomiques. Depuis que lâimprimerie a Ă©tĂ© inventĂ©e, la “libertĂ© de la presse” est au bon vouloir du propriĂ©taire de lâimprimerie.
A quel grand patron, Ferreras et Inda doivent-ils de faire la Une des journaux ? LâĂglise Catholique espagnole a -t-elle critiquĂ© Ă quelque moment que ce soit les frasques de lâex Roi ou certains chats de militaires Ă la retraite parlant de fusiller 26 millions dâEspagnols, tout en appelant Ă un putsch ? Combien de chefs dâentreprise ont-ils Ă©tĂ© traduits devant les tribunaux pour avoir financĂ© illĂ©galement le Parti Patriote ? Les pontes des Conseils dâAdministration des grandes entreprises du bĂątiment ont-ils eu quelque responsabilitĂ© alors quâils remportaient les marchĂ©s des grands travaux publics ? Pourquoi certains chefs dâentreprise offrent-ils des yachts au roi ? Agissent-ils Ă des fins altruistes ? Ou est-ce en Ă©change de quelque avantage au Moyen-Orient ? La Monarchie, Ă travers notre roi actuel, a fait ouvertement le choix dâune option religieuse bien prĂ©cise, le 25 juillet dernier, quand celui-ci , Felipe VI, a dĂ©clarĂ© avec grande ferveur : “Aujourdâhui, en la CathĂ©drale oĂč convergent tous les chemins et oĂč habite pour lâĂ©ternitĂ© lâapĂŽtre Saint-Jacques, nous renouvelons lâoffrande dâun peuple qui souhaite exprimer sa reconnaissance“. Mais attendez un peu : Qui lâa autorisĂ© Ă porter une offrande Ă lâapĂŽtre Saint-Jacques au nom de tous les Espagnols, quâils ou elles soient catholiques, protestants, musulmans, athĂ©es, agnostiques ou ni lâun ni lâautre ? Câest dingue. En tout cas moi je ne lui ai pas donnĂ© de permission. Ne sommes-nous pas dans un Ătat non confessionnel ? Comme disait le professeur de philosophie, aujourdâhui disparu, Antonio Aromayona, qui luttait inlassablement pour la laĂŻcitĂ© : “Et maintenant, je vais vous raconter une bonne blague“, “Aucune confession nâaura de caractĂšre Ă©tatique” (Constitution Espagnole, art. 16.3). “Nâest-ce pas drĂŽle mĂȘme si ce nâest pas drĂŽle du tout ?” Nous pourrions donner dâautres exemples de mesures de protection des institutions que nous avons mentionnĂ©es, lesquelles peuvent compter de surcroĂźt sur le soutien inconditionnel des droites espagnoles.
Mais je vais aujourdâhui parler de lâĂglise Catholique et dâun sujet trĂšs sensible et dĂ©sagrĂ©able. A travers son secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral, Mgr Luis ArgĂŒello, la ConfĂ©rence Ăpiscopale Espagnole a exclu dâenquĂȘter activement sur les affaires dâabus sexuels sur mineurs commis par des religieux, une position inquiĂ©tante dans un pays oĂč un million et demi dâenfants sont scolarisĂ©s dans des Ă©coles privĂ©es sous contrat de cette confession. Cette position contraste avec la reconnaissance par le pape François des erreurs de lâĂglise dans la gestion des plaintes pour abus, avec son appel Ă en finir avec la nĂ©gligence face Ă ces actes, et avec les processus de fond amorcĂ©s dans dâautres pays pour rechercher la vĂ©ritĂ©, Ă©radiquer cette plaie et dĂ©dommager les victimes. En France, lâĂglise Catholique a reconnu sa responsabilitĂ© institutionnelle et la dimension systĂ©mique des agressions, puisque quelques 330 000 personnes ont Ă©tĂ© abusĂ©es par quelques 3200 religieux au cours des 60 derniĂšres annĂ©es. En Allemagne, lâĂglise a financĂ© une Ă©tude qui a rĂ©vĂ©lĂ© 3. 677 affaires de 1946 Ă 2014, et aux Ătats-Unis de nombreux diocĂšses ont dĂ» dĂ©clarer faillite en raison des indemnisations payĂ©es aux survivants des abus. En Espagne, lâĂglise Catholique reconnaĂźt Ă peine 220 Ă©pisodes dâabus de ce type de 2001 Ă nos jours. Les religieux espagnols seraient-ils plus chastes que leurs homologues français, allemands ou Ă©tats-uniens ?
Dans le cas de la France, la conduite adoptĂ©e par le clergĂ© pour traiter ces abus sexuels a Ă©tĂ© assez exemplaire. Le PrĂ©sident de la ConfĂ©rence Ăpiscopale Française, Ăric Moulins-Beaufort a reconnu la responsabilitĂ© institutionnelle de lâĂglise, coupable dâun manque de contrĂŽle interne et dâavoir fermĂ© les yeux devant ce problĂšme. Câest pourquoi, il affirme que la rĂ©paration est un devoir de justice. Les Ă©vĂȘques français, rĂ©unis dans le sanctuaire de Lourdes, lieu emblĂ©matique pour le catholicisme français, ont dĂ©clarĂ© quâils vendraient des biens mobiliers et immobiliers des diocĂšses et demanderaient, si nĂ©cessaire, des prĂȘts pour payer les indemnisations requises. Le contraste avec la ConfĂ©rence Ăpiscopale Espagnole, comme on le voit, est frappant. La justice espagnole nâa-t-elle rien Ă dire sur un sujet aussi sensible ? Le MinistĂšre Public ne devrait-il pas sâen saisir ? En la matiĂšre, la conduite adoptĂ©e par la justice est exactement la mĂȘme que pour les crimes du franquisme.
Le manque absolu de volontĂ© de la hiĂ©rarchie clĂ©ricale espagnole pour faire la lumiĂšre sur les dĂ©lits perpĂ©trĂ©s par ses membres et y porter remĂšde est-il sans rapport avec son pouvoir Ă©conomique et son influence politique, tous deux colossaux ? Poser la question, câest y rĂ©pondre. Il ne faut pas oublier quâen Espagne, lâĂglise Catholique a toujours profitĂ© dâimmenses privilĂšges. Et la situation se poursuit aujourdâhui. Ce nâest jamais assez Ă ses yeux. Elle reçoit de grosses subventions de lâĂtat, aussi bien directement quâindirectement : selon les chiffres dâ Europa Laica, le paiement des salaires et des charges sociales pour les 19.000 personnes qui donnent des cours de cette religion dans les Ă©tablissements scolaires (lesquelles sont dĂ©signĂ©es par les Ă©vĂȘques mais payĂ©es par lâadministration -je nomme mais vous payez, et si la personne ne me plaĂźt pas parce quâelle a divorcĂ©, je la raye, en infraction avec tout le droit du travail en vigueur) sâĂ©lĂšve Ă 600 millions dâeuros par an ; si on y ajoute toutes les subventions et exemptions fiscales, la contribution de lâĂtat sâĂ©lĂšve 11 000 millions dâeuros par an, soit plus de 1% du PIB. Au-delĂ de lâaspect financier, lâinfluence de lâĂglise Catholique sur la classe politique est telle que le gouvernement de Pedro SĂĄnchez a Ă©tĂ© le premier Ă faire lâimpasse sur bibles et crucifix lors de la cĂ©rĂ©monie de son entrĂ©e en fonction comme chef du gouvernement.
Le maintien de ces subventions, lâattitude arrogante et condescendante de lâĂglise Catholique face Ă la souffrance des victimes dâabus sexuels, et la passivitĂ© des autoritĂ©s politiques et judiciaires qui dĂ©tournent le regard, peuvent ĂȘtre vus comme autant dâexemples dâune survivance de temps passĂ©s de triste mĂ©moire au sein de larges secteurs des institutions et de la citoyennetĂ© espagnole.
Ce qui est vraiment grave câest quâune partie importante de la sociĂ©tĂ© espagnole mĂ©prise lâĂ©cole publique au motif quâelle accueille de nombreux immigrants et confie plus volontiers lâĂ©ducation de ses enfants Ă une institution qui refuse de mener une enquĂȘte sur tous ces abus sexuels, quâelle devrait considĂ©rer, il faudrait quâelle le comprenne, non seulement comme des pĂ©chĂ©s mais aussi comme des crimes au pĂ©nal. Et on devrait Ă©galement attendre dâune sociĂ©tĂ© digne de ce nom, face Ă une situation aussi scandaleuse, une rĂ©ponse forte, puisquâon ne peut lâattendre, pour les raisons exposĂ©es ci-dessus, des institutions. VoilĂ comment nous sommes. Quây pouvons-nous.
CĂĄndido MarquesĂĄn MillĂĄn
Traduction de lâespagnol : Monica Jornet. Groupe Gaston CoutĂ© FA
Source: Monde-libertaire.fr