Ils sont des dizaines Ă se regrouper Ă Montpellier avec le mot dâordre « Ensemble pour notre rĂ©gularisation sans exception ».
Six ans. Cinq ans. Onze ans. On nâest pas en train de dĂ©crire une fratrie. Ce palmarĂšs est celui dâAli, de Lamia, et de Mohamed. Le nombre dâannĂ©es mentionnĂ©es est, pour chacun, la durĂ©e passĂ©e Ă Montpellier en position de travailleur sans papiers. La couverture mĂ©diatique se focalise surtout sur les migrants trouvant la mort en MĂ©diterranĂ©e, les rĂ©fugiĂ©s massĂ©s contre des barbelĂ©s sur les Ăźles grecques. Ces images sont brĂ»lantes, terribles, et spectaculaires.
En comparaison, les Ali, les Lamia, les Mohamed sont invisibles. On les a croisĂ©s au pied du Corum Ă Montpellier. Il fallait quâils racontent leur vie au temps du dĂ©confinement. Une Ă©pidĂ©mie, exceptionnelle, en rĂ©vĂšle beaucoup sur des mĂ©canismes de la sociĂ©tĂ© qui sont en fait permanents. Exemple : le fantasme est lĂ , du corps national dont il faudrait protĂ©ger lâimmunitĂ© ; et au contraire, de ceux quâil faudrait, coĂ»te que coĂ»te, maintenir Ă lâextĂ©rieur de ce corps supposĂ© sain. Les sans-papiers, les travailleurs invisibles, comptent parmi ces derniers, rejetĂ©s de lâautre cĂŽtĂ© de la barriĂšre sociale.
Leur situation est inextricable. Les rĂ©glementations quâon leurs oppose ne cessent dâĂȘtre modifiĂ©es. AggravĂ©es. A part quoi, ils bossent. Mohamed : « LĂ , jâai fait quatre ans et demi en CDI chez le mĂȘme patron. Je suis trĂšs recherchĂ© pour bosser. Jâai beaucoup de compĂ©tences, la peinture, lâĂ©lectricitĂ©, toute la rĂ©novation ». A force de contrĂŽles, de lettres recommandĂ©es de la PrĂ©fecture, le patron de Mohamed a fini par se sĂ©parer de lui. « Mais bien entendu, vu mon statut, mĂȘme aprĂšs avoir cotisĂ© tout ce temps, impossible de mâinscrire pour obtenir mon droit au chĂŽmage ». Pour autant, Mohamed nâest pas expulsable. Le boulet est passĂ© trĂšs prĂšs Ă plusieurs reprises. ContrĂŽles. Arrestations. Placement en centre de rĂ©tention. Avocat, interventions de la Cimade. Mohamed est toujours lĂ , « mais sans avoir pu retourner au pays voir la famille depuis toutes ces annĂ©es ».
A cĂŽtĂ©, Lamia est une jeune femme incroyablement resplendissante, positive, quand tout devrait la dĂ©primer : « Je me partage entre des travaux de cuisine, et dâaccompagnements aux personnes ĂągĂ©es. Plusieurs fois ça sâest passĂ© trĂšs trĂšs bien. LĂ jâai pu rester presque un an avec un monsieur qui, dâailleurs, me payait bien ». Puis vient toujours le moment oĂč il faudrait rĂ©gulariser la situation, dresser un dossier pour obtenir une aide, un dĂ©grĂšvement fiscal, etc. « Alors, je suis obligĂ©e de mentir, de faire durer un peu, prĂ©texter le temps de rĂ©unir les piĂšces. Puis vient le moment oĂč je dois partir sans rien dire, et chercher Ă nouveau, pour tout recommencer ». JusquâĂ la fois suivante.
Autorisations comme saisonniers, titres provisoires, Ă©tudes de dossier, rejets, cartes de sĂ©jour accordĂ©es, puis retirĂ©es Ă terme. Ali aussi connaĂźt cette valse infernale, et sâavoue « plutĂŽt trĂšs dĂ©primĂ© » depuis un dĂ©cĂšs dans sa famille, survenu dans ce contexte pourri. « Nous travaillons comme tout le monde, nous payons tout comme tout le monde, mais nous nâavons droit Ă rien. Nous nâexistons pas. Enfin oui, jâai quand mĂȘme la carte Vitale ».
Alors samedi, Ali, Lamia et Mohamed veulent absolument « sortir. Oui on va sortir. Il faut quâon sorte ». Sortir voir des amis ? Se dĂ©tendre en dĂ©confinement ? Non. Un autre genre de sortie. Dans leur français, mĂątinĂ© de culture marocaine, « sortir » signifie ce quâici on appelle habituellement « descendre dans la rue ». Manifester. Du moins se manifester. Cesser dâĂȘtre invisible. Sortir au grand jour. Et ça rĂ©sonne encore plus fort aprĂšs huit semaines de confinement. Mohamed, toujours trĂšs doux et calme : « Ăa a Ă©tĂ© lâhorreur. Te rendre compte que tu nâas droit absolument Ă rien. Aucun chĂŽmage partiel. Aucune allocation familiale dâurgence. Aucune possibilitĂ© de dĂ©rogation de sortie pour le travail, puisque tu peux pas fournir aucun document. La crainte de se faire coincer. Emprunter Ă qui on peut pour payer le loyer Ă 600 euros. Une situation catastrophique ! »
Dans le tunnel des invisibles de lâĂ©pidĂ©mie, Ali, Lamia, Mohamed, ont aperçu une lueur dâespoir. Au Portugal et mĂȘme dans lâItalie rongĂ©e par Salvini, patronats et gouvernants ont fini par converger : la prĂ©vention sanitaire dâune part, et les travaux agricoles (tout particuliĂšrement) dâautre part, rendaient finalement cohĂ©rentes des mesures de rĂ©gularisation de sans-papiers. On en parle aussi en Belgique. Dans lâHexagone, on a vu un puissant groupe Facebook se constituer, qui sâappelle « Ensemble pour notre rĂ©gularisation sans exception ». A Montpellier, câest par dizaines quâon compte ceux qui le suivent.
La dĂ©marche vient complĂštement de la base. On voit de suite quâAli, Lamia, Mohamed, dĂ©couvrent absolument tout de ce que peut ĂȘtre une organisation solidaire pour lutter. Alors une manifestation ? Ils ont contactĂ© la Cimade, dont ils connaissent bien lâadresse, et dâautres groupements analogues, pour Ă©valuer le droit Ă rassemblement. Question dĂ©licate, quand on voit la brutalitĂ© frappant tout regroupement de plus de dix personnes sur la voie publique. Alors, quâespĂ©rer dans le cas de sans-papiers, de sans droits ?
Plus de trois cents entitĂ©s, depuis les groupes de terrains jusquâĂ une myriade dâorganismes nationaux, appellent, samedi dans toute la France, Ă une marche des solidaritĂ©s. Cela pour obtenir la rĂ©gularisation inconditionnelle et pĂ©renne de toutes les personnes sans papiers, lâaccĂšs aux droits, Ă la protection et aux conditions minimales de survie, sans aucune discrimination, particuliĂšrement dans le contexte actuel de crise sanitaire. Lâaccent est mis sur la fermeture des centres de rĂ©tention, comme sur la rĂ©habilitation des foyers de logement et la suspension des loyers.
Mais alors que le mouvement social de lâaprĂšs-Covid semble bien tĂątonnant, il est difficile de relever les traces, sur Internet, dâune mobilisation effective de tous ces partis, syndicats et associations, Ă lâoccasion de cette âsortieâ du 30 mai, quâils disent soutenir. En resteront-ils Ă cette jolie tournure Ă©pistolaire : « Pour se relever, notre pays aura besoin de tous ceux qui sont Ă bord », par laquelle rĂ©pondent les signataires, Ă la phrase finale dâEmmanuel Macron dans son allocution du 13 avril 2020 : « Il est temps de repenser nos sociĂ©tĂ©s pour quâelles soient plus solidaires et plus respectueuses des droits humains ».
Source: Lepoing.net