Ce 23 mars 2019 Ă Nice, en se rendant Ă la manifestation qui a failli lui coĂ»ter la vie, GeneviĂšve Legay pensait-elle que son Ăąge la prĂ©munissait contre les violences policiĂšres ? « Non, rĂ©pond la septuagĂ©naire. Mais je croyais que si je ne faisais rien [de violent], on ne me taperait pas. JâĂ©tais naĂŻve. »
Une foule dâarticles de presse et de vidĂ©os publiĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux lâont prouvĂ© ad nauseam : ces derniĂšres annĂ©es, lâaccroissement de la brutalitĂ© du maintien de lâordre nâa Ă©pargnĂ© ni les manifestants les plus pacifiques, ni les chevelures blanches. Le 1er dĂ©cembre 2018 Ă Marseille, Zineb Redouane, 80 ans, ne dĂ©filait dâailleurs mĂȘme pas : elle Ă©tait Ă la fenĂȘtre de son appartement quand un tir de grenade lacrymogĂšne lâa atteinte en pleine tĂȘte. Elle est morte Ă lâhĂŽpital le lendemain.
Membre de la Ligue des droits de lâhomme (LDH) et de lâObservatoire des droits et libertĂ©s des Alpes-Maritimes [1], Henri Busquet ne sâexplique toujours pas « quelle mouche a piquĂ© le commissaire » qui a ordonnĂ© la charge ayant blessĂ© GeneviĂšve Legay. Localement parlant, cet accĂšs de violence policiĂšre a Ă©tĂ© Ă ses yeux « un Ă©vĂ©nement ponctuel : Nice nâest pas une ville oĂč ça castagne en manif ».
Dans dâautres mĂ©tropoles de lâHexagone, le rĂ©cent durcissement du maintien de lâordre a Ă©tĂ© bien plus intense et systĂ©matique. Avocat Ă la retraite, Jean-Jacques Gandini est membre de la LDH, du Syndicat des avocats de France et de lâObservatoire des libertĂ©s publiques de Montpellier [2]. Ă ce titre, il a assistĂ© Ă plusieurs dizaines de rassemblements au cours des derniĂšres annĂ©es. Il explique que dans la citĂ© hĂ©raultaise, mĂȘme en se positionnant « le plus souvent Ă lâarriĂšre des cortĂšges », les manifestants ĂągĂ©s ne sont pas Ă lâabri : « Les violences ne touchent pas que les manifestants qui sont en premiĂšre ligne, pas que les personnes qui ont la volontĂ© dâen dĂ©coudre â quand il y en a â mais tout le monde. Les grenades, les LBD, nâimporte qui peut en ĂȘtre victime. » Peut-on cependant imaginer que certains agents retiennent leurs coups quand ils se retrouvent face Ă un papy ou une mamie ? « On pourrait le penser. Mais lorsquâil y a des charges de police, qui que ce soit quâil y ait devant eux, les policiers y vont. Des personnes ĂągĂ©es sont donc touchĂ©es, surtout quand elles courent moins vite que les autres. »
Membre de la fondation Copernic [3] et de lâObservatoire des pratiques policiĂšres de Toulouse, Pascal Gassiot, 65 ans, confirme : « Ici, je nâai pas constatĂ© de traitement diffĂ©renciĂ©. Je nâai pas vu les policiers retenir leurs coups quand ils Ă©taient face Ă une personne ĂągĂ©e qui manifestait. Dâailleurs, mĂȘme des badauds de passage ont Ă©tĂ© frappĂ©s. » Cette violence aveugle nâa pas Ă©pargnĂ© les observateurs eux-mĂȘmes, quel que soit leur Ăąge : « Sur les quatre dâentre nous ayant Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©s aux urgences de Toulouse, deux avaient plus de 60 ans, reprend Pascal Gassiot. Celui qui a pris un tir de LBD dans le ventre en avait 71. Quant Ă moi⊠vous connaissez un peu le rugby ? Eh bien pendant une charge, alors que je filmais, un flic de la Bac [brigade anticriminalitĂ©] mâa fait un âraffutâ, câest-Ă -dire quâen courant il mâa mis la main sur la figure. Je suis tombĂ©. Jâai eu deux cĂŽtes fracturĂ©es et un bout de crĂąne complĂštement rĂąpĂ©. Jâai dĂ©posĂ© une plainte. Jâattends des nouvelles. »
Constat empirique : dans de nombreuses de villes de France, les enfants ont quasiment disparu des manifs. Trop de gaz lacrymogĂšnes, trop de risques. Pascal Gassiot se souvient quâĂ Toulouse pendant les Gilets jaunes, « les premiĂšres grenades pĂ©taient parfois dix minutes Ă peine aprĂšs le dĂ©but de la manifestation » : il nây avait donc plus de distinction entre une premiĂšre phase de dĂ©filĂ© tranquille (ouverte Ă tous donc) et un second temps plus agitĂ© (rĂ©servĂ© aux plus motivĂ©s). En plus dâavoir fait dĂ©guerpir les poussettes, lâaugmentation de la violence du maintien de lâordre a-t-elle Ă©galement fait fuir les anciens ? Quand on sait que ces derniers forment souvent une bonne partie des troupes revendicatives, lâinterrogation nâa rien dâanodin.
Auteur de PĂ©age Sud, un roman [4] issu de plusieurs mois passĂ©s sur les ronds-points et dans les manifs des Gilets jaunes des PyrĂ©nĂ©es-Orientales, SĂ©bastien Navarro a remarquĂ© un net reflux dans les moments les plus chauds : « Les mois passant, la rĂ©pression sâamplifiant, beaucoup de personnes ĂągĂ©es ont peu Ă peu disparu, parce que ça devenait trop physique. Trop de peur. » Une trouille qui, Ă©videmment, nâa pas touchĂ© que les seniors. « Les militants les plus chevronnĂ©s continuent de venir, note Jean-Jacques Gandini, de Montpellier. Mais au fur et Ă mesure des manifs, on a vu des personnes ayant dĂ©passĂ© un certain Ăąge ou une certaine condition physique qui, aprĂšs sâĂȘtre retrouvĂ©es en difficultĂ©, ont prĂ©fĂ©rĂ© laisser tomber. » Et lâancien avocat de critiquer vertement la nouvelle doctrine du maintien de lâordre, « une technique de confrontation » qui fait que « les manifestants ne peuvent plus se sentir en sĂ©curitĂ© ».
Pascal Gassiot confie quâil a parfois rempli son rĂŽle dâobservateur « avec la boule au ventre ». Mais cet habituĂ© du pavĂ© (pas loin dâun demi-siĂšcle de manifs en tant que militant) nâa pas cĂ©dĂ© à « la stratĂ©gie de la peur ». Le Toulousain estime dâailleurs que la vieillesse peut prĂ©senter un avantage : celui dâavoir « le cuir tannĂ©, lâexpĂ©rience des manifestations violentes » dâil y a plusieurs dĂ©cennies. Dâailleurs, poursuit-il, « pendant les Gilets jaunes, jâai vu des vieux en premiĂšre ligne ». Quâils fussent de vieux briscards du pavĂ© ou des primomanifestants aux cheveux blancs, câĂ©taient « des teigneux, qui ne reculaient pas face aux flics. Ils se prenaient des grenades, mais ils revenaient. »
Face au durcissement du maintien de lâordre, si certains ont optĂ© pour une prudente retraite, beaucoup dâautres papys et mamies ont donc fait de la rĂ©sistance. Mais depuis le printemps dernier, tous ont un nouvel adversaire : le coronavirus. Combien dâaĂźnĂ©s dissuade-t-il lui aussi de rejoindre les grandes protestations actuelles ?
En rapport, publiĂ© dans le mĂȘme numĂ©ro : « Des nouvelles de GeneviĂšve Legay ».
Cet article a été publié dans le dossier « Vieillesses rebelles » du n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Voir le sommaire.
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Source: Cqfd-journal.org