« La tradition des opprimĂ©s nous enseigne que lâĂ©tat dâexception dans lequel nous vivons est la rĂšgle. [âŠ] DĂšs lors, nous constaterons que notre tĂąche consiste Ă mettre en lumiĂšre le vĂ©ritable Ă©tat dâexception. »
Walter Benjamin, ThĂšses sur le concept dâhistoire, VIII
MalgrĂ© les appels rĂ©pĂ©tĂ©s Ă lâunion nationale, les pays du Nord ne semblent pas en mesure dâapaiser les conflits sociaux qui les secouent depuis la crise des subprimes de 2008. En France, la rĂ©forme des retraites proposĂ©e par le gouvernement dâĂdouard Philippe a provoquĂ© un mouvement de contestation de grande ampleur. De nombreuses manifestations et des grĂšves ont eu lieu pendant trois mois, rassemblant parfois jusquâĂ 1,8 million de participants selon la CGT, afin de lutter contre la fin des rĂ©gimes spĂ©ciaux et la mise en place dâun systĂšme universel de retraite par points. Au-delĂ des mobilisations, le mouvement social a Ă©tĂ© soutenu par la majoritĂ© de la population malgrĂ© des campagnes mĂ©diatiques pro-rĂ©forme qui tentaient Ă dĂ©crĂ©dibiliser les grĂ©vistes du rail[1]. Aux Ătats-Unis, le mouvement #BlackLivesMatter sâest manifestĂ© simultanĂ©ment sur les rĂ©seaux sociaux et par des Ă©meutes spectaculaires dans les plus grandes villes du pays. La premiĂšre vague du mouvement a Ă©clatĂ© en 2014 aprĂšs le meurtre raciste de Michael Brown Ă Ferguson, dans le Missouri. La deuxiĂšme vague, encore plus puissante et radicale, a vu plus de 26 millions de personnes participer aux manifestations qui ont traversĂ© le pays depuis le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis. Le mouvement va jusquâĂ toucher les banlieues et les petites villes Ă majoritĂ© blanche. En quelques semaines, il a contraint les municipalitĂ©s Ă rĂ©duire les budgets de la police, Ă expulser la police des Ă©coles de diverses villes et Ă rediriger les fonds vers les services sociaux et lâĂ©ducation. En aoĂ»t 2019, des milliers de manifestants ont bloquĂ© lâaĂ©roport international de Hong Kong sur lâĂźle de Chek Lap Kok entraĂźnant conjointement lâannulation de centaines de vols, lâeffondrement du cours des actions de la compagnie nationale de Hong Kong et lâarrĂȘt de la mobilitĂ© internationale autour dâun des plus importants hubs financiers. Ces trois mois de mobilisations et de lutte, principalement organisĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux, ont su paralyser la circulation et lâaccumulation du capital dans une mĂ©tropole stratĂ©gique pour le capitalisme contemporain. La grĂšve sâest aussi Ă©largie aux revendications dâordre constitutionnel en demandant plus de transparence politique et en exigeant un suffrage universel vĂ©ritable (revendication dĂ©jĂ Ă lâorigine du « mouvement des parapluies » de 2014). Ces exemples montrent que plusieurs pays du Nord mais aussi des pays comme la Chine Ă©chouent Ă garantir une paix sociale ou du moins un consensus politique dans un moment de profonde crise Ă©conomique.
Dans le monde entier, la crise sanitaire liĂ©e au coronavirus rĂ©vĂšle les inĂ©galitĂ©s dâaccĂšs aux soins, la prĂ©carisation des services de santĂ© due aux politiques libĂ©rales, la dĂ©tĂ©rioration des conditions de travail du personnel soignant et la pĂ©nibilitĂ© accrue de leurs tĂąches. Les Ătats occidentaux faillissent Ă leur devoir premier : assurer la vie de leur population, dont tĂ©moignent dĂ©jĂ des centaines de milliers de morts aux Ătats-Unis et en Europe. Lâindustrie culturelle, reprĂ©sentĂ©e entre autres par les grandes entreprises de production cinĂ©matographique, les gĂ©ants mondiaux de lâĂ©dition et les cĂ©rĂ©monies de remises de prix comme les CĂ©sars, traverse des scandales mĂ©diatiques qui remettent en cause sa capacitĂ© Ă produire le consensus idĂ©ologique (affaires Weinstein, Polanski, MatzneffâŠ). Nous faisons face, ces vingt derniĂšres annĂ©es, Ă une toute nouvelle politisation de la culture, notamment parce que la sociĂ©tĂ© civile sâempare de ce qui relĂšve des « superstructures » sur les rĂ©seaux sociaux et par des mobilisations populaires en rendant public le dĂ©bat sur la lĂ©gitimitĂ© des Ćuvres.
De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les mouvements sociaux de ces derniĂšres annĂ©es ont dĂ©veloppĂ© deux nouvelles caractĂ©ristiques. Dâune part, ils sâorganisent de plus en plus souvent en dehors des institutions politiques traditionnelles (partis, syndicats) et selon des logiques dâorganisation horizontales. Dâautre part, derriĂšre leurs revendications, on peut dĂ©celer une nouvelle conception de la domination nĂ©o-libĂ©rale et de ses consĂ©quences sur le plan Ă©conomique, juridico-politique, Ă©cologique, culturel et mĂȘme moral.
Bien quâelle se manifeste simultanĂ©ment sur le plan Ă©conomique, culturel et moral, la crise que nous traversons est dâabord politique. Ă mon sens, deux questions principales font dĂ©bat. Faisons-nous face Ă un conflit opposant les masses populaires aux Ă©lites, qui seraient aujourdâhui plus quâhier cupides et corrompues ? Ou sâagit-il plus largement dâune dĂ©fiance gĂ©nĂ©rale envers les institutions de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative, dâune « crise de la reprĂ©sentation » se manifestant par des taux dâabstention Ă©levĂ©s aux Ă©lections (encore plus significatifs chez les classes populaires et les jeunes qui se dĂ©tournent des partis politiques et des Ă©lections comme mode traditionnel dâexpression politique), par le vote dâextrĂȘme droite ou encore par la montĂ©e de mouvements politiques extra-institutionnels comme celui des zones Ă dĂ©fendre (ZAD) Ă lâimage de Notre-Dame-des-Landes, site dâun projet dâaĂ©roport controversĂ© en Loire-Atlantique ou encore les Gilets Jaunes pour « la retraite de ce monde usĂ© et usant »[2]?
Ces questions Ă©tant posĂ©es, nous pouvons nous demander si nous ne sommes pas en train de traverser ce quâAntonio Gramsci appelle une « crise dâautoritĂ© ». Lâhistoire post-industrielle ou post-moderne semble difficilement comprĂ©hensible en termes de « progrĂšs » et sâapparente de plus en plus Ă une « catastrophe universelle » selon les termes de Walter Benjamin. Il faut donc penser comment nous pouvons passer de la destitution Ă lâinstitution dâun monde nouveau.
Face Ă la difficultĂ© de comprendre les profondes mutations sociales, Ă©conomiques et Ă©tatiques qui sâintensifient depuis 2008 ainsi que la dĂ©tresse quâelles engendrent, cet article propose une relecture de concepts formĂ©s dans les annĂ©es 1920-1930 par Antonio Gramsci et Walter Benjamin. Les concepts Ă©laborĂ©s par Gramsci dans lâentre-deux-guerres nous aideront Ă mieux comprendre les caractĂ©ristiques problĂ©matiques ou les pathologies de notre prĂ©sent. La question pratique de lâorganisation des masses dĂ©finies comme subalternes et la constitution dâune contre-hĂ©gĂ©monie rĂ©volutionnaire telle quâelle est thĂ©orisĂ©e par Gramsci nous mĂšnera vers lâanalyse de trois formes de pratiques politiques. Elles ont caractĂ©risĂ© de nombreux mouvements sociaux contemporains et tĂ©moignent de lâimportance de la temporalitĂ© comme outil de lutte, comme nous le verrons avec Walter Benjamin.
Crise dâautoritĂ© et Ătat intĂ©gral : anatomie des sociĂ©tĂ©s post-industrielles
Antonio Gramsci et Walter Benjamin Ă©crivent dans des conditions historiques qui sous certains aspects se rapprochent de notre situation contemporaine. Le premier est un intellectuel marxiste, militant antifasciste et communiste italien. Il est lâauteur de Cahiers de prison, rĂ©digĂ©s lors de sa dĂ©tention dans les prisons italiennes sous Mussolini de 1926 Ă sa mort. Dans ces conditions historiques Gramsci dĂ©veloppe des notions qui peuvent nous permettre de mieux comprendre ce que nous vivons aujourdâhui. Lâentre-deux-guerres est une pĂ©riode historique de crise financiĂšre et Ă©conomique sans prĂ©cĂ©dent (1929) mais aussi de mutations politiques radicales qui transforment les Ătats jusque dans leur structure mĂȘme (avĂšnement de lâURSS, Ă©mergence du fascisme italien et du nazisme). Ce moment voit faillir lâidĂ©ologie dĂ©mocratique et la foi dans le progrĂšs historique qui a contribuĂ© Ă la construction des Ătats constitutionnels modernes depuis la fin du XVIIIĂšme siĂšcle. La pĂ©riode des annĂ©es 1920-1930 rĂ©sonne de maniĂšre frappante avec la nĂŽtre par trois difficultĂ©s : celle de concevoir une cohĂ©rence du prĂ©sent, de se situer dans le sillage dâun processus historique passĂ© et enfin de se projeter vers lâavenir. Dans le Cahier III, au paragraphe 34, Gramsci emploie le concept de « crise dâautoritĂ© » en parlant de la situation de dĂ©sarroi dans laquelle se retrouvent les pays industrialisĂ©s Ă son Ă©poque :
« PassĂ© et prĂ©sent. Lâaspect de la crise moderne que lâon prĂ©sente comme une vague de matĂ©rialisme est reliĂ© Ă ce que lâon nomme crise dâautoritĂ©. Si la classe dominante a perdu le consensus-consentement, câest-Ă -dire quâelle nâest plus dirigeante mais uniquement dominante, dĂ©tentrice de la pure force coercitive, cela signifie prĂ©cisĂ©ment que les grandes masses se sont dĂ©tachĂ©es des idĂ©ologies traditionnelles, ne croient plus en ce quâelles croyaient auparavant, etc. La crise consiste prĂ©cisĂ©ment en ce que le vieux meurt et le nouveau ne peut pas naĂźtre. Dans cet inter-rĂšgne se vĂ©rifient les phĂ©nomĂšnes morbides pathologiques les plus variĂ©s. »
Pour Gramsci, lâĂtat dans son ensemble, ou plus prĂ©cisĂ©ment « lâĂtat intĂ©gral », fonctionne grĂące Ă deux dispositifs. Dâune part, la coercition et la domination sont appliquĂ©es par le gouvernement, la police et la justice, comme simples exercices de la force et de la contrainte. Dâautre part, il se pose en organe de direction et sâefforce Ă produire le consentement, câest-Ă -dire lâadhĂ©sion volontaire par opposition Ă la soumission forcĂ©e. Lorsque la sociĂ©tĂ© civile et le gouvernement entrent en contradiction, câest-Ă -dire que la classe dominante perd les masses qui ne croient plus en sa lĂ©gitimitĂ©, il y a une « crise dâautoritĂ© », une crise de lâĂtat intĂ©gral. La classe dominante qui ne peut plus compter sur le consentement de la population doit alors utiliser la force pour essayer de conserver son pouvoir.
Cette analyse de Gramsci pourrait largement sâappliquer aux situations politiques actuelles de diffĂ©rents Ătats libĂ©raux. Le parti espagnol « Podemos » a fait lâhypothĂšse selon laquelle la population continuerait Ă croire Ă la justice, au rĂ©gime parlementaire, Ă lâadministration, câest-Ă -dire Ă lâĂtat dĂ©mocratique. En revanche, elle serait dubitative sur la capacitĂ© des Ă©lites Ă agir en vue du bien commun, Ă crĂ©er des richesses ou Ă rendre lĂ©gitime la loi. Il faudrait refonder la dĂ©mocratie reprĂ©sentative sur des bases saines grĂące Ă lâintervention des institutions et des mouvements sociaux constituĂ©s par les masses populaires. De lâautre cĂŽtĂ© du prisme politique, on constate lâĂ©mergence dâun populisme autoritaire Ă travers Ă la montĂ©e des partis dâextrĂȘme-droite. Ce type de populisme prĂŽne un pseudo-dĂ©passement du clivage traditionnel gauche-droite en sâappuyant sur des valeurs de gauche quâil dĂ©tourne pour leur confĂ©rer une teneur rĂ©actionnaire. On peut dater le dĂ©but de cette tendance historique avec le thatchĂ©risme qui sâest appropriĂ© les aspirations Ă©galitaires populaires dans le but de stigmatiser les « profiteurs », incarnĂ©s par les Ă©trangers, ennemis des autochtones vertueux.
Seulement, dans lâinter-rĂšgne, on ne sait pas si câest lâancien ou le nouveau qui va triompher. Gramsci, interprĂšte de Marx et de la prĂ©face de la Contribution Ă la critique de lâĂ©conomie politique, reprend lâanalyse selon laquelle, Ă un certain stade de leur dĂ©veloppement, les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production existants. Câest dans ce cadre que se profile le combat entre lâancien et le nouveau. Les contradictions, les dĂ©calages, les intĂ©rĂȘts conflictuels entre forces productives et rapports de production, et entre gouvernement (classe dominante) et sociĂ©tĂ© civile engendrent « des complications, des positions absurdes, des crises Ă©conomiques et morales qui ont souvent tendance Ă nous mener Ă la catastrophe » (Cahier XXII, §1, 2139). Les crises selon Gramsci sont des crises de longue durĂ©e irrĂ©ductibles Ă un « Ă©vĂ©nement » qui doivent ĂȘtre pensĂ©es comme des « dĂ©veloppements ». 1929 nâest quâune date au milieu de la longue crise que constitue lâentre-deux-guerres â au mĂȘme titre que 2008 dans la sĂ©quence actuelle. Nous pouvons mĂȘme faire lâhypothĂšse que lâhistoire du capitalisme dans son ensemble est une « crise continuelle » puisquâelle engendre en permanence une lutte oĂč sâaffrontent et se dĂ©passent des forces antagonistes. Aujourdâhui, la crise Ă©cologique constitue un dĂ©fi inĂ©dit qui remet en cause le principe mĂȘme de la croissance et engendre concrĂštement chaque annĂ©e des milliers de rĂ©fugiĂ©s climatiques.
Le capitalisme du XXIĂšme siĂšcle semble ĂȘtre Ă bout de souffle. Au Japon et en Europe les taux de croissance baissent significativement dâannĂ©e en annĂ©e. Il ne semble plus pouvoir tenir les promesses du XXĂšme siĂšcle : garantir un progrĂšs Ă©conomique tout en satisfaisant le bien-ĂȘtre matĂ©riel des populations. Les contradictions du systĂšme capitaliste se font de plus en plus Ă©videntes et ce dernier va devoir Ă lâavenir sâallier avec des formes politiques de moins en moins dĂ©mocratiques pour perdurer. Les dĂ©mocraties libĂ©rales connaissent depuis plusieurs annĂ©es des crises dâautoritĂ© simultanĂ©es qui fragilisent leurs Ătats intĂ©graux fondĂ©s sur un consensus politique de plus en plus fragile. Les sociĂ©tĂ©s civiles occidentales se dissocient de plus en plus des structures politiques traditionnelles et de leurs gouvernements. En effet, les crises Ă©conomiques et financiĂšres successives fonctionnent comme des moments rĂ©vĂ©lateurs des limites de lâidĂ©ologie nĂ©o-libĂ©rale et de la mondialisation Ă outrance. La crise dâautoritĂ© sâaccompagne dâune crise de la reprĂ©sentation politique qui enraye le mĂ©canisme dialectique des Ătats intĂ©graux.
Construire la contre-hégémonie des subalternes face aux phénomÚnes morbides pathologiques
Quelles consĂ©quences pratiques peut-on tirer de cette analyse de la crise ? Comment, en temps de crise, faire advenir le meilleur et non le pire ? Comment faire lâemporter le nouveau sur lâancien ?
Ă une autre Ă©chelle que celle de la montĂ©e des partis dâextrĂȘme-droite en Occident, rappelons-nous comme il a Ă©tĂ© politiquement dĂ©cisif de chasser les Ă©lĂ©ments nationalistes et les militantâąeâąs dâextrĂȘme-droite lors des manifestations des Gilets Jaunes sur les Champs-ĂlysĂ©es. Câest Ă partir de ce problĂšme que sâest mis en place un dĂ©doublement des mobilisations. Chaque dimanche, le point de rendez-vous de la gare Saint-Lazare attirait de plus en plus de Gilets Jaunes, dâassociations, et de militants en gĂ©nĂ©ral avec comme but de se dissocier du rassemblement sur les Champs-ĂlysĂ©es considĂ©rĂ© comme gangrenĂ© par lâextrĂȘme-droite. Progressivement, les Champs-ĂlysĂ©es ont perdu leur primautĂ© comme point de rassemblement. Et le mouvement des Gilets Jaunes a su rĂ©orienter sa direction politique en se dissociant de ses Ă©lĂ©ments rĂ©actionnaires. Il faut ĂȘtre particuliĂšrement vigilantâąeâąs envers les consĂ©quences politiques dâune crise, aux phĂ©nomĂšnes morbides pathologiques qui peuvent en surgir. Antonio Gramsci introduit cette notion en Ă©voquant bien sĂ»r la montĂ©e du fascisme italien dans les annĂ©es 1920 et 1930, un phĂ©nomĂšne morbide pathologique qui a mis en Ă©chec les forces progressistes communistes :
« Ă un certain moment de leur vie historique, les groupes sociaux se dĂ©tachent de leurs partis traditionnels, autrement dit les partis traditionnels avec leurs formes donnĂ©es dâorganisation, les hommes dĂ©terminĂ©s qui les constituent, les reprĂ©sentent et les dirigent ne sont plus reconnus par leur classe ou fraction de classe comme leur expression. Quand ces crises se manifestent, la situation immĂ©diate devient dĂ©licate et dangereuse parce que le champ est ouvert aux solutions de force, Ă lâactivitĂ© des puissances obscures reprĂ©sentĂ©e par les hommes providentiels et charismatiques ». (Cahier XIII)
Ces phĂ©nomĂšnes morbides pathologiques peuvent Ă©merger dans toutes les dimensions de lâĂtat intĂ©gral. Elles peuvent se manifester au sein de la sociĂ©tĂ© civile par la propagation dâidĂ©es rĂ©actionnaires au sein des masses populaires. Cette propagation est souvent engendrĂ©e par la mĂ©diatisation de discours pseudo-scientifiques autoritaires, racistes ou faisant lâapologie de politiques Ă©conomiques dâaustĂ©ritĂ©. Les Nouveaux Philosophes, groupe constituĂ© par Bernard-Henri LĂ©vy, ou encore la figure mĂ©diatique de Michel Onfray constituent une autre sorte de manifestation de ces phĂ©nomĂšnes morbides. Ces derniers contaminent Ă la fois la classe dominante et les masses, la sociĂ©tĂ© civile et lâĂtat au sens le plus restreint du terme.
Les Gilets Jaunes, les collectifs qui luttent contre les violences policiĂšres, les manifestations fĂ©ministes montrent que des subalternes ont brisĂ© lâĂ©tat de mutisme et dâinvisibilitĂ© auquel les classes dominantes essaient systĂ©matiquement de les contraindre. En refusant de consentir Ă leur propre exploitation, en sortant de la passivitĂ© et en sâapproprient un geste fondamentalement rĂ©volutionnaire, les subalternes font face Ă la violence dâĂtat. Nous le voyons aujourdâhui dans lâacharnement judiciaire que subit la famille TraorĂ© depuis le dĂ©cĂšs dâAdama TraorĂ© lors de son interpellation par la police. Le mouvement « Justice et VĂ©ritĂ© » pour les victimes des violences policiĂšres ne fait que prendre de lâampleur, en particulier depuis le dĂ©confinement. Du cĂŽtĂ© de lâĂtat, lors dâune crise de lâautoritĂ©, il ne peut plus compter sur le consentement des masses et doit sâen remettre Ă sa seule force coercitive. La rĂ©pression policiĂšre des mouvements sociaux qui Ă©mergent dans les dĂ©mocraties libĂ©rales est ainsi devenue une forme de gestion politique aussi courante que pathologique et morbide de la part des Ătats mis en crise.
Pour comprendre comment les forces rĂ©volutionnaires peuvent mettre toutes les chances de leur cĂŽtĂ©, il faut attirer lâattention sur une autre notion importante de la pensĂ©e gramscienne, la notion dâappareil dâhĂ©gĂ©monie. Lorsquâils sont traversĂ©s par peu de contradictions et de luttes, les appareils dâhĂ©gĂ©monie ont pour effet notamment de nous faire penser que lâordre Ă©tabli est naturel, que le monde est tel quâil doit ĂȘtre et quâaucune autre maniĂšre de vivre en communautĂ© nâest souhaitable. LâhĂ©gĂ©monie de la classe dominante se constitue grĂące Ă des appareils publics : lâĂ©cole, le systĂšme parlementaire, le pouvoir judiciaire, la police, le gouvernement, les appareils de rĂ©pression ; ainsi que des appareils privĂ©s qui font partie de la sphĂšre de la sociĂ©tĂ© civile : les organisations politiques, syndicales, les associations culturelles et de solidaritĂ©, la presse, les rĂ©seaux sociaux, les mĂ©dias en gĂ©nĂ©ral. La crise dâautoritĂ© est donc inĂ©vitablement une crise de lâhĂ©gĂ©monie construite par la classe dominante. Cette crise peut se conclure par la victoire dâune contre-hĂ©gĂ©monie construite par « les subalternes » et les masses Ă condition que les masses passent soudain « de la passivitĂ© politique Ă une certaine activitĂ© et quâelles posent des revendications qui dans leur ensemble constituent une rĂ©volution » (Cahier XIII, §23).
La subalternitĂ© caractĂ©rise lâĂ©tat dâune personne dont la voix et les actions sont ignorĂ©es. Lorsque Gramsci parle de subalternes, il pense aux classes populaires, au prolĂ©tariat industriel et Ă la paysannerie italiens, donc surtout Ă des Blancs. Cette notion, suffisamment large, a Ă©tĂ© reprise a posteriori par des intellectuelâąleâąs dĂ©coloniauxâąales. Ranajit Guha, historien indien, pense le terme subalterne comme synonyme de « rang infĂ©rieur », en insistant donc sur la dichotomie entre Ă©lites et subalternes comme fondement dâune relation de pouvoir qui caractĂ©rise Ă la fois lâordre social indien traditionnel et lâordre colonial britannique. Il relit Gramsci en utilisant son analyse de la dialectique entre coercition et consentement, rĂ©pression et tolĂ©rance Ă lâopposition. R. Guha sâest attachĂ© Ă retracer lâhistoire continue des subalternes, leurs rĂ©sistances, leurs mobilisations et leurs rĂ©voltes face Ă lâexploitation coloniale. La constitution de cette histoire des subalternes indiens a pour finalitĂ© la reconnaissance dâun domaine autonome des subalternes et un nouveau regard sur la place des insurrections paysannes qui relativise la primautĂ© des mobilisations ouvriĂšres. Les auteurs des Subaltern Studies considĂšrent donc que lâattribut gĂ©nĂ©ral de la subordination peut se dĂ©cliner en termes de classe, caste, Ăąge, genre, profession. Lâexploitation Ă©conomique nâa donc dans ce cadre pas de prĂ©valence sur les aspects politiques, sociaux et culturels, puisquâil sâagit de faire de « lâhistoire intĂ©grale ». Cette forme de marxisme non-occidental tente aussi de sortir dâune dĂ©finition du sujet rĂ©volutionnaire comme Ă©tant calquĂ© sur la classe ouvriĂšre mĂ©tropolitaine, et peut nous aider Ă penser une horizontalitĂ© des luttes sociales spĂ©cifiques ainsi que leur articulation.
Pour Gramsci, il faut Ă la fois que les subalternes sâemparent des appareils hĂ©gĂ©moniques publics et privĂ©s, allient la spontanĂ©itĂ© et la discipline, afin de constituer un « bloc historique » des subalternes qui pourrait aujourdâhui ĂȘtre le rĂ©sultat dâune convergence des luttes. Je fais rĂ©fĂ©rence Ă une alliance stratĂ©gique des luttes qui allierait les forces productives et reproductives au-delĂ de leurs diffĂ©rences structurelles (ouvrierâąĂšreâąs, soignantâąeâąs, enseignantâąeâąs, Ă©tudiantâąeâąs prĂ©caires ; syndicats et insurgĂ©âąeâąsâŠ) dans le but dâorganiser la direction dâun mouvement de grande ampleur Ă vocation contre-hĂ©gĂ©monique. Ă ce propos, Gramsci Ă©crit :
« Cette unitĂ© de la spontanĂ©itĂ© et de la direction consciente ou encore de la discipline, voilĂ ce quâest prĂ©cisĂ©ment lâaction politique rĂ©elle des classes subalternes en tant quâelle est une politique de masse et non une simple aventure de groupements qui se rĂ©clament des masses. » (Cahier III, §48)
La notion de bloc historique permet de penser la jonction nĂ©cessaire et vitale entre les structures et les superstructures sans subordonner les secondes aux premiĂšres. Elle nous amĂšne Ă comprendre lâĂ©volution historique des formes culturelles et Ă©conomiques comme Ă©tant inextricablement mĂȘlĂ©es. Les forces matĂ©rielles constituent le contenu du bloc historique et les idĂ©ologies, sa forme, le contenu et la forme Ă©tant unis de maniĂšre dialectique. Lâhomme est lui-mĂȘme un bloc historique dans le sens oĂč il est formĂ© Ă la fois dâĂ©lĂ©ments individuels et subjectifs et dâĂ©lĂ©ments de masse, objectifs et matĂ©riels, avec lesquels il entretient un rapport actif. Lorsque les crises modernes deviennent organiques, elles se transforment en crise du bloc historique lui-mĂȘme et contaminent alors toutes les sphĂšres de la sociĂ©tĂ© : lâĂ©conomie, la politique, la culture, la morale⊠Gramsci les appelle aussi crises dâhĂ©gĂ©monie ou encore crises de lâĂtat dans son ensemble ; ces termes comme les expressions de crise dâautoritĂ©, de reprĂ©sentation, de lâĂtat intĂ©gral dĂ©signent le mĂȘme phĂ©nomĂšne vu sous un angle diffĂ©rent. La rĂ©solution de ces crises doit passer par la crĂ©ation dâun bloc historique rĂ©volutionnaire des subalternes, câest-Ă -dire lâorganisation politique des forces sociales afin de faire advenir le meilleur de la crise. Ce bloc historique doit articuler un lien organique entre les intellectuels et le peuple-nation, entre les dirigeants et les masses. Cette adhĂ©sion doit ĂȘtre consolidĂ©e par un sentiment-passion qui devient comprĂ©hension mutuelle et permet lâĂ©mergence de nouveaux savoirs. Câest dans ce cadre que le rapport de reprĂ©sentation trouve sa lĂ©gitimitĂ©, sa finalitĂ© et sa force.
Nous avons vu quelles perspectives pratiques pouvaient ĂȘtre esquissĂ©es par la pensĂ©e gramscienne. La notion de « subalterne » nous permet de penser des sujets rĂ©volutionnaires au-delĂ de la figure consacrĂ©e de lâouvrier mĂąle blanc citadin. Gramsci, qui a Ă©galement Ă©tĂ© journaliste, insiste beaucoup sur lâimportance de sâemparer des appareils dâhĂ©gĂ©monie pour prĂ©parer la population Ă lâavĂšnement dâun nouveau monde, câest-Ă -dire pour rassembler les conditions de succĂšs dâune rĂ©volution politique.
ArrĂȘter le temps pour engendrer le nouveau monde: tirons sur les horloges, dĂ©boulonnons les statues !
Dans la construction de cette contre-hĂ©gĂ©monie des masses subalternes, il serait intĂ©ressant de noter que les grands mouvements contestataires se penchent de plus en plus sur les questions du temps et de lâhistoire comme enjeux politiques. De plus, les questions culturelles ne semblent plus subordonnĂ©es aux questions Ă©conomiques. Les superstructures deviennent un terrain de lutte au mĂȘme titre que les structures. Or, la temporalitĂ© est une forme culturelle et sociale qui touche toutes les sphĂšres de la vie sociale. De la maniĂšre dont nous organisons notre quotidien rythmĂ© entre travail salariĂ©, travail domestique et loisir ou « temps libre », le temps nous forge. Chaque hĂ©gĂ©monie sâaccompagne dâune certaine reprĂ©sentation du temps, que ce soit le temps lâĂ©poque dans laquelle nous vivons la temporalitĂ© du quotidien.
Dans une perspective proprement historique et mĂȘme historiographique, le mouvement #BlackLivesMatter a su remettre sur le devant de la scĂšne politique mondiale lâhistoire coloniale et sĂ©grĂ©gationniste amĂ©ricaine, en dĂ©boulonnant les statues qui honorent dâanciens propriĂ©taires dâesclaves (Junipero Serra, Francis Scott Key, Ulysses Grant). En France, en Belgique et au Royaume-Uni, ce mode dâaction provoque un engouement, on y rĂ©clame la restitution des Ćuvres dâart pillĂ©es lors de la colonisation (celles qui constituent le fond du musĂ©e du Quai Branly par exemple). Sâesquisse ainsi la mise en question dâun certain hĂ©ritage historique transformĂ© en objet de lutte.
Sur le plan symbolique, les reconfigurations de la temporalitĂ© historique peuvent Ă©galement devenir un moyen de lutte alternatif aux statistiques. La rĂ©appropriation militante du calendrier annuel est une tentative de prendre le contrĂŽle de lâagenda politique. Les mouvements fĂ©ministes dĂ©terminent chaque annĂ©e la date et lâheure de lâannĂ©e Ă partir de laquelle les femmes ne sont plus rĂ©munĂ©rĂ©es pour leur travail (en 2019, le 5 novembre Ă 16h47), pour les mouvements Ă©cologistes il sâagit de la date Ă partir de laquelle toutes les ressources renouvelables de la planĂšte auront Ă©tĂ© Ă©puisĂ©es (en 2019, le 29 juillet).
Enfin, les luttes qui sâattaquent au temps du travail et de la production, portent une atteinte directement matĂ©rielle aux mĂ©canismes dâaccumulation du capital. La grĂšve, le blocage des ronds-points, des gares, les opĂ©rations « pĂ©ages gratuits », ont Ă©tĂ© des outils de lutte formidables pendant le mouvement des Gilets Jaunes car ils ont arrĂȘtĂ© ponctuellement la production nationale mais aussi les flux marchands qui y sont liĂ©s. Les sphĂšres de la production, de la circulation, de la consommation et en partie de la reproduction du capital ont Ă©tĂ© impactĂ©es. Ils ont Ă©tĂ© largement inspirĂ©s par les stratĂ©gies de lutte du mouvement hongkongais.
Il serait nĂ©cessaire de repenser lâintĂ©rĂȘt de la grĂšve comme outil traditionnel de lutte dans une organisation capitaliste de plus en plus atomisĂ©e car mondialisĂ©e, dans laquelle les secteurs de production se spĂ©cialisent et sont interdĂ©pendants. La mondialisation a pour consĂ©quence lâintensification des flux marchands et de main-dâĆuvre, de capital productif (capitaux financiers ou circulants et capitaux fixes), et de leur mobilitĂ©. Dans une Ă©conomie fondĂ©e sur les technologies de lâinformation et de la communication et les transports, paralyser un chaĂźnon du processus de production a donc des rĂ©percussions immĂ©diates sur lâensemble des mĂ©canismes dâaccumulation du capital Ă lâĂ©chelle internationale[3]. Il nous faut donc nous saisir du temps historique, productif et reproductif, comme outils de la domination, comme appareil dâhĂ©gĂ©monie. Il sâagit de gĂ©nĂ©rer de nouvelles critiques de lâidĂ©ologie du progrĂšs et de lâhistoire telle quâelle est Ă©crite et transmise, et de penser le point de vue comme dĂ©cisif dans lâĂ©criture de lâhistoire. Quelques annĂ©es aprĂšs lâĂ©criture des Cahiers de prison et la mort dâAntonio Gramsci, Walter Benjamin, un philosophe juif allemand et historien de lâart traite Ă©galement de ces thĂ©matiques. Alors quâil est traquĂ© par les milices nazies jusquâen France et en Espagne oĂč il tente de sâexiler, dans lâurgence et juste avant son suicide, il Ă©crit des ThĂšses sur le concept dâhistoire publiĂ©es deux ans aprĂšs sa mort. Dans ces thĂšses, il dĂ©veloppe la pensĂ©e dâun temps historique qualitatif, Ă la fois messianique et rĂ©volutionnaire, un temps de la cĂ©sure qui formerait une brĂšche, une rupture, dans le temps quantitatif, celui du supposĂ© progrĂšs, ce dernier se dirigeant sans discontinuitĂ© ni rupture vers la catastrophe universelle. Il sâattache Ă montrer le visage malade de lâhistoire comme un paysage pĂ©trifiĂ©. Dans la thĂšse IX, Benjamin parle de lâhistoire moderne comme processus irrĂ©sistible qui amoncelle derriĂšre son passage les ruines et les victimes engendrĂ©es par le progrĂšs capitaliste. Gramsci et Benjamin Ă©crivent tous deux en rĂ©action au nazisme et au fascisme dans des conditions extrĂȘmement prĂ©caires. Tous deux livrent un diagnostic de leur prĂ©sent comme illustration de lâĂ©chec du communisme qui avait pourtant rĂ©ussi en 1917 Ă effrayer lâEurope toute entiĂšre.
« Le progrĂšs, tel quâil se peignait dans la cervelle des sociaux-dĂ©mocrates, Ă©tait premiĂšrement un progrĂšs de lâhumanitĂ© elle-mĂȘme (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il Ă©tait deuxiĂšmement un progrĂšs illimitĂ© (correspondant au caractĂšre indĂ©finiment perfectible de lâhumanitĂ©). Il Ă©tait envisagĂ©, troisiĂšmement, comme essentiellement irrĂ©sistible (se poursuivant automatiquement selon une ligne droite ou une spirale). [âŠ] LâidĂ©e dâun progrĂšs de lâespĂšce humaine Ă travers lâhistoire est insĂ©parable de celle dâun mouvement dans un temps homogĂšne et vide. La critique de cette derniĂšre idĂ©e doit servir de fondement Ă la critique de lâidĂ©e de progrĂšs en gĂ©nĂ©ral. » (ThĂšses sur le concept dâhistoire, thĂšse XIII)
Comme Gramsci, Benjamin pense lâhistoire Ă©thico-politique[4] comme traduction de lâhĂ©gĂ©monie. Le progrĂšs est selon lui, lâhistoire Ă©crite par les vainqueurs, par les dominants. Câest le dĂ©veloppement de la culture, de la science, de la technologie, de lâindustrie. Seulement, la perpĂ©tuation de la catastrophe universelle est lâenvers indissociable du progrĂšs. Walter Benjamin essaie alors de penser lâhistoire du point de vue des victimes du progrĂšs, des victimes de la civilisation, câest-Ă -dire lâenvers de lâhistoire officielle. Lâamoncellement de ruines et de catastrophes constitue lâhistoire des subalternes, des colonisĂ©âąeâąs, de ceuxâąelles qui sont mis Ă mal Ă chaque nouvelle crise du capitalisme. Gramsci est moins critique de lâidĂ©e de progrĂšs. Cependant, il sâoppose Ă la tradition positiviste qui promeut le progrĂšs technique comme sauveur de lâhumanitĂ© et pense la possibilitĂ© dâune contradiction entre le progrĂšs social (qualitatif) et le progrĂšs Ă©conomique (quantitatif). Il nâempĂȘche quâil reste nĂ©cessaire dâarrĂȘter le temps capitaliste, dâinterrompre la chaĂźne de la domination sĂ©culaire et la continuitĂ© de lâoppression. Câest le sens que lâon peut donner au slogan qui a Ă©tĂ© rĂ©guliĂšrement Ă©crit sur les murs pendant le mouvement contre la loi Travail de 2016: « Demain est annulĂ©! ». Au BrĂ©sil, le jour du cinquiĂšme centenaire de ladite dĂ©couverte du BrĂ©sil, jour de commĂ©moration nationale, de jeunes amĂ©rindiens ont Ă©tĂ© vus entrain de tirer des flĂšches sur la gigantesque horloge dâun building dâune chaĂźne de tĂ©lĂ©vision. Dans une autre thĂšse, Benjamin se rĂ©fĂšre Ă des pratiques politiques similaires :
« Les classes rĂ©volutionnaires au moment de lâaction ont conscience de faire Ă©clater le continuum de lâhistoire. La grande RĂ©volution [La rĂ©volution française de 1789] introduisit un nouveau calendrier. Le jour avec lequel commence un nouveau calendrier fonctionne comme un ramasseur historique de temps. Et câest au fond le mĂȘme jour qui revient toujours sous la forme des jours de fĂȘte, lesquels sont des jours de remĂ©moration. Ainsi, les calendriers ne comptent pas le temps comme les horloges. Ils sont des monuments dâune conscience de lâhistoire dont la moindre trace semble avoir disparu en Europe depuis cent ans. La RĂ©volution de Juillet [1830] a comportĂ© encore un incident oĂč cette conscience a pu faire valoir son droit. Au soir du premier jour de combat, il sâavĂ©ra quâen plusieurs endroits de Paris, indĂ©pendamment et au mĂȘme moment, on avait tirĂ© sur les horloges murales. » (ThĂšses sur le concept dâhistoire, thĂšse XIX).
Les notions gramsciennes dâ« Ătat intĂ©gral » et de « crise dâautoritĂ© » ont pu Ă©clairer la nature rĂ©pressive de lâĂtat lorsque le consentement des masses Ă©choue. Ce dernier paraissant vouĂ© Ă se dĂ©liter face aux contradictions croissantes du capitalisme mondialisĂ©, les Ătats-nations adoptent des stratĂ©gies de plus en plus rĂ©pressives et les politiques monĂ©taires et budgĂ©taires font dĂ©sormais partie de la sphĂšre de dĂ©cision dâorganisations supranationales (lâUnion EuropĂ©enne, le FMI). Les masses, qui sâidentifient aujourdâhui Ă une sociĂ©tĂ© civile, tentent de sortir de leur Ă©tat de subalternitĂ© en sâorganisant horizontalement afin de parer aux phĂ©nomĂšnes morbides pathologiques engendrĂ©s par cette crise gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Pour empĂȘcher la perpĂ©tuation de la catastrophe universelle créée par le progrĂšs du capitalisme tardif, arrĂȘtons le temps de la production, le temps de lâhistoire des dominants, faisons Ă©clater le continuum de lâhistoire : tirons sur les horloges, dĂ©boulonnons les statues, exigeons la retraite Ă 13 ans[5] ! Le nouveau monde ou rien.
Notes
[1] JusquâĂ la mi-janvier 2020, 51 % de la population française soutient ou a de la sympathie pour le mouvement contre 33 % en opposition ou hostiles.
[2] Extrait du Compte-Rendu de lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Gilets Jaunes Ă Belleville le 11 janvier 2020
[3] Lire le dossier âActualitĂ© de la grĂšveâ paru dans Contretemps en janvier 2020 http://www.contretemps.eu/dossier-actualite-greve/
[4] Câest-Ă -dire quâil ne pense pas lâhistoire comme une succession de faits historiques et quâil nie la possibilitĂ© dâune science historique dite objective.
[5] Le slogan âRetraite Ă 13 ansâ est nĂ© pendant le mouvement de 2016 contre la Loi Travail comme une forme dâexpression du refus du travail.
Ă voir aussi
Source: Contretemps.eu