« La patience et lâironie sont les principales vertus du rĂ©volutionnaire » (LĂ©nine)
Dans lâhistoire humaine, il y a eu des bifurcations possibles. Prendre la voie de lâautodomestication et de lâexploitation de lâhomme (et en particulier, de la femme) par lâhomme, nâa correspondu Ă aucune nĂ©cessitĂ© pour la survie de lâhumanitĂ©. Câest une route qui a Ă©tĂ© imposĂ©e, voilĂ trois millĂ©naires, par des contraintes dâune puissance et dâune nature dont nous nâavons aucune idĂ©e, mais dont nous savons quâelles ont Ă©tĂ© appliquĂ©es par une extrĂȘme minoritĂ© aux dĂ©pens de la majoritĂ© des humains.
Par la suite, le capitalisme et ses lois nâont Ă©tĂ© imposĂ©es au reste de la planĂšte quâau prix de gĂ©nocides et de dĂ©vastations qui ont durĂ© des siĂšcles. De sĂ©culaires sociĂ©tĂ©s de domination existaient, comme en Chine, qui se passaient fort bien de lui et on sait que dâautres sociĂ©tĂ©s moins aliĂ©nantes et mortifĂšres, dĂ©clarĂ©es « primitives » par leurs assassins, ont existĂ© jusquâĂ lâorĂ©e des temps moderne, oĂč elles ont Ă©tĂ© anĂ©anties par le capitalisme. Lâhistoire des soulĂšvement vaincus, de Spartacus au mai rampant italien, est celle de bifurcations qui auraient pu ĂȘtre Ă©mancipatrices, et qui ont Ă©tĂ© barrĂ©es aussitĂŽt quâesquissĂ©es. On peut toujours aprĂšs coup, expliquer que ça ne pouvait pas se passer autrement mais il est difficile de le faire sans se rendre complice des maĂźtres : si les maĂźtres reprĂ©sentaient la nĂ©cessitĂ© historique, les 6000 esclaves crucifiĂ©s entre Capoue et Rome, les milliers de communards fusillĂ©s et les dizaines de milliers dâinsurgĂ©s espagnols massacrĂ©s par Franco, et les millions de morts des soulĂšvement rĂ©volutionnaires de lâhistoire, avaient tous tort. Si nous nous battons encore aujourdâhui, câest aussi pour leur donner raison. Au-delĂ de leurs objectifs spĂ©cifiques proclamĂ©s, tous les soulĂšvements rĂ©cents ou en cours sont la rĂ©affirmation de la lĂ©gitimitĂ© de lâaspiration millĂ©naire Ă une sociĂ©tĂ© plus juste.
Aujourdâhui, en dehors dâune hyperbourgeoisie toxicomane du pouvoir et du pognon, et de sa domesticitĂ© de start-upers et de politiciens (en France, ça sâappelle la Macronie), il nâest pas rare, il est mĂȘme de plus en plus frĂ©quent de rencontrer des gens qui, aprĂšs quelques instants de conversation, adhĂšrent Ă lâidĂ©e que le capitalisme est une forme sociale profondĂ©ment injuste et quâil conduit lâhumanitĂ© Ă la catastrophe. Mais ces gens-lĂ ajoutent aussitĂŽt que câest foutu et quâil ne reste plus quâĂ se rĂ©signer. Sans saisir que si câest foutu, câest surtout parce quâils se rĂ©signent.
A nous qui ne sommes pas rĂ©signĂ©s, il revient dâaffronter avec passion et avec sang-froid la bifurcation possible en notre temps. Avec passion parce que lâenjeu est gigantesque : rien moins quâun changement de civilisation Ă lâĂ©chelle planĂ©taire. On ne sâopposera pas aux contre-rĂ©formes ultralibĂ©rales en obtenant quelques reculs provisoires des gouvernants. La dĂ©termination des maĂźtres Ă faire rĂ©gner partout la loi de la baisse tendancielle de la valeur de nos vies est dâautant plus forte quâils savent parfaitement les consĂ©quences destructrices de leurs politiques. Ils savent que la croissance de leurs profits est directement indexĂ©e sur la dĂ©croissance des ressources dâeau, dâair, de terre et de vie, et quâil y aura toujours moins de tout ça et quâil va falloir quâils se battent pour garder ce qui reste. Ce quâils nous promettent, câest la gestion de la pĂ©nurie grandissante dans les atours du capitalisme vert, lâĂ©limination des populations superflues par les guerres antiterroristes ou la noyade en mĂ©diterranĂ©e, avec, pour faire tenir tout ça, les LBD ou les balles rĂ©elles pour les rebelles, et la reconnaissance faciale pour tous.
Câest pourquoi, face Ă eux, notre sang-froid doit ĂȘtre Ă la hauteur du leur. Sâil est important de nous fixer des Ă©chĂ©ances, il faut aussi, chaque fois, en prendre la mesure. Hormis lâĂ©lĂ©vation sans prĂ©cĂ©dent du niveau de la rĂ©pression, ce qui a contribuĂ© Ă affaiblir le mouvement des gilets jaunes, câest peut-ĂȘtre la rĂ©pĂ©tition de proclamations tonitruantes qui nâont pas Ă©tĂ© tenues. On allait prendre Paris, on allait chercher Macron chez lui, on allait lancer la grĂšve gĂ©nĂ©rale⊠Ces objectifs Ă©taient bien sĂ»r fixĂ©s dans la continuitĂ© de ces samedis de la fin 2018 oĂč le feu a Ă©tĂ© mis dans les beaux quartiers et oĂč les patrons ont appelĂ© leur fondĂ© de pouvoir pour lui demander de lĂącher du lest. Cette victoire, dĂ©jĂ gigantesque comparĂ©e aux batailles perdues des derniĂšres dĂ©cennies, a donnĂ© un Ă©lan sans pareil Ă un mouvement toujours pas Ă©teint. Mais celui-ci, une fois les ronds-points Ă©vacuĂ©s et la nasse rĂ©pressive en place sur les mĂ©tropoles, nâa plus obtenu que des victoires partielles, certes apprĂ©ciables (qui a entendu des milliers de voix crier « RĂ©volution » sur les Champs ElysĂ©es tandis que le Fouquetâs brĂ»lait sait de quoi je parle), mais sans effet dâentraĂźnement dans le reste de la sociĂ©tĂ©. Chaque samedi oĂč les objectifs ambitieux Ă©taient dĂ©mentis entraĂźnait inĂ©vitablement un affaiblissement de lâĂ©lan.
Il faut donc aborder lâĂ©chĂ©ance du 5 dĂ©cembre en gardant Ă lâesprit ces deux rĂ©alitĂ©s : lâimmensitĂ© de la tĂąche et les entraves dĂ©jĂ prĂ©parĂ©es pour nous empĂȘcher de lâaccomplir. Ces derniĂšres, nous les avons dĂ©jĂ sous les yeux. Si beaucoup de syndiquĂ©s sont nos amis, nous savons que les bureaucraties syndicales, dont les salaires dĂ©pendent des financements Ă©tatiques, doivent, pour assurer leur survie, montrer quâelles sont encore capables de maĂźtriser la colĂšre qui monte sur les lieux de travail autant que dans la rue. Les appareils syndicaux dĂ©fendent les exploitĂ©s en tant quâexploitĂ©s, câest pourquoi, Ă la fin, ils feront tout pour perpĂ©tuer lâexploitation. Si le choix de la grĂšve reconductible a Ă©tĂ© fait sous la pression de la colĂšre de la base, celui dâun jeudi correspond certainement Ă une pauvre ruse : reconduisons-donc jusquâau week-end, aprĂšs on compte bien proposer « de poursuivre la lutte sous dâautres formes ». La vĂ©ritable Ă©chĂ©ance sera donc le lundi 9 dĂ©cembre.
Si, le 9 dĂ©cembre, suffisamment de secteurs sont encore en grĂšve, si les forces de lâordre sont suffisamment occupĂ©es pour que leur tenaille sur les mouvements de rue se relĂąche enfin, toutes sortes de possibles sâouvriront, y compris celui de la crise de rĂ©gime. Ce ne sera certes pas le basculement de civilisation dont la possibilitĂ© ne commencerait Ă sâesquisser quâĂ partir du moment oĂč les soulĂšvements en cours entraĂźneraient dâautres Ă©branlements, jusque dans les mĂ©tropoles chinoises et Ă©tasuniennes. Câest un processus historique qui sâĂ©tendra sans doute sur des dĂ©cennies
mais ce que nous pouvons, dĂšs la semaine prochaine, câest contribuer Ă le mettre en route.
Quelle que soit lâissue immĂ©diate des grĂšves Ă venir, nous devons en tout cas tout faire pour que soit saisie lâampleur de lâenjeu, au-delĂ de la contre-rĂ©forme sur les retraites. Si la Macronie encaisse le choc, il faudra que chacun de nous sache encaisser la dĂ©ception, mais pour cela, il suffit de lever les yeux au ciel et de regarder passer les grues. Voyez comme celle qui est tout Ă la pointe de la formation cĂšde quand elle fatigue et comment elle est aussitĂŽt remplacĂ©e. Comme dit un ami : « Si on savait bouger comme elles, les condĂ©s, comment quâon les mettrait Ă lâamende ! ». On peut aussi y voir une autre mĂ©taphore. Chacun de nos assauts doit ĂȘtre semblable Ă celui de la grue de tĂȘte : si elle cĂšde, elle sait quâune autre va la remplacer. Et toutes savent quâelles vont si loin que la destination nâest mĂȘme pas encore imaginable.
Source: Lundi.am