Extrait de : MarlĂšne Benquet et ThĂ©o Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du nĂ©olibĂ©ralisme, Paris, Raisons dâagir, janvier 2021.
Présentation
Donald Trump part mais ses soutiens demeurent et lâon ne peut que sâinterroger face Ă la montĂ©e de rĂ©gimes autoritaires aux Ătats-Unis, au Royaume-Uni de Boris Johnson ou au BrĂ©sil de Jair Bolsonaro. Ă travers le cas du Royaume-Uni, ce livre montre que, loin dâĂȘtre une insurrection Ă©lectorale des classes populaires, lâascension de ces rĂ©gimes est le produit de lâaction organisĂ©e dâune nouvelle forme de patronat. Les sources de financement du Brexit rĂ©vĂšlent le poids considĂ©rable dâune partie de la finance, celle des fonds dâinvestissement et des hedge funds, qui voient lâUnion europĂ©enne comme un obstacle Ă la libre circulation de leurs capitaux.
Cette seconde financiarisation promeut un courant idĂ©ologique puissant mais mĂ©connu : le libertarianisme. Niant toute forme de solidaritĂ© collective, ses partisans prĂŽnent un Ătat minimal destinĂ© Ă protĂ©ger la propriĂ©tĂ© privĂ©e, quitte Ă rĂ©duire les libertĂ©s civiques et dĂ©mocratiques. Soucieux dâĂ©largir leurs sources de profits, ces acteurs financiers sâattaquent dorĂ©navant Ă lâenvironnement, quâils sont prĂȘts Ă acheter et vendre par morceaux. Le dĂ©sordre Ă©conomique mondial qui ne cesse de croĂźtre est loin dâĂȘtre un frein Ă leurs ardeurs prĂ©datrices â et bien au contraire, ils envisagent dĂ©sormais lâĂ©ventualitĂ© de conflits militaires qui se dessinent au Sud comme au Nord.
*
Extrait
Il nâest pas aisĂ© de qualifier le projet politique des acteurs de la seconde financiarisation. Ce sont des acteurs de lâombre, qui sâexpriment peu et aiment Ă faire des affaires Ă lâabri du feu mĂ©diatique. Ce nâest dâailleurs pas en les Ă©coutant que lâon a appris ce quâils ne veulent pas, ou plutĂŽt ce dont ils ne veulent plus, lâUnion europĂ©enne, mais en suivant lâargent quâils Ă©taient prĂȘts Ă dĂ©penser pour la quitter. En outre, il nâexiste pas dâĂ©lections mettant en concurrence les diffĂ©rents rĂ©gimes politiques dâaccumulation imaginĂ©s par le patronat, ni de commission Ă©lectorale recensant les financements versĂ©s aux croyances Ă©conomiques disponibles. Il sâagit donc de tenter de dessiner les contours de ce projet politique Ă partir de signes et indices Ă©pars, les rares dĂ©clarations de ces acteurs financiers, les donnĂ©es disponibles sur leurs trajectoires personnelles, leurs appartenances Ă des clubs, think tanks et groupes de pression qui, rassemblĂ©s, laissent apparaĂźtre la cohĂ©rence dâune vision du monde Ă venir.
Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un rĂ©gime politique. En tout cas, pas seulement. Pour convertir leurs intĂ©rĂȘts Ă©conomiques en un arrangement institutionnel qui pĂ©rennise leur domination, les acteurs financiers Ă©mergents doivent aussi investir la sphĂšre des idĂ©es. Ă mesure quâils accumulent des capitaux, ils se dotent non seulement de lobbies et de mouvements politiques qui les reprĂ©sentent, mais financent Ă©galement un large rĂ©seau dâintellectuels et de think tanks. Tout au long des annĂ©es 2000, ces organisations ont secrĂ©tĂ© les idĂ©es qui ont accompagnĂ© la montĂ©e en puissance financiĂšre et politique de la seconde financiarisation. Elles sont aussi les lieux dans lesquels sâĂ©labore les coalitions dâacteurs qui sous-tendent le nouveau rĂ©gime politique dâaccumulation. LâĂ©tude des conseils de surveillance et des sources de financement de ces think tanks montre quâils reprĂ©sentent non seulement les intĂ©rĂȘts des acteurs de la seconde financiarisation, mais aussi ceux dâautres secteurs Ă©conomiques (tels le BTP, les industries de lâĂ©nergie fossile et du tabac). Pour que les coalitions se mettent en place, il est nĂ©cessaire que les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques de leurs diffĂ©rents membres puissent ĂȘtre articulĂ©s les uns aux autres et collectivement dĂ©fendus.
GĂ©nĂ©ralement dĂ©signĂ©s sous le nom de Tufton Street, en rĂ©fĂ©rence Ă la rue londonienne de Westminster dans laquelle la plupart ont leur siĂšge, ces think tanks forment un ensemble cohĂ©rent. Au numĂ©ro 55 de la rue, on trouve ainsi lâAdam Smith Institute, TaxPayersâ Alliance, Leave Means Leave, la Global Warming Policy Foundation, le Centre for Policy Studies et lâInstitute of Economic Affairs. Ce rĂ©seau nâest pas que britannique : Tufton Street sâinsĂšre dans le lacis transatlantique de think tanks de lâAtlas Network. LâAtlas Network (ainsi nommĂ© en rĂ©fĂ©rence au roman de lâauteure libertarienne Ayn Rand La RĂ©volte dâAtlas) est fondĂ© en 1981 par Anthony Fisher, professeur dâĂ©conomie Ă la LSE, proche de Friedrich Hayek et Ă©galement fondateur de lâInstitute of Economic Affairs. DotĂ© de son trimestriel (Freedomâs Champion) et de sa confĂ©rence annuelle (les Liberty Forums), ce rĂ©seau amĂ©ricano-britannique de 400 think tanks forme une galaxie politiquement cohĂ©rente, dĂ©finie par son libertarianisme et ses connexions avec lâalt-right amĂ©ricaine comme avec les conservateurs britanniques pro-Brexit. Tous les think tanks dont il est question ici en sont membres. Aux Etats-Unis, les membres les plus emblĂ©matiques de lâAtlas Network sont le Cato Institute des frĂšres Koch (milliardaires des Ă©nergies fossiles, libertariens et climatosceptiques) et la Heritage Foundation (climatosceptique, libertarienne et nĂ©oconservatrice).
Ces think tanks trĂšs droitiers agglomĂšrent un ensemble dâidĂ©es qui constitue le projet politique des acteurs de la seconde financiarisation : libertarianisme, poursuite de lâhĂ©ritage thatchĂ©rien, euroscepticisme, atlantisme, autoritarisme et climatoscepticisme. On y retrouve nombre des grandes fortunes impliquĂ©es dans la victoire du Leave : le gĂ©rant de hedge fund Sir Michael Hintze, les gĂ©ants de la construction Lord Anthony Bamford et Malcolm McAlpine, lâassociĂ© dâArron Banks et gĂ©rant de sociĂ©tĂ©s financiĂšres offshore Jim Mellon, le gĂ©rant de fonds de venture capital Jon Moynihan ou encore le patron de la sociĂ©tĂ© de trading de produits dĂ©rivĂ©s Stuart Wheeler. Le Tableau 13 dĂ©crit les plus emblĂ©matiques de think tanks de Tufton Street, les principales idĂ©es quâils dĂ©fendent et leurs liens avec les mondes financier et politique britannique.
Le projet du Brexit nâest pas tant inspirĂ© des idĂ©es nĂ©olibĂ©rales Ă la base de la construction europĂ©enne que de lâidĂ©ologie libertarienne[i] imprĂ©gnant les think tanks de Tufton Street. Celle-ci concerne aussi les relations entre Etats. Elle enjoint ses promoteurs Ă adopter des positions isolationnistes, mais non protectionnistes. Au refus de toute rĂ©gulation Ă©tatique rĂ©pond lâopposition Ă toute institutionnalisation des relations interĂ©tatiques dont la forme est laissĂ©e Ă lâapprĂ©ciation des seules parties qui contractent des accords commerciaux correspondant Ă leurs intĂ©rĂȘts Ă©conomiques.
Le libertarianisme peut ĂȘtre dĂ©fini comme une doctrine Ă©conomique qui vise Ă limiter toute forme dâintervention Ă©tatique en dehors de la garantie de la propriĂ©tĂ© privĂ©e contre le collectivisme et lâĂ©tatisme[ii]. Il prĂŽne un capitalisme entiĂšrement dĂ©rĂ©gulĂ© comme seul systĂšme social fondĂ© sur la reconnaissance et la protection des droits de lâindividu et, partant, comme unique option politique interdisant la coercition des relations sociales[iii]. Il ambitionne de fonder la socialitĂ© sur la seule souverainetĂ© morale, politique et Ă©conomique des individus. Chris Hatting, analyste pour The Free Market Foundation, un think tank libertarien fondĂ© en 1975, Ă©crit ainsi en dĂ©cembre 2018, « accorder aux gens la libertĂ© de commercer est radical. Permettre la crĂ©ation de nouvelles entreprises, exemptes de toute rĂ©glementation, est radical. ReconnaĂźtre les gens comme des individus diffĂ©rents, capables de rechercher leur propre bonheur tel que dĂ©fini par eux-mĂȘmes, est radical ». Bien que la frontiĂšre entre le libertarianisme et le nĂ©olibĂ©ralisme soit parfois poreuse notamment en raison de la radicalisation dans un sens libertarien de la pensĂ©e de Friedrich Hayek au sujet de la dĂ©nationalisation des monnaies par exemple[iv], la distinction reste pertinente. Les libertariens vont plus loin que les nĂ©olibĂ©raux quant Ă la rĂ©duction du rĂŽle de lâEtat « puisque doit ĂȘtre retirĂ© de celui-ci, non seulement lâĂ©ducation, la production de certaines infrastructures comme le systĂšme de transport, mais aussi les fonctions rĂ©galiennes. David Friedman, fils de Milton, propose de privatiser la police, la justice, la dĂ©fense. Le mouvement anarcho-capitaliste envisage lâĂ©limination totale de lâEtat avec les privatisations de toutes ses fonctions, y compris celles que lui rĂ©servait Adam Smith : lâarmĂ©e, la police, la justice »[v].
Le libertarianisme ne propose pas dâarticulation systĂ©matique entre les actions individuelles et une forme de bien commun. Le libĂ©ralisme smithien pensait lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral comme le rĂ©sultat de lâagrĂ©gation des intĂ©rĂȘts individuels encadrĂ©s par des lois votĂ©es dĂ©mocratiquement par des individus souverains[vi]. Le nĂ©olibĂ©ralisme dâHayek, Friedman ou Mises rapatriait le bien commun dans le champ Ă©conomique, mais continuait dâen faire un horizon de la doctrine Ă©conomique. La dĂ©fense radicale de la propriĂ©tĂ© privĂ©e et de la libertĂ© de sâenrichir Ă©tait supposĂ©e conduire Ă lâaccroissement gĂ©nĂ©ral des richesses et donc au progrĂšs social. Par distinction, le libertarianisme dĂ©fend une approche Ă©thique de la libertĂ© sans considĂ©ration pour ses effets sur le bien commun. Il serait juste et souhaitable de promouvoir la libertĂ© avant toute chose quelles quâen puissent ĂȘtre les consĂ©quences. Leur justification du capitalisme de laissez-faire repose sur lâidĂ©e quâil sâagit du seul systĂšme Ă©conomique compatible avec lâĂ©thique libertarienne, et non pas sur celle de la supĂ©rioritĂ© du capitalisme, capable de gĂ©nĂ©rer plus de richesses que nâimporte quel autre mode de production. A la diffĂ©rence des libĂ©raux et nĂ©olibĂ©raux qui adoptent une approche consĂ©quencialiste de la libertĂ©, les libertariens en ont une approche dĂ©ontologique[vii]. La libertĂ© dâaccumuler devient Ă elle-mĂȘme sa propre justification.
Libertarien sur le plan Ă©conomique, le rĂ©gime politique dâaccumulation promu par les acteurs de la seconde financiarisation est aussi autoritaire sur le plan politique. Hostile Ă tout mĂ©canisme redistributif garantissant des conditions Ă©lĂ©mentaires dâexistence Ă la population (santĂ©, Ă©ducation, protection), il fait de la rĂ©pression des mouvements sociaux et de la rĂ©duction des libertĂ©s publiques notamment par le renforcement du contrĂŽle des dĂ©placements et de lâexpression la modalitĂ© privilĂ©giĂ©e de crĂ©ation dâun ordre social.
En effet, des annĂ©es 1980 aux annĂ©es 2010, le mouvement de nĂ©olibĂ©ralisation assumĂ© successivement par les conservateurs thatchĂ©riens, le New Labour et les conservateurs pro-austĂ©ritĂ© de David Cameron a impliquĂ© une extension considĂ©rable du secteur financier et une rĂ©gression similaire des services publics et des solidaritĂ©s sociales. Le Royaume-Uni est devenu un pays trĂšs inĂ©galitaire â le plus inĂ©galitaire dâEurope de lâOuest avec un coefficient de Gini de 34,2 â qui comptait en 2018 prĂšs de 320 000 sans-abris et 20% de sa population en situation de pauvretĂ© relative[viii]. Dans le mĂȘme temps, la part des 1% des plus hauts revenus dans lâensemble des revenus britanniques est passĂ©e de 6,5% en 1980 Ă 14% en 2015[ix]. Ces inĂ©galitĂ©s se conjuguent Ă un affaiblissement des services publics et de lâEtat-providence, sous les coups conjuguĂ©s des privatisations et de lâaustĂ©ritĂ©. La rĂ©forme des allocations sociales votĂ©e en 2012 impose une restriction des conditions de versement de lâensemble des allocations sociales, rĂ©duit leur montant et introduit des dĂ©lais de carence avant versement qui provoquent des drames dans des classes populaires dĂ©jĂ fortement appauvries. De son cĂŽtĂ©, le National Health Service (NHS) est soumis Ă rude Ă©preuve : subissant Ă la fois son sous-financement et les troubles sanitaires provoquĂ©s par le dĂ©sengagement de lâEtat, il traverse chaque annĂ©e ce que les mĂ©dias britanniques appellent la « crise hivernale », au cours de laquelle les dĂ©lais de prise en charge aux urgences explosent. Sur lâannĂ©e 2017, le dĂ©lai de prise en charge aux urgences Ă©tait supĂ©rieur Ă 4 heures dans 25% des cas. Ces conditions extrĂȘmes provoquent des phĂ©nomĂšnes inimaginables il y a quelques dĂ©cennies : alors que lâespĂ©rance de vie des Britanniques sâest accrue constamment depuis la fin du 19Ăšme siĂšcle, depuis 2011, elle stagne et rĂ©gresse mĂȘme pour certaines classes de la population, notamment dans les territoires dĂ©sindustrialisĂ©s du nord de lâAngleterre et pour les femmes de milieux populaires[x].
AprĂšs trente ans de nĂ©olibĂ©ralisme, le libertarianisme promu dans la littĂ©rature de Tufton Street semble atteindre les limites dâacceptabilitĂ© sociale du rĂ©gime politique dâaccumulation britannique. Les territoires de conquĂȘte du capital sont dĂ©sormais constituĂ©s des derniers acquis sociaux du peuple britannique. Il sâagit du NHS, que la plupart de ces think tanks veulent privatiser tels lâAdam Smith Institute, lâInstitute of Economic Affairs et lâInstitute for Free Trade qui souhaitent son « ouverture Ă la compĂ©tition internationale » dans le cadre dâun traitĂ© de libre-Ă©change avec les Etats-Unis ; de lâĂ©cole publique, que lâInstitute of Economic Affairs entend remplacer par un marchĂ© de lâĂ©ducation concurrentiel dans lequel les parents disposeraient de « bons dâachat » financĂ©s par lâĂ©tat ou de certaines normes sociales et environnementales minimales, comme la limite de 48 heures de travail hebdomadaire ou lâinterdiction de la pratique du lavage au chlore des produits alimentaires, que le ministre conservateur Michael Gove, proche du Legatum Institute et de lâInitiative for Free Trade, souhaite voir disparaĂźtre[xi].
La premiĂšre financiarisation avait Ă©tabli ses pĂŽles dâaccumulation sur les grandes infrastructures du pays : elle avait surtout concernĂ© les salariĂ©s et les consommateurs des grandes entreprises conglomĂ©rales, des infrastructures rĂ©cemment privatisĂ©es, des grandes banques et sociĂ©tĂ©s dâassurance et des fonds de retraite. En somme, le cĆur de lâĂ©conomie britannique. La seconde financiarisation correspond Ă une extension du processus de financiarisation aux espaces qui en Ă©taient jusque-ici exclus. Le Brexit est une Ă©tape dans ce processus. Elle transforme en opportunitĂ©s de profit des acteurs plus marginaux mais aussi beaucoup plus nombreux : les entreprises moyennes et intermĂ©diaires avec les fonds de capital-investissement, le marchĂ© immobilier avec les fonds dâinvestissement immobiliers, lâensemble des paramĂštres de la vie Ă©conomique et sociale avec la spĂ©culation sur les produits dĂ©rivĂ©s des hedge funds. Les secteurs de la seconde financiarisation accĂšdent au pouvoir institutionnel Ă la faveur de coalitions composĂ©es de secteurs peu rĂ©putĂ©s pour leur progressisme en matiĂšre sociale et environnementale. Ils font ainsi cause commune avec les producteurs dâĂ©nergie fossile et les grandes entreprises de construction.
Dans ce contexte, la rĂ©duction des libertĂ©s publiques nâest quâapparemment contradictoire avec lâidĂ©ologie libertarienne. Elle ne fait pas partie du socle de ses principes, mais en est sa consĂ©quence pratique. En lâabsence de rĂ©gime de justification systĂ©matique et de dispositifs matĂ©riels de compensation des inĂ©galitĂ©s et de lâappauvrissement dâune part des peuples, ne reste que lâusage de la force comme mode de rĂ©gulation de la vie sociale. Lâensemble des libertĂ©s se trouvent sacrifiĂ©es au profit de la prĂ©servation de la principale dâentre elles : la libertĂ© de possĂ©der et dâaccumuler. A lire les portraits des principales figures de ces financiers Brexiters, on voit se dessiner nettement la solidaritĂ©, discrĂšte mais puissante, entre dĂ©rĂ©gulation Ă©conomique et autoritarisme politique.
De nombreuses publications europĂ©ennes retracent depuis cinq ans lâavĂšnement progressif dâun mode de rĂ©gulation sociale fondĂ©e sur la rĂ©pression et la rĂ©duction des libertĂ©s[xii]. A la diffĂ©rence de plusieurs dâentre elles, nous faisons le choix de qualifier dâautoritariste plutĂŽt que de totalitariste ou de fasciste ce mode de gestion des populations. La notion de totalitarisme fut popularisĂ©e durant la guerre froide pour briser le consensus existant au sortir de la deuxiĂšme guerre mondiale entre la droite, la gauche et lâextrĂȘme gauche contre le fascisme europĂ©en et mettre sur le mĂȘme plan le communisme et le fascisme comme variĂ©tĂ©s dâun mĂȘme mode de gouvernement[xiii]. De son cĂŽtĂ©, la notion de fascisme charrie lâidĂ©e dâun Ă©tat tout puissant opposĂ© Ă des entitĂ©s individuelles toujours suspectĂ©es dâinsoumission. Or lâautoritarisme contemporain consiste davantage en la glorification des seules potentialitĂ©s individuelles contre toute forme dâinstitutionnalisation de solidaritĂ©s collectives et de protections Ă©tatiques[xiv]. Cet autoritarisme se distingue aussi du bonapartisme dont Karl Marx fit une analyse qui devint au cours du 20Ăšme siĂšcle une matrice thĂ©orique de lâanalyse du fascisme. Pour Karl Marx, le bonapartisme est une forme de gouvernement bourgeois qui, pour dĂ©fendre un ordre menacĂ© par des mouvements sociaux, semble se placer au-dessus des classes sociales pour gouverner[xv]. Dans une situation oĂč la propriĂ©tĂ© des classes Ă©conomiquement dominantes est mise en pĂ©ril, celles-ci se trouvent contraintes de tolĂ©rer au-dessus dâelles le commandement incontrĂŽlĂ© dâun appareil militaire et policier[xvi]. Or ce nâest pas Ă lâautonomisation dâun Etat missionnĂ© pour rĂ©sister aux classes dominĂ©es que nous assistons, mais bien davantage Ă une fusion des classes dominantes et de lâEtat menaçant les fondements Ă©conomiques, sociaux et politiques des conditions dâexistence des classes dominĂ©es. La surprise dĂ©crite par Karl Marx de la bourgeoisie se rendant compte « que toutes les armes quâelle avait forgĂ© contre le fĂ©odalisme se retournait contre elles et que sa base devenait socialiste »[xvii] nâest pas celle des acteurs de la seconde financiarisation. Le Brexit ne suit pas une mobilisation massive des classes populaires. Lâautoritarisme actuel nâest pas une rĂ©action, mais un projet, un programme et une offensive.
Le parcours politique des pionniers de la seconde financiarisation illustre la relation entre ces nouveaux secteurs financiers et lâautoritarisme. Câest le cas de James Goldsmith. Issu dâune vieille famille de banquiers, celui-ci se fait un nom dans la City des annĂ©es 1970 en lançant les premiers « raids dâentreprise », ces opĂ©rations de rachat hostiles contre des sociĂ©tĂ©s industrielles qui deviennent ensuite lâapanage des fonds de capital-investissement. Figure de la cause eurosceptique, il fonde au lendemain de la signature du traitĂ© de Maastricht le Referendum Party, premier parti britannique dĂ©fendant le Brexit. Proche de lâeurodĂ©putĂ© français dâextrĂȘme-droite Philippe de Villiers, James Goldsmith soutient dans les annĂ©es 1980 lâorganisation britannique paramilitaire GB75, qui se donne pour objectif dâinfiltrer les syndicats britanniques et de prĂ©parer des plans dâaction pour un coup dâEtat militaire en cas de prise de pouvoir socialiste dans le pays. Financeur important de la vie politique britannique jusquâĂ sa mort en 1998, il nâa de cesse de soutenir une politique autoritaire face aux mouvements sociaux.
Les promoteurs de la seconde financiarisation semblent nâavoir plus besoin de la dĂ©mocratie pour gouverner et contredisent lâidĂ©e marxiste selon laquelle la rĂ©publique dĂ©mocratique serait la forme de gouvernement la plus adaptĂ©e Ă la domination bourgeoise. Cela tient Ă ce que ces nouveaux dominants ne sont pas menacĂ©s par une autre Ă©lite concurrente dans lâexercice du pouvoir. Au tournant du 19Ăšme siĂšcle, il Ă©tait vital pour la bourgeoisie montante de se doter dâune lĂ©gitimitĂ© autre que le sang face aux intĂ©rĂȘts des groupes de fĂ©odaux et dâaristocrates encore trĂšs populaires dans une part des campagnes. La bourgeoisie avait Ă lutter contre la reformation possible dâune coalition dâintĂ©rĂȘts entre lâaristocratie terrienne et les classes paysannes qui avait dominĂ© durant presque mille ans. Dans ce contexte, la rĂ©invention dĂ©mocratique appuyĂ©e sur lâidĂ©e dâun peuple souverain soutenait la rĂ©volution bourgeoise. Mais, dans lâimmĂ©diat, la bourgeoisie nâest pas concurrencĂ©e par une autre classe candidate au pouvoir. Et en lâabsence de menace monarchique ou socialiste, a-t-elle encore intĂ©rĂȘt Ă la dĂ©mocratie ?
Ă lâinstar dâautres pays occidentaux et europĂ©ens, de premiers indices de transformation autoritaire du rĂ©gime des libertĂ©s civiques et politiques britannique se font jour. Outre la suspension illĂ©gale du Parlement en 2019, les lois antiterroristes successives entre 2000 et 2015 ont fortement renforcĂ©s les droits de contrĂŽle discrĂ©tionnaires des individus par lâexĂ©cutif. Maintenant que le Royaume-Uni a quittĂ© lâUnion europĂ©enne, des Brexiters comme Nigel Farage et Jacob Rees-Mogg cherchent Ă©galement Ă sortir de la Cour europĂ©enne des droits de lâhomme[xviii]. Si elle semble limitĂ©e en comparaison de la rĂ©pression du mouvement des gilets jaunes, de celui contre la rĂ©forme des retraites de 2019 en France ou de la rĂ©pression des mineurs conduite par Margaret Thatcher au Royaume-Uni, lâopposition aux mouvements sociaux britanniques se durcit. Notamment envers les mouvements environnementaux : les actions et manifestations dâExtinction Rebellion Ă Londres en octobre 2019 sont durement rĂ©primĂ©s. Utilisant la loi dâordre public de 1986 votĂ©e par la majoritĂ© thatchĂ©rien, la Metropolitan Police interdit ce mois-lĂ lâensemble des manifestations du groupe Ă Londres. En deux semaines, la police londonienne rapporte plus de 1600 arrestations de militants Ă©cologistes. Une rĂ©pression encouragĂ©e par les idĂ©ologues du rĂ©gime politique dâaccumulation qui vient. LâInstitute of Economic Affairs Ă©crit que cette situation qui limite la libertĂ© dâexpression pose des questions « difficiles pour les libĂ©raux et les libertariens », mais que dans la mesure oĂč Extinction Rebellion « perturbe dĂ©libĂ©rĂ©ment lâactivitĂ© Ă©conomique », le think tank « soutient lâinterdiction » de manifester. Il encourage donc la police à « agir fermement » pour mettre fin aux activitĂ©s du groupe que le think tank qualifie « dâextrĂ©miste » et dont certaines activitĂ©s, comme lâenvoi de drones pour perturber lâaĂ©roport dâHeathrow et son projet dâextension contestĂ©, « flirtent avec lâaction terroriste »[xix].
En outre, si le projet autoritaire contemporain nâest pas une rĂ©ponse Ă une menace populaire dĂ©jĂ -lĂ , il nâest pas non plus la seule expression dâune crise du capitalisme libĂ©ral. Karl Polanyi analyse en effet le fascisme des annĂ©es 1930 comme un effet de la crise du capitalisme libĂ©ral et de ses idĂ©ologies fondatrices[xx]. Le fascisme correspond alors Ă une pĂ©riode de repli autarcique des Etats oĂč « un mouvement de masse prĂ©tend Ćuvrer Ă la rĂ©gĂ©nĂ©ration dâune « communautĂ© imaginaire » considĂ©rĂ©e comme organique (nation, « race » et/ou civilisation) »[xxi]. Ces analyses prĂ©supposent quâun mode de gouvernement dĂ©mocratique et libĂ©ral reste la norme en rĂ©gime capitaliste et que lâautoritarisme en soit une forme dĂ©voyĂ©e, choisie par dĂ©faut, dans lâurgence dâune crise sociale ou institutionnelle. Or ici, la crise dĂ©mocratique ne prĂ©existe pas Ă la promotion de lâautoritarisme par les nouveaux dominants, câest au contraire ce choix qui met en crise la dĂ©mocratie. Par ailleurs, cet autoritarisme ne fait pas fond sur une communautĂ© imaginaire unifiant le peuple autour dâune identitĂ© partagĂ©e. Câest dâun pĂ©ril Ă venir que les nouveaux accumulateurs se protĂšgent. Car il faut prendre au sĂ©rieux ce que le nĂ©olibĂ©ralisme a fait Ă la sociĂ©tĂ©[xxii]. Pour se maintenir, le capitalisme doit rendre possible une conciliation provisoire des intĂ©rĂȘts des classes dominantes entre elles et obtenir une adhĂ©sion au moins partielle des travailleurs au rĂ©gime politique en place. Cette derniĂšre fonction a traditionnellement Ă©tĂ© dĂ©volue Ă la main gauche de lâEtat utilisĂ©e pour crĂ©er un « bloc historique »[xxiii] Ă mĂȘme dâintĂ©grer dans une sociĂ©tĂ© commune les diffĂ©rentes fractions des classes sociales. Mais lâĂ©tat providence a Ă©tĂ© dĂ©mantelĂ©, la main gauche est vide, les idĂ©es keynĂ©siennes ont disparu des institutions de gouvernement, de sorte que se trouve brisĂ© les principaux mĂ©canismes dâintĂ©gration sociale. Si les classes populaires ne sont pas, pour lâinstant, massivement socialistes, elles sont tout de mĂȘme mĂ©contentes et risquent de le devenir davantage. Le libertarianisme autoritaire protĂšgent ainsi les acquis sociaux des accumulateurs obtenus dans la pĂ©riode nĂ©olibĂ©rale europĂ©enne de mĂ©contentements Ă venir tout en ouvrant la porte Ă lâĂ©largissement de leurs droits.
Le Brexit est ainsi un coin enfoncĂ© dans le prĂ©cĂ©dent rĂ©gime politique dâaccumulation par ces nouveaux acteurs financiers, dont le projet politique est en train de devenir dominant Ă lâĂ©chelle mondiale. Les Ă©lections de Viktor Orban en Hongrie en 2010, dâAndrzej Duda en Pologne en 2015, de Donald Trump aux Etats Unis en 2016 et enfin de Jair Bolsonaro au BrĂ©sil en 2018 sont les signes de lâinauguration dâun nouveau moment du capitalisme. Le lien entre les forces pro-Brexit et les forces pro-Trump est Ă©troit : les think tanks qui les reprĂ©sentent font cause commune dans lâAtlas Network et leurs donateurs sont souvent les mĂȘmes. Les secteurs les plus actifs de la seconde financiarisation, les fonds de private equity et les hedges funds, ont financĂ© aux Etats Unis comme au BrĂ©sil des hommes politiques dâun nouveau style, porteurs de projets politiques alternatifs. Alors mĂȘme quâils nâĂ©taient pas soutenus par les institutions de la premiĂšre financiarisation, cette classe politique renouvelĂ©e sâest finalement hissĂ©e, forte de ses soutiens, Ă la tĂȘte du pouvoir.
Cette fin annoncĂ©e du nĂ©olibĂ©ralisme dĂ©mocratique comme rĂ©gime politique dâaccumulation dominant au sein des pays dits occidentaux nâest donc pas le produit de la manipulation des foules, des seules dĂ©magogies racistes et « anti-mondialistes », des nouveaux rĂ©seaux de communications et de la diffusion de fakes news quâils rendent possible ou de tout autre processus strictement idĂ©ologique. Elle nâest pas affaire de propagande et dâinfluence exercĂ©e sur les esprits mallĂ©ables de citoyens dĂ©sorientĂ©s. Câest le projet dâune fraction rĂ©cente du patronat en concurrence avec un patronat financier plus ancien, dĂ©fini par des modalitĂ©s propres dâaccumulation du capital et dĂ©cidĂ© Ă stabiliser et Ă©largir ses possibilitĂ©s dâenrichissement contre lâhĂ©gĂ©monie financiĂšre des acteurs de la premiĂšre financiarisation. Ce nouveaux rĂ©gime politique dâaccumulation anticipe le fractionnement social quâaccĂ©lĂšrera lâextension des droits Ă accumuler. Mais pourquoi se dĂ©veloppe-t-il en ce moment, si vite et en des endroits si diffĂ©rents du globe ? Comment comprendre que dans des contextes aussi diffĂ©rents que les pays de lâEst europĂ©en, les Etats Unis dâAmĂ©rique, le BrĂ©sil et le Royaume Uni, la partie la plus agressive et lucrative de la finance fasse le choix du libertarianisme autoritaire ?
Photo : Dylan Martinez / Pool / Reuters.
Notes
[i] Nous utilisons ici le terme de libertarianisme plutÎt que celui de libertarisme pour distinguer ce corpus de pensées des approches libertaires dont les inspirations anarchistes, autogestionnaires et anticapitalistes sont aux antipodes des pensées libertaristes.
[ii] Voir SĂ©bastien CarĂ©, La pensĂ©e libertarienne : genĂšse, fondements et horizons dâune utopie libĂ©rale, Paris, PUF, 2009.
[iii] Voir Ayn Rand, Capitalism: The Unknown Ideal, New York, New American Library, 1966, p. 19.
[iv] Voir Bruno Théret, « Du keynésianisme au libertarianisme. La place de la monnaie dans les transformations du savoir économique autorisé », Revue de la régulation, no. 10. DOI: 10.4000/regulation.9529 et Friedrich Hayek, The Denationalisation of Money, Londres, Institute of Economic Affairs, 1976
[v] Voir Gilles Dostaler, « Capitalisme et libĂ©ralisme Ă©conomique » in Dix questions sur le capitalisme dâaujourdâhui, dir. Renaud Chartoire, Paris, Editions Sciences Humaines, pp. 17-25, 2014, p. 11.
[vi] Voir Alain Supiot, La gouvernance par les nombres : cours au CollĂšge de France, 2012-2014, Paris, Fayard, 2015.
[vii] Voir Sébastien Caré, op. cit., 2009.
[viii] Voir Pascale Bourquin, Jonathan Cribb, Tom Waters et Xiaowei Xu, « Living standards, poverty and inequality in the UK : 2019 », Londres, Institute for Fiscal Studies, 2019 et Liam Reynolds, « Homelessness in the UK, the numbers behind the story », Londres, Shelter, 2018
[ix] Voir Mike Brewer et Claudia Samano Robles, « Top incomes in the UK : analysis of the 2015-2016 Survey of personal incomes », ISER Working Paper Series, no. 6, 2019
[x] Voir Michael Marmot, Jessica Allen, Tammy Boyce, Peter Goldblatt et Joana Morrison, Marmot Review 10 Years On, Londres, Institute of Health Equity, 2020
[xi] Voir Emilio Casalicchio, « Fury as Brexit ministers âurge Theresa May to scrap EU working hours ruleâ », PoliticsHome, 17 dĂ©cembre 2017
[xii] Voir Wolfgang Streeck, op. cit., 2014, Wendy Brown, Peter Gordon et Max Pensky, Authoritarianism : Three Inquiries in Critical Theory, Chicago, University of Chicago Press, 2018, Ugo Palheta, op. cit., Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018 et Wendy Brown, In the Ruins of Neoliberalism : The Rise of Antidemocratic Politics in the West, New York, Columbia University Press, 2019
[xiii] Voir Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme, Paris, La Découverte, 2018, p.18
[xiv] Voir Bruno Latour, OĂč atterrir ? Comment sâorienter en politique ?, Paris, La DĂ©couverte, 2017, p. 51
[xv] Voir Karl Marx, La Guerre civile en France, Paris, Mille et une nuits, 2007 [1871]
[xvi] Voir Léon Trotsky, « Bonapartisme bourgeois et bonapartisme soviétique » in Bolchévisme contre stalinisme, 1935.
[xvii] Voir Karl Marx, op. cit., 1963 [1852], p. 55
[xviii] Voir Jon Stone, « Brexit : Britain must stay in ECHR if it wants trade deal, Brussels to insist », The Independent, 7 décembre 2017
[xix] Voir Andy Mayer, « Protest peacefully as much as you like. But Extinction Rebellion deliberately try to cause economic damage », Londres, Institute of Economic Affairs, 2019
[xx] Voir Karl Polanyi, op. cit.
[xxi] Voir Ugo Palheta, op. cit., p. 31
[xxii] Voir Ugo Paletha, op. cit., p. 58
[xxiii] Voir Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris, La Fabrique, 2012.
Ă voir aussi
Source: Contretemps.eu