Le tour du Mundaneum en 80 minutes
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18 février 2022
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[Article paru initialement
dans le Monde Libertaire n° 1833 de novembre 2021]
Récemment,
nous sommes allés interviewer Jacques Gillen, archiviste et
responsable des fonds relatifs à l’anarchisme et au pacifisme
au Mundaneum de Mons. Centre d’archives, espace muséal,
lieu d’expositions, le Mundameum sous sa forme actuelle est le
dépositaire des collections de Paul Otlet et Henri La
Fontaine, connus entre autres pour avoir créé la
classification décimale universelle (CDU). Ces collections
brassent toute une série de sujets puisque leur ambition
était, à l’origine, très universaliste. Un
riche fonds anarchiste y est conservé. Et l’entretien a
effectivement duré 80 minutes.
Christophe (gr. Ici &
Maintenant) : Eh bien Jacques Gillen, vous nous racontez la
folle histoire de ce projet ?
Jacques Gillen :
Le point de départ du Mundaneum se situe en 1895. A cette
époque, Paul Otlet et Henri La Fontaine, tous deux avocats, et
passionnés de bibliographie, se sont rencontrés dans le
cabinet d’Edmond Picard. Ils ont collaboré avec ce
dernier sur un recueil bibliographique des publications juridiques.
Cela leur a donné l’idée de réaliser un
répertoire bibliographique universel. En 1895, ils créent
l’Office international de bibliographie (ce qui allait devenir
le Mundaneum) dont le premier objectif était de
développer ce répertoire à tous les domaines du
savoir humain. L’idée même de ce répertoire,
c’était de rassembler toutes les publications qui
avaient été publiées dans le monde entier, et ce
depuis la création de l’imprimerie. Et dans toutes les
langues. On est à la fin du XIXe siècle,
c’est encore envisageable… Même si à
l’époque, tout ce travail se faisait à la main
tout de même !… De nos jours, ce serait
complètement fou. Otlet et La Fontaine ont donc commencé
ce travail sur des fiches : ils ont imaginé un système
de fiches qui a été utilisé dans nombre de
bibliothèques. Ils ont également imaginé le
dispositif de meubles à tiroirs pour ranger ces fiches (voir
illustration) et enfin, ils ont conçu le système de
classification décimale universelle permettant de classer par
thématiques les fiches bibliographiques ou les publications.
Ce système de
classification se fonde sur le système décimal imaginé
par Melvil Dewey, un bibliothécaire américain, qui ne
correspondait cependant pas tout à fait avec ce que
souhaitaient Otlet et La Fontaine. Leur système est bien plus
complexe. Le principe du système de Dewey est de classer les
connaissances en dix catégories, numérotées de 0
à 9. Par exemple, toutes les publications qui ont trait à
l’histoire vont être rangées dans la catégorie
9. Chaque catégorie peut reprendre elle-même dix
sous-catégories (91, 92, …) et en affinant les nombres,
on peut définir de manière de plus en plus précise
le sujet d’un livre, d’un périodique ou d’une
autre publication. Otlet et La Fontaine ont développé
ce système en utilisant des combinaisons de signes de
ponctuation et de nombres, pour pouvoir ramasser des informations du
type : ce livre traite des abeilles, au Brésil, au XVIIIe
siècle et a été publié en Allemagne en
1950… (C’est un exemple !…)
CI&M : Voilà
donc la première étape de leur entreprise :
rassembler les références bibliographiques de toutes
les publications existantes…
JG : Oui. Mais ils
ont voulu aller plus loin en rassemblant physiquement les
connaissances du monde en un seul endroit… ! Du coup ils
se sont intéressés à la documentation. C’est
à ce titre que Paul Otlet est considéré comme un
des pères de cette discipline. Différentes
sous-sections ont été développées dans le
sillage du Mundaneum,
consacrées l’une à la presse, l’autre à
la photographie, ainsi qu’un répertoire universel de
documentation… Dans ce répertoire thématique,
les coupures de presse et différentes sortes de documents
étaient classées quasiment au jour le jour. Le but
était d’avoir une information mise à jour,
actualisée le plus possible, sur un sujet. Le projet s’est
étendu également à la dimension iconographique :
la collection a accueilli des affiches, des plaques de verre, des
cartes postales, etc. sur toute une série de sujets, le but
étant, je le rappelle, d’être le plus universel
possible… !
Pour cette entreprise, Otlet
et La Fontaine reçoivent un prix lors de l’Exposition
universelle de 1900. En 1910, ils créent un musée à
l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, ce
qui aura pour conséquence d’aboutir à
l’installation de leur entreprise dans le Palais du
Cinquantenaire. C’est donc là qu’ils installent
leur « Musée international », qui
devient peu après le « Palais Mondial-Mundaneum »
et qui rassemble tous les instituts qu’ils avaient créés
précédemment : Musée international de la
presse, Institut international de photographie, Office international
de bibliographie, Union des associations internationales…
Cette dernière, fondée en 1907, vise à offrir à
leur projet une dimension internationale, universaliste, d’un
point de vue un peu plus politique. Elle existe d’ailleurs
toujours actuellement.
CI&M : La
dimension internationale semble être au cœur de leurs
préoccupations…
JG : C’est
en effet une époque où l’internationalisme se
développe considérablement, favorisé en cela par
le développement des moyens de communication. L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre. Henri La Fontaine était
lui-même un pacifiste de premier plan. Il a d’ailleurs
reçu le Prix Nobel de la Paix en 1913, il a été
président du Bureau international de la Paix… Par
ailleurs, l’objectif ultime de Paul Otlet (plus que celui de La
Fontaine) était la création d’une Cité
mondiale. Il s’agissait de fonder une ville qui serait dédiée
à la connaissance, dont l’autorité serait placée
au-dessus de celle de la Société des Nations (SDN,
ancêtre de l’ONU, NDLR). C’était une
approche très positiviste. Très idéaliste aussi
sans doute… !
L’objectif
sous-jacent à toutes ces organisations, c’est de
favoriser la paix par la connaissance, en partant du principe que
mieux les peuples se connaîtraient les uns les autres, moins il
y aurait de facteurs de guerre.
Pour résumer, leur
projet originel devient de plus en plus ambitieux et revêt même
un caractère utopique. Et même un aspect politique,
puisqu’on dépasse le cadre de la bibliographie et de la
documentation pour avoir un impact sur la société, sur
le monde. La désillusion fut immense, évidemment,
puisque les deux têtes pensantes du projet eurent le malheur de
connaître les deux conflits mondiaux (La Fontaine s’éteint
en 1943, Otlet en 1944).
CI&M : La
Première Guerre mondiale a dû mettre un frein à
leur projet, on imagine.
JG : En effet. Le
Palais Mondial n’est
installé complètement au Parc du
Cinquantenaire qu’en 1920. Les années 20 constituent un
peu l’âge d’or du Mundaneum : Otlet et La
Fontaine ont pu s’installer dans un beau bâtiment, ils
reçoivent des subsides du gouvernement, et ils peuvent
développer leur projet de façon considérable et
ce jusqu’en 1934. C’est en effet à cette date que
le gouvernement décide de fermer le Mundaneum…
Probablement est-ce une part d’incompréhension par
rapport à la mise en œuvre du projet (qui s’intitule
« musée » mais n’en adopte pas les
codes, il s’agit d’avantage de présentations à
caractère pédagogique) mais aussi parce que le
pacifisme, en 1934, ne semble plus tellement à l’ordre
du jour… Au mieux, il génère un scepticisme poli
dans le chef des instances gouvernantes…
A partir de ce moment, le
musée est fermé, les collections sont inaccessibles.
Paul Otlet poursuit son activité à son domicile, avec
son équipe. C’est durant ces années qu’il
conçoit les plans d’une « Mondothèque »,
une sorte de meuble dont chacun pourrait disposer chez soi,
préfiguration de l’ordinateur ou de la tablette
numérique. La Mondothèque ne fut cependant jamais
construite par Paul Otlet. Une version en a été
réalisée à l’occasion de l’exposition
Renaissance 2.0 à Mons en 2021. En 1941, le Palais du
Cinquantenaire est réquisitionné par l’occupant
allemand. Du coup, les collections sont entreposées dans le
parc Léopold. Après l’âge d’or, l’âge
sombre… ! Commence en effet la période d’errance
du Mundaneum, qui va durer jusqu’en 1993. Toujours est-il
qu’après l’évacuation du Palais du
Cinquantenaire, une partie des collections va au pilon, une partie a
dû être perdue ou volée, suppose-t-on. Les
collections papiers sont stockées dans de très
mauvaises conditions, en termes de conservation. A partir de 1971,
les collections sont ballottées d’un endroit à
l’autre de Bruxelles. Elles avaient fini par atterrir dans un
parking souterrain, sous la Place Rogier… Enfin, en 1993, à
l’initiative des quelques personnalités du monde
politique, comme Elio di Rupo, originaire de la région
montoise, les collections trouvent place à Mons, dans le
bâtiment de l’Indépendance. Le lieu a été
aménagé et, depuis 1998, doté d’un espace
d’exposition dont la scénographie a été
conçue par François Schuiten et Benoît Peeters
(auteurs de bande-dessinée belges, notamment de la série
Les Cités obscures, NDLR). Dans les années 80,
les collections avaient été rachetées par la
Fédération Wallonie-Bruxelles, si bien qu’aujourd’hui,
l’actuel Mundaneum est reconnu comme centre d’archives de
la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique
(regroupant des archives privées et non émanant d’une
institution publique). Il abrite quelque 6 kilomètres courants
de documents (journaux, cartes postales, photographies, plaques de
verre, fonds d’archives, livres, brochures, etc.) Comme dit
plus haut, le Mundaneum s’est spécialisé dans les
fonds documentaires autour des trois thématiques citées
(féminisme, pacifisme, anarchisme). Il conserve également
les papiers personnels d’Otlet et La Fontaine.
CI&M : Comment
le projet a-t-il intégré la thématique
féministe ?
JG : La présence
du fonds de documentation féministe s’explique parce que
Henri La Fontaine était un des premiers féministes en
Belgique, depuis l’affaire Marie Popelin, en 1888 (première
femme docteure en droit de Belgique – les juridictions belges
refusèrent de lui faire prêter le serment d’avocat en
raison de son sexe, NDLR). Mais c’est aussi et principalement
parce que sa sœur, Léonie
La Fontaine, était très active au sein de la
Ligue belge pour le droit des femmes. Elle fut également
impliquée au sein du Mundaneum, prenant part à la
constitution du Répertoire bibliographique universel dès
ses prémisses et mettant en place l’Office central de
documentation féminine en 1909.
CI&M : C’est
à Otlet qu’on doit les innovations sur l’aspect
documentaire, disiez-vous ?
JG : Le travail
d’Otlet était assez visionnaire. On parle à
propos du Mundaneum d’un Internet de papier. Disons que c’est
un précurseur en ce qu’il a imaginé des moyens de
diffuser l’information et de la partager. Dans un texte de
1907, il écrit que dans le futur, tout le monde disposera d’un
petit téléphone qui lui permettra d’accéder
à de la connaissance… Dans les années 20, il a
l’idée des systèmes de vidéoconférence…
Il imagine un moyen de consulter à distance, depuis une
bibliothèque, un livre qui se trouve dans une autre
bibliothèque… Tout cela demeurera sur papier mais il a
conçu la possibilité de mettre en œuvre toutes
ces technologies que nous employons aujourd’hui en quelques
clics ! Il est également précurseur d’Internet
de par le système de classification qu’il met en place,
qui permet de faire toute une série de liens et préfigure
le lien hypertexte. D’ailleurs le
Répertoire bibliographique universel
représente en quelque sorte le premier moteur de recherche, de
papier certes, mais avec les moyens de l’époque, c’était
ce qu’il y avait de plus avancé. La mise en œuvre
de ce projet reposait sur des contacts avec un réseau
international assez important, des contacts avec des bibliothèques
du monde entier, comme par exemple celle de Rio de Janeiro. Cette
collaboration internationale faisait partie du projet. Aujourd’hui,
l’espace muséal permet de valoriser les collections en
organisant des expositions, tout en restant fidèles aux
valeurs des fondateurs, la paix et l’universalité.
Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières…
CI&M : Nous
avons parlé pacifisme, nous avons parlé féminisme…
Qu’en est-il de ce fonds de documentation anarchiste ?
JG : En fait, dans
les 20 et 30, l’un des collaborateurs d’Otlet n’était
autre que Hem Day (Marcel Dieu). Disons que c’était l’un
des contributeurs, parmi d’autres, qui ont pris part au projet,
de façon bénévole ou salariée. C’est
lui qui a constitué, sur base de ce qui existait déjà,
une collection sur l’anarchisme. Le Mundaneum rassemble une
collection de journaux anarchistes, du monde entier. D’un point
de vue documentaire, c’est extrêmement précieux,
car les anarchistes ont plutôt tendance à éviter
de laisser des traces, pour échapper aux tracasseries
notamment policières… Certaines collections ne se
trouvent qu’ici. On trouve également des brochures, des
cartes postales, des affiches, etc. Il existait déjà
des exemplaires des différentes revues puisque Otlet et La
Fontaine avaient la volonté en créant le Musée
international de la presse, de conserver au moins le premier et le
dernier numéro de toutes les publications périodiques…
du monde. Les journaux anarchistes en faisaient également
partie. Hem Day lui-même, qui tenait la librairie Aux joies
de l’esprit, collectait des collections dont il a fait don
au Mundaneum. A la mort de Hem Day, une partie de ses papiers
personnels ont été rassemblés dans le fonds
anarchiste. On peut ajouter à cela quelques archives de
l’Alliance libertaire, et quelques archives léguées
par Alfred Lepape, militant anarchiste de la région montoise.
En tout, cela représente environ 200 boîtes d’archives.
Propos recueillis par
Christophe, du groupe Ici & Maintenant (Belgique)
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Source: Ici-et-maintenant.group