Avant-propos
Avant que vous nâentriez dans le vif du sujet, il me semble important de replacer ce texte dans son contexte avant que vous nâen commenciez la lecture. Il sâagit de la suite directe de lâĆuvre Mise Ă jour, rĂ©alisĂ©e en 2018, dans laquelle, Ă lâoccasion du cinquantenaire de Mai 68, jâai adressĂ© une courte lettre et un pavĂ© en bĂ©ton noir gravĂ© du titre de lâĆuvre au chef de lâĂtat lui rappelant de ne pas oublier de servir lâensemble des Français et non uniquement sa caste. MalgrĂ© la bonne rĂ©ception de mon paquet et les remerciements du PrĂ©sident, rien ne laisse supposer que le message est passĂ©. Câest Ă©tonnant. Je me suis donc dĂ©cidĂ© Ă envoyer le second volet, bien plus gĂ©nĂ©reux et didactique, de ce qui commence Ă ressembler Ă une sĂ©rie.
Comme pour le projet prĂ©cĂ©dent, cette nouvelle Ćuvre se compose dâune sculpture â que je vous invite Ă dĂ©couvrir au bas de cette page â et du texte qui suit, prĂ©sentĂ© sous forme de livre auto-Ă©ditĂ© trouvant sa place sur un socle en bĂ©ton. Le tout constitue une installation dont les modalitĂ©s de prĂ©sentation spatiale sont dĂ©taillĂ©es dans le certificat dâauthenticitĂ© de lâĆuvre. Un seul exemplaire a Ă©tĂ© produit, passant directement de ma propriĂ©tĂ© Ă celle de lâĂtat.
Quant Ă son statut actuel, la premiĂšre partie, câest-Ă -dire le livre, est arrivĂ©e Ă lâĂlysĂ©e le 13 juillet 2020 accompagnĂ©e dâune invitation Ă me contacter â restĂ©e jusquâĂ prĂ©sent (08.02.2021) sans rĂ©ponse â afin dâorganiser la livraison de la seconde, Ă savoir la sculpture et le socle, la taille de la caisse de transport excluant un envoi par la poste. Lâensemble est documentĂ© sur mon site que jâactualiserai au fur et Ă mesure de lâĂ©volution du projet, tout comme cet avant-propos.
Ce nouveau texte sâapparente Ă une Lettre ouverte au PrĂ©sident ou plutĂŽt Ă la fonction prĂ©sidentielle â bien quâil sâagisse aussi dâune tribune Ă lâadresse dâun public bien plus large â et sâapplique Ă Ă©noncer et dĂ©velopper ce qui Ă©tait sous-entendu dans lâĆuvre prĂ©cĂ©dente. Câest autant un rĂ©sumĂ© de la situation actuelle quâune dĂ©monstration factuelle des mĂ©faits du capitalisme et de sa forme nĂ©olibĂ©rale autoritaire, auxquels sâajoute dâune liste non-astreignante et non-exhaustive des potentialitĂ©s Ă nos pieds, tant positives, que nĂ©gatives et leurs implications, ce fameux Champ de possibles.
Ă Tony Corblin
« ⊠le siĂšcle eĂ»t Ă©tĂ© bon si lâhomme nâeĂ»t Ă©tĂ© guettĂ© par son ennemi cruel, immĂ©morial, par lâespĂšce carnassiĂšre qui avait jurĂ© sa perte, par la bĂȘte sans poil et maligne, par lâhomme. Un et un font un, voilĂ notre mystĂšre. La bĂȘte se cachait, nous surprenions son regard, tout Ă coup, dans les yeux intimes de nos prochains ; alors nous frappions : lĂ©gitime dĂ©fense prĂ©ventive. Jâai surpris la bĂȘte, jâai frappĂ©, un homme est tombĂ©, dans ses yeux mourants jâai vu la bĂȘte, toujours vivante, moi. Un et un font un : quel malentendu ! De qui, de quoi, ce goĂ»t rance et fade dans ma gorge ? De lâhomme ? De la bĂȘte ? De moi-mĂȘme ? 1 »
Berlin, le 8 mai 2020
M. le Président,
Jâavais espĂ©rĂ©, naĂŻvement, mais non sans sincĂ©ritĂ©, que mon envoi du 4 mai 2018 ait quelque effet. Si seulement câĂ©tait si simple. Malheureusement, Ă en lire lâactualitĂ© depuis, il nâen est rien. Vous avez mĂȘme durci la ligne et jâose espĂ©rer, tout aussi sincĂšrement, mais non sans humour, ne pas en ĂȘtre lâorigine. Vous avez certes pris le temps de me rĂ©pondre, empreint dâun dĂ©dain magnanime certain, mais je vous en remercie tout de mĂȘme. La condescendance a cette part de considĂ©ration que lâon ne saurait trouver dans lâignorance.
Oserais-je vous demander si vous aviez alors compris le messageâ? Auriez-vous donc sciemment dĂ©cidĂ© dâignorer ce rappel Ă servir lâensemble de vos citoyens et non uniquement votre casteâ? Je vous ai peut-ĂȘtre surestimĂ©.
En me rĂ©pondant, vous avez relancĂ© la partie, autorisant implicitement un second envoi. Laissez-moi donc le soin dâĂ©tayer mes propos plus prĂ©cisĂ©ment Ă lâaide de cette nouvelle Ćuvre sâintitulant Le champ de possibles.
PrĂ©cĂ©dant de quelques mois le dĂ©but dâun mouvement social sans prĂ©cĂ©dent en France dont votre politique, en lignĂ©e directe de la doxa libĂ©rale autoritaire â câest-Ă -dire sans autre ambition que de suivre le chemin prĂ©-tracĂ© depuis les annĂ©es 70, en bon mouton aux ĆillĂšres volontaires et confortables â est lâinstigatrice, ce pavĂ© aurait pourtant dĂ» vous mettre la puce Ă lâoreille. Il mâest bien sĂ»r connu que vous ĂȘtes pieds et poings liĂ©s, pris dans le grand train dâun libĂ©ralisme dĂ©bridĂ©, la souverainetĂ© nationale nâest plus, la dĂ©mocratie non plus (lâa-t-elle jamais Ă©tĂ©â?), mais votre hĂąte et votre zĂšle permanents mâempĂȘchent dĂ©sespĂ©rĂ©ment de vous voir en martyr. MĂȘme si Marx disait que « le dominant est dominĂ© par sa domination » â explication nâest pas excuse â rien ne laisse supposer que cette situation vous incommode. Bien au contraire, un vrai coq en pĂąte. Le malheur du plus grand nombre semble mĂȘme vous apporter rĂ©confort.
Loin de moi pourtant lâarrogance dâavoir pressenti le mouvement des Gilets Jaunes, câest mĂȘme bien lâinverse, jâĂ©tais dĂ©sespĂ©rĂ© de lâinaction et de lâapolitisme gĂ©nĂ©rale, mais force est de constater que, comme la roue est apparue au mĂȘme moment Ă divers endroits du globe, nous avons eu la nausĂ©e de concert comme des millions dâautres. Il nây a quâĂ observer la longĂ©vitĂ© de la sympathie que leur mouvement a gardĂ© dans lâopinion publique, et ce, malgrĂ© lâopiniĂątretĂ© des Chiens de garde 2 et le matraquage mĂ©diatique nausĂ©abond dont ils furent la cible. Il est heureux de voir que lâopinion publique nâest pas si aisĂ©ment manipulable malgrĂ© les moyens mis en Ćuvre lorsque chacun ressent dans ses tripes le mal-ĂȘtre que ses hĂ©ros expriment dans la rue. La gastro-entĂ©rite nâest pas encore mĂ©diapulable.
Dans un climat de « dissolution des liens collectifs et dâanomie gĂ©nĂ©rale,3 » lâimportance et la portĂ©e politique de leur mouvement dĂ©passent de (trĂšs) loin ma (non moins) timide tentative de redresser le tir. Ils ont misĂ© leur corps, ils ont mis leur vie en jeu et ceci, malgrĂ© eux, il faut le rappeler. Vous avez molestĂ© le droit de manifester en mĂȘme temps que votre police « matraqu[ait] des personnes ĂągĂ©es, frapp[ait] des handicapĂ©s en chaise roulante, tir[ait] au LBD sur des ados, agenouill[ait] des classes entiĂšres, lanc[ait] des grenades Ă lâintĂ©rieur des appartements, tu[ait] une vieille dame â et puis bien sĂ»r vis[ait].4 » La typologie des rĂ©ponses apportĂ©es aux contestataires permet assez clairement de juger du potentiel dĂ©stabilisateur de ceux-ci, autant dire que mon pavĂ© nâa pas atteint lâintensitĂ© 1 sur lâĂ©chelle du risque systĂ©mique : je suis en vie, en libertĂ© et mes mains ainsi que mes deux yeux nâont pas quittĂ© mon corps. Comme quoi lâart ne peut vraiment pas changer le monde ou peut-ĂȘtre faudrait-il dâabord en rĂ©inventer les rĂšgles.
Le monde que vous dĂ©fendez bec et ongles est un monde de destruction et dâexclusion. Il sera bientĂŽt temps de rendre des comptes. LâHistoire ne vous oubliera pas. Vous ne vous agiteriez pas jusquâĂ lâexcĂšs si la panique nâavait pas dĂ©jĂ gagnĂ© le navire. Dâailleurs le dĂ©ploiement de votre hĂ©licoptĂšre Ă lâĂlysĂ©e le 8 dĂ©cembre 2019 « au cas oĂč » est un signe assez limpide. Le gouffre est lĂ , sous vos pieds.
Câest toute la logique quâil faut repenser. Pourquoi continuer de bĂątir sur un mur vacillant dont lâimminente chute provoque dĂ©jĂ bourrasques et tremblementsâ? Vos derniers Ă©bats nâen sont que plus dĂ©sespĂ©rants.
Hong Kong, Chili, Ăquateur, Liban, Irak : combien de morts vous faudra-t-il pour ouvrir les yeuxâ? Rien quâen France le bilan sâĂ©lĂšve Ă 11 morts et plus de 2400 blessĂ©s, dont 24 Ă©borgnĂ©s et 5 ayant perdu une main pour le seul mouvement des Gilets Jaunes. Votre prĂ©sidence est criminelle par bien des aspects.
Antonio Gramsci Ă©crivait dans ses Cahiers de prison que « si la classe dominante a perdu le consentement, câest-Ă -dire si elle nâest plus « dirigeante », mais uniquement « dominante », et seulement dĂ©tentrice dâune pure force de coercition, cela signifie prĂ©cisĂ©ment que les grandes masses se sont dĂ©tachĂ©es des idĂ©ologies traditionnelles, quâelles ne croient plus Ă ce en quoi elles croyaient auparavant, etc. La crise consiste justement dans le fait que lâancien meurt et que le nouveau ne peut pas naĂźtre : pendant cet interrĂšgne on observe les phĂ©nomĂšnes morbides les plus variĂ©s.5 » Cynisme, matĂ©rialisme, individualisme, indiffĂ©rence morale et politique, augmentation drastique des inĂ©galitĂ©s tant sociales quâĂ©conomiques, autoritarisme, violence, etc. Les signes sont lĂ et comme disait le guignol prĂ©cĂ©dent, « Le changement câest maintenant6 ».
Rappelez-vous que nous, le peuple français, ne pouvons vous destituer directement et lĂ©galement. Le parlement, constituĂ© de plus de 50 % de vos servants, vous est acquis et la formulation volontairement floue de lâarticle 68 de la Constitution dâun « manquement Ă ses devoirs manifestement incompatible avec lâexercice de son mandat7 » laisse bien trop de place Ă lâinterprĂ©tation, quoi que lâactuelle crise du COVID-19 nous offre peut-ĂȘtre sur un plateau les Ă©vidences nĂ©cessaires pour dĂ©lobotomiser votre meute. En attendant, il faut donc bien rĂ©flĂ©chir Ă dâautres voies Ă moins que vous ayez la dĂ©cence de partir de vous-mĂȘme. Ma naĂŻvetĂ© est tenace.
Alors voilĂ . Jâaurais pu adresser cette lettre et son nĆud coulant interrogatif au reprĂ©sentant du Medef ou encore Ă la prĂ©sidente de la Commission europĂ©enne, mais a priori, je dis bien a priori, ce ne sont pas les chefs dâentreprises ou les lobbys ni lâUnion europĂ©enne qui dirigent ce pays. Le peuple non plus dâailleurs. Merci Ă la CinquiĂšme RĂ©publique de nous affubler tous les cinq ans dâun nouveau pantin par un joli simulacre de dĂ©mocratie oĂč chacun a le droit de se dĂ©lester de ses responsabilitĂ©s avec la certitude de voir la confiance accordĂ©e piĂ©tinĂ©e dĂšs lâentrĂ©e Ă lâĂlysĂ©e. De toute maniĂšre, le capitalisme ne saurait se dĂ©velopper en dĂ©mocratie. Ces deux notions ne peuvent pas coexister pleinement et beaucoup, dans votre camp, lâont compris dĂšs les annĂ©es 70, tournant de la radicalisation dâun modĂšle sociĂ©tal alors mis en doute. En 1978, Jensen et Meckling Ă©crivait : « La menace qui pĂšse sur lâexistence de la grande entreprise [âŠ] provient dâun conflit fondamental entre notre forme de dĂ©mocratie politique et le systĂšme de marchĂ©. Nous avons la conviction que ces deux systĂšmes sont incompatibles.8 »
LâEurope, dont les traitĂ©s limitent le cadre dĂ©mocratique, en est un bel exemple. Le 28 janvier 2015, Jean-Claude Juncker, alors prĂ©sident de la Commission europĂ©enne, a Ă©tĂ© trĂšs clair Ă ce sujet aprĂšs la victoire de Syriza en GrĂšce : « il ne peut pas y avoir de choix dĂ©mocratique contre les traitĂ©s europĂ©ens dĂ©jĂ ratifiĂ©s9 ». En 2007, avec le traitĂ© de Lisbonne, le PrĂ©sident Nicolas Sarkozy nous avait dĂ©jĂ bien Ă©clairĂ© sur la signification de la dĂ©mocratie en actant le contraire de ce que le peuple français avait votĂ© en 2005 lors du rĂ©fĂ©rendum sur la Constitution europĂ©enne10. Dans le mĂȘme Ă©lan, votre recours rĂ©pĂ©tĂ© aux ordonnances et lâutilisation de lâarticle 49.3 de la Constitution sont rĂ©vĂ©lateurs du peu de cas que vous faĂźtes du dĂ©bat dĂ©mocratique. La simple existence de ces dispositifs lĂ©gislatifs est une honte, leur emploi, une horreur. Et passez-moi sâil vous plaĂźt la chansonnette sur la mascarade dĂ©magogique que fut le grand dĂ©bat national.
Câest donc presque par dĂ©pit que vous en ĂȘtes le destinataire. Vous, le PrĂ©sident, et mĂȘme si votre volontarisme vous assure un capital antipathie certain, vous nâĂȘtes quâun des nombreux exĂ©cutants dâun corps sans tĂȘte. MalgrĂ© les apparences, nây voyez rien de personnel. Dâailleurs, comme pour mon envoi prĂ©cĂ©dent, celui-ci restera Ă lâĂlysĂ©e pour les locataires suivants jusquâĂ ce que je juge que sa place nây est plus, en espĂ©rant fortement que lâĂ©rosion naturelle nâait pas raison de lâobjet avant. Pour mâadresser Ă votre caste, il me fallait parler Ă son reprĂ©sentant et Ă ce jour, en France, câest vous la pointe de lâiceberg. Si seulement celui-ci pouvait fondre aussi vite que nos chĂšres banquisesâŠ
Et justement, parlons-en de notre planĂšte. Sans aucune forme de partage, le capitalisme dont vous arborez les insignes si fiĂšrement a dĂ©vastĂ© la Terre en un temps record. Vous nâĂȘtes pas sans savoir que 60 % des populations dâanimaux sauvages ont disparu en quarante ans. Notre planĂšte se meurt et on continue de forer, dâextraire, de dĂ©forester, de polluer, de surpĂȘcher, de surproduire, de surconsommer, etc. La liste des exactions est longue.
En 2019, le jour du dĂ©passement a Ă©tĂ© atteint le 29 juillet11. Nous vivons dĂ©sormais Ă crĂ©dit la moitiĂ© de lâannĂ©e et cette dette-lĂ est tout sauf illĂ©gitime. Au 5 mars 2020, la France avait dĂ©jĂ Ă©mis tous les gaz Ă effet de serre quâelle pouvait rejeter en un an pour respecter lâobjectif de neutralitĂ© carbone fixĂ© pour 205012âŠ
DâaprĂšs un rapport des Nations unies13 publiĂ© le 22 mars dernier, on apprend que notre consommation dâeau a Ă©tĂ© multipliĂ© par six en un siĂšcle et ils « estiment que prĂšs de 52 % de la population mondiale pourrait avoir Ă vivre en subissant les effets dâune pĂ©nurie dâeau dâici 2050.14 » Veolia et consĆurs ont dâores et dĂ©jĂ la bave aux pieds.
Selon la FAO15, plus de 65 milliards dâanimaux sont tuĂ©s chaque annĂ©e pour notre consommation. Ă cet effet, une surface Ă©quivalente Ă celle du continent africain, soit 30 415 873 km2, câest-Ă -dire 20 % de la surface des terres Ă©mergĂ©es ou encore plus de 47 fois la superficie de la France, a Ă©tĂ© rasĂ©e. Dâici 2080, cette production pourrait augmenter de 60 %âŠ
Nous sommes Ă lâantipode de la dĂ©finition de dĂ©veloppement durable du rapport Brundtland, pourtant publiĂ© il y a plus de trente ans : « Un dĂ©veloppement qui rĂ©pond aux besoins du prĂ©sent sans compromettre la capacitĂ© des gĂ©nĂ©rations futures de rĂ©pondre aux leurs.16 »
Seulement voilĂ , lĂ oĂč vous pouviez encore vivre en plein dĂ©ni il y a quelques mois, la situation semble avoir lĂ©gĂšrement changĂ©. Le serpent se mord la queue, dĂ©vorĂ© par le chaos quâil a lui-mĂȘme engendrĂ© et ce nâest que le dĂ©but dâun dĂ©sastre de longue date annoncĂ©.
Dans lâarticle « Contre les pandĂ©mies, lâĂ©cologie »17 de Sonia Shah, on apprend le lien Ă©troit entre la destruction exponentielle des habitats sauvages et lâaugmentation de la frĂ©quence dâapparition des pandĂ©mies : « avec la dĂ©forestation, lâurbanisation et lâindustrialisation effrĂ©nĂ©es, nous avons offert Ă ces microbes des moyens dâarriver jusquâau corps humain et de sâadapter. » Ce phĂ©nomĂšne nâest pas nouveau, nous dit-elle et remonterait Ă la rĂ©volution nĂ©olithique, « quand lâĂȘtre humain a commencĂ© Ă dĂ©truire les habitats sauvages pour Ă©tendre les terres cultivĂ©es et Ă domestiquer les animaux », mais il sâaccĂ©lĂšre dramatiquement Ă mesure que nous rognons, jour aprĂšs jour, des parties toujours plus importantes de territoires qui ne nous appartiennent pas, par pur appĂąt du gain et sans nĂ©cessitĂ© aucune.
Ă titre indicatif, le colonialisme belge au Congo a abouti Ă la mutation dâun lentivirus des macaques en virus du VIH, totalisant « 32,0 millions de morts depuis le dĂ©but de lâĂ©pidĂ©mie18 », celui des Britanniques au Bengale aura permis celle de la bactĂ©rie aquatique des Sundarbans en cholĂ©ra « ayant provoquĂ© sept pandĂ©mies Ă ce jour19 ».
â Jusquâici tout va bien.20ââ
Le « programme Predict, financĂ© par lâAgence des Ătats-Unis pour le dĂ©veloppement international (Usaid)21 »â, a dĂ©celĂ© « plus de 900 nouveaux virus liĂ©s Ă lâextension de lâempreinte humaine sur la planĂšte, parmi des souches jusquâalors inconnues de coronavirus comparables Ă celui du SRAS », trois fois plus mortel que lâactuel COVID-19. Ce programme, sâattelant depuis dix ans Ă identifier les microbes des animaux « les plus susceptibles de se muer en agents pathogĂšnes humains (âŠ) avant quâils ne dĂ©clenchent des Ă©pidĂ©mies »â a Ă©tĂ© brutalement arrĂȘtĂ© par lâadministration Trump en octobre 2019. Le serpent a atteint sa propre tĂȘte.
â Mais lâimportant, câest pas la chute, câest lâatterrissage.22â â
Une fois encore, toujours sans don de voyance et dĂ©nuĂ© dâun opportunisme morbide dont nombre exploite le filon avec la retenue des orpailleurs du Nouveau Monde, Le champ de possibles, commencĂ© en novembre dernier, se serait bien passĂ© de prĂ©cĂ©der cette pandĂ©mie cristallisant dâune tragique Ă©vidence lâessentiel de son contenu originel. La coupe Ă©tait dĂ©jĂ pleine.
Ă lâimage des canaris dans les mines, beaucoup dâentre nous sâagitent depuis longtemps devant lâarrivĂ©e imminente du grisou dont lâignorance volontaire de mineurs toujours plus avares creuse inlassablement le tombeau de lâhumanitĂ©. Parmi la foule dâoiseaux que nous sommes, voilĂ ce que FrĂ©dĂ©ric Lordon, qui Ă forte raison ne rate jamais une occasion de vous remettre Ă votre place, Ă©crivait avec la clairvoyance habituelle au lendemain de lâexplosion de Lubrizol en septembre 2019 : « Nous savons donc maintenant de connaissance certaine que le capitalisme, assistĂ© de tous ses fondĂ©s de pouvoir gouvernementaux, dĂ©truira jusquâau dernier mĂštre carrĂ© de forĂȘt, assĂ©chera jusquâĂ la derniĂšre goutte de pĂ©trole, polluera jusquâau dernier Ă©tang, et suicidera jusquâau dernier salariĂ© suicidable (il faudra bien en garder quelques-uns) pour extraire le profit jusquâau dernier euro. (âŠ) VoilĂ ce que nous apprennent les temps prĂ©sents, spĂ©cialement, mais pas seulement, leurs accidents les plus spectaculaires : (âŠ) quâune puissance a surgi, qui porte le potentiel, non : la certitude, de dĂ©truire lâhumanitĂ© entiĂšre, et que cette puissance, câest le capitalisme.23 »
Rien de bien surprenant pour autant puisquâil sâagit lĂ dâune de ses qualitĂ©s intrinsĂšques. Selon GĂŒnther Anders, le « geste principal » Ă lâintĂ©rieur du systĂšme capitaliste » est « une pulsion de mort24 ». Au nom de motifs tout aussi puĂ©rils quâirresponsables, les seigneurs de cette planĂšte nous dĂ©lestent sans Ă©motions aucune de la possibilitĂ© mĂȘme de vivre dignement, mais aussi simplement dans un monde habitable pour tous. Pourriez-vous mâexpliquer pourquoi nous devons nous battre pour des choses qui ne devraient pas ĂȘtre discutĂ©esâ? Peu de choses sont infinies et la Terre nâen fait pas partie. Votre croissance sacrĂ©e non plus dâailleurs et vous le savez bien. Un enfant de 5 ans serait plus lucide. MĂȘme sâil ne saurait se contenir de manger tous les gĂąteaux dâun coup, il ne feindrait la surprise au contact de ses doigts sur le fond quâavec une pudeur candide dont vous avez, pour notre grand malheur, jusquâĂ lâessence perdu le souvenir. Votre hardiesse suicidaire dâadolescent mâamĂšne Ă penser quâune bonne gifle vous remettrait peut-ĂȘtre les idĂ©es en place. Jâavais dâailleurs nourri lâespoir secret que vous trĂ©buchiez et quâau doux contact du pavĂ© envoyĂ© en mai 2018, vous vous rĂ©veilleriez les idĂ©es claires.
La rationalitĂ© supposĂ©e de lâhomo Ćconomicus que vous ĂȘtes devrait pourtant vous avoir familiarisĂ© avec la notion de limite. Tout le monde connaĂźt et reconnaĂźt lâĂ©vidence frappante de simplicitĂ© de lâadage : Ă jouer avec le feu, on finit par se brĂ»ler. Maximiser sa satisfaction en utilisant au mieux ses ressources sous-entend lâanalyse prĂ©alable de celles-ci, câest-Ă -dire dâen connaĂźtre les limites. Doit-on voir lĂ la preuve dâun « manquement Ă [vos] devoirs manifestement incompatible avec lâexercice de [votre] mandat25 »â? Serait-ce lâivresse du pouvoir qui entache votre capacitĂ© Ă penser rationnellementâ? La quĂȘte de lâintĂ©rĂȘt personnel supplanterait-elle le Bien communâ?
Pourtant, il semble que vous affectionnez ce terme. Brider lâĂtat pour laisser la Main invisible guider le monde â Ă©conomique â constitue mĂȘme la rĂšgle dâor de lâOlympe. Votre irrĂ©vĂ©rence envers la dĂ©mocratie ainsi que votre autoritarisme, affections pathologiques trĂšs en vogue, illustrent tout aussi parfaitement lâaffinitĂ© particuliĂšre mais unilatĂ©rale vous liant Ă cette idĂ©e. Cependant, aussi jouissif et grand que soit votre pouvoir, aussi dĂ©mesurĂ© que soit votre ego, aussi systĂ©matique que soit votre plaisir de violenter la dĂ©mocratie, aussi incontestable que soit votre capacitĂ© Ă Ă©craser une foule de manifestants avec des armes de guerre ou Ă mobiliser lâarmĂ©e contre des civils, aussi immense que soit votre volontĂ© de dĂ©truire le corps social et dâaugmenter les inĂ©galitĂ©s, aussi Ă©vident que tout ceci soitâ; face Ă un virus qui frappe Ă lâaveugle, si petit soit-il, vous ĂȘtes impuissant(s). Votre pouvoir est inopĂ©rant et ses limites matĂ©rialisĂ©es par la dĂ©sertification de nos rues et lâimmobilisme gĂ©nĂ©ral.
Câest par lâabsence que votre faiblesse se manifeste. La nĂŽtre, Ă©galement, me direz-vous, mais nous sommes bien peu Ă ĂȘtre atteints de la mĂȘme maladie. Cette leçon dâhumilitĂ© nâest pas Ă ignorer. Notre suprĂ©matie nâest quâillusion. Cette vision hiĂ©rarchique du monde du vivant et la survalorisation consĂ©quente de lâHomme â blanc, possĂ©dant et Ă©goĂŻste â trouve ici sa fin. BercĂ©s par le mythe borgne Smithien, nous avons perdu Ă votre propre jeu. Peut-ĂȘtre est-il temps de changer de perspective.
*
Ă ma connaissance, aucun systĂšme vivant ne fonctionne comme nous. Votre propre corps ne survivrait pas Ă une mise en concurrence de ces Ă©lĂ©ments constitutifs. Câest leur coopĂ©ration qui nous maintient en vie. Ce sont environ 38 000 milliards de bactĂ©ries pour 30 000 milliards de cellules qui, dans une association mutuellement bĂ©nĂ©fique et indispensable, nous font vivre. En comparaison et dâun point de vue politique, notre organisation sociĂ©tale, verticale et centralisĂ©e, fait pĂąle mine. Sans cette interdĂ©pendance positive, la vie nâaurait pas existĂ© sur Terre.
Le libĂ©ralisme, en institutionnalisant le culte de la compĂ©tition Ă son extrĂȘme va, depuis presque quatre siĂšcles, Ă lâencontre de ce que lâĂ©volution a appliquĂ© avec un succĂšs manifeste durant des milliards dâannĂ©es. « Dans lâordre du vivant, des sociĂ©tĂ©s bactĂ©riennes aux sociĂ©tĂ©s humaines, la coopĂ©ration est hiĂ©rarchiquement supĂ©rieure Ă la compĂ©tition26 », nous dit Alain CaillĂ© dans la prĂ©face du livre Lâentraide, lâautre loi de la jungle de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. La compĂ©tition existe, point de dĂ©ni, « mais elle est coĂ»teuse en Ă©nergie et risquĂ©e, ce qui la rend hasardeuse lorsquâil sâagit de sâengager dans une « lutte pour la vie » efficace et durable27 », nous disent les deux chercheurs. Faire lâimpasse volontaire de ce principe fondateur du vivant, lâentraide, câest faire preuve dâhĂ©miplĂ©gie28 idĂ©ologique. Il serait temps de rĂ©apprendre Ă marcher.
La Fontaine lâĂ©crivait dĂ©jĂ au XVIIe siĂšcle dans la fable LâĂąne et le chien : « Il se faut entraider, câest la loi de nature ». LâĂąne bourgeois, satisfait de sa position privilĂ©giĂ©e momentanĂ©e et insensible Ă la faim du chien, meurt seul Ă©gorgĂ© par le loup. Il nây a quâun pas afin dâimaginer le chien se joindre au loup pour ce festin improvisĂ©.
GĂ©rĂ©e comme le nĂ©olibĂ©ralisme le prescrit, câest-Ă -dire par autorĂ©gulation de lâĂ©pidĂ©mie par la mise en concurrence des systĂšmes immunitaires de chacun, cette fameuse immunitĂ© de groupe ou immunitĂ© collective, le bilan de lâactuelle pandĂ©mie serait drastiquement plus Ă©levĂ© que ce quâil nâest et ce, malgrĂ© votre gestion catastrophique de celle-ci dont vous ĂȘtes, soit dit en passant, pleinement conscient au vu de lâauto-immunitĂ© que vous venez de vous accorder : « Responsable, mais pas coupable29 », câest bien çaâ?
Reprenons. LâeugĂ©nisme dâune telle stratĂ©gie aurait permis de rĂ©aliser des Ă©conomies monstres â le terme est amusant â dĂ©cimant les plus vulnĂ©rables, câest-Ă -dire, en grande majoritĂ©, les plus ĂągĂ©s ou autrement dit les retraitĂ©s, rajeunissant du mĂȘme coup brutalement la moyenne dâĂąge de la population et augmentant proportionnellement le parc des actifs. CâeĂ»t Ă©tĂ© un coup de maĂźtre.
Dâailleurs, câest sans surprise que vos esprits malades se sont dâabord Ă©garĂ©s en terrain connu. En tout cas, compte tenu des informations actuelles, tout le laisse Ă penser. Pourquoi changerâ? Comme Ă lâaccoutumĂ©, vous avez privilĂ©giĂ© lâĂ©conomie alors que les veaux brĂ»laient dĂ©jĂ : « Il ne faut pas se leurrer, la prioritĂ© du dĂ©part nâĂ©tait pas 100 % sanitaire, mais Ă©conomique. Il fallait rassurer les milieux Ă©conomiques et financiers30 » nous rĂ©vĂšle un haut responsable du pouvoir. Cette vilenie est corroborĂ©e par le passage en force de la rĂ©forme des retraites en ayant recours Ă lâarticle 49.3 Ă la suite dâun Conseil des ministres extraordinaire consacrĂ© au coronavirus le 29 fĂ©vrier et ceci, plus dâun mois aprĂšs le recensement officiel des trois premiers cas en France et lâalerte lancĂ©e fin dĂ©cembre par lâambassadeur de France Ă PĂ©kin31⊠Lâannonce « de porter lâĂ©pargne-retraite Ă 300 milliards dâeuros Ă lâhorizon de la fin du quinquennat32 » se faisait manifestement plus pressante que la vie de vos con(s)(dâ)citoyens pour rassurer les marchĂ©s par un Ă©niĂšme viol de la dĂ©mocratie dont vous ĂȘtes tout aussi manifestement friand.
M. le PrĂ©sident, la concurrence nâest quâun moteur de progrĂšs court-termiste dont lâĂ©chĂ©ance Ă©tait hier. Il faut en finir avec la suprĂ©matie de la loi du plus fort. MĂȘme si lĂ nâa pas Ă©tĂ© votre rĂ©flexe premier, lâĂ©vidence vous aura finalement atteint comme tout le monde. MĂȘme si cette dĂ©cision nâen fut une que par dĂ©faut, ce nâest quâensemble que nous pouvions triompher de cette crise. MĂȘme si le modĂšle capitaliste sâest imposĂ© par la force et que beaucoup ont du mal Ă imaginer autre chose, il ne nous dĂ©finit pas pour autant. Tout est affaire dâĂ©ducation, de culture, mais dans un premier temps de volontĂ© politique, la nĂŽtre assurĂ©ment. Nous sommes « lâune des espĂšces les plus coopĂ©ratives du monde vivant. Bref, nous sommes lâentraide incarnĂ©e.33 » Ce devrait ĂȘtre simple de rĂ©veiller en nous ce que nous avons toujours su.
Dans cette situation, il devient vital de se nourrir de contre-exemples positifs et concrets afin de briser le cercle vicieux dans lequel le poids de lâinexorable Ă©chec dessaisit toute action de ses moyens avant sa naissance. Câest lĂ une des grandes victoires du nĂ©olibĂ©ralisme. Son joug sur les esprits est puissant et sa fatalitĂ© du pire nous isole mĂȘme de nous-mĂȘme. La mĂ©fiance est partout. Ce sentiment dâimpuissance omniprĂ©sent endigue la tangibilitĂ© de projections positives. Combien de fois aurais-je entendu que ça ne servait Ă rienâ? Mais que peut-on faireâ? « La classe dirigeante veille Ă ce que le rĂ©cit offiÂciel soit celui de nos dĂ©faites. Le vol de lâhistoire popuÂlaire est un des lieux centraux de son hĂ©gĂ©monie, car il entretient les domiÂnĂ©s dans lâimpuissance34 », raconte Bernard Friot.
Il est alors essentiel dâexplorer toutes les potentialitĂ©s effectives sâoffrant Ă nous de maniĂšre Ă construire un imaginaire Ă©mancipateur collectif, mais aussi ou surtout positif, capable de donner forme aux luttes dâaujourdâhui.
Margaret Mead dans son livre MĆurs et sexualitĂ© en OcĂ©anie dĂ©peint un peuple dĂ©nuĂ© des concepts qui nous gouvernent. Les tribus de langue arapesh, originaires de Nouvelle-GuinĂ©e dans la rĂ©gion du Sepik, « substituent Ă lâagressivitĂ©, Ă lâinitiative personnelle, Ă lâĂ©mulation et Ă lâinstinct de possession â mobiles habituels de notre civilisation â un ordre social oĂč la sympathie et lâattention Ă lâĂ©gard des soucis et des besoins dâautrui35 » rĂ©git lâensemble. « Ă aucun moment, lâArapesh ne sâexprime en propriĂ©taire, fier dâaccueillir un Ă©tranger sur son sol, ou de couper un arbre parce quâil lui appartient.36 (âŠ) Ils ont Ă©laborĂ© un systĂšme diffĂ©rent, et des plus extraordinaires, qui exige de chacun beaucoup dâefforts, mais qui, en revanche suscite une atmosphĂšre de coopĂ©ration et de cordialitĂ© qui, pour eux, est plus importante que tout le reste.37 (âŠ) La vie Ă©conomique arapesh est axĂ©e de façon insistante sur la participation de chacun Ă des entreprises que dâautres ont conçues. (âŠ) Lorsque tous sont accoutumĂ©s Ă participer spontanĂ©ment Ă lâexĂ©cution dâun projet quelconque, et quâun ostracisme sans rigueur suffit Ă rallier le paresseux, la notion de commandement se prĂ©sente sous un aspect fonciĂšrement diffĂ©rent de celui quâelle assume dans une sociĂ©tĂ© oĂč chacun mesure sa propre agressivitĂ© Ă celle des autres.38 »
Par exemple, « quiconque a une rĂ©colte dâignames manifestement plus abondante que celle de son voisin (âŠ) distribue toutes ses ignames pour ĂȘtres des semences. Parents et voisins lui apportent de leur propre rĂ©colte et repartent chacun avec un sac de semences. (âŠ) De cette façon, la chance ou les talents dâun homme ne tournent pas Ă son avantage exclusif, mais sont socialisĂ©s : le stock de semences de la communautĂ© sâen trouve accru.39 » Suivant cet exemple, nâest-il alors pas simple dâimaginer la socialisation des bĂ©nĂ©fices des entreprisesâ?
Chez les Arapesh, lâapparition dâune sociĂ©tĂ© saine et respectueuse du bien-ĂȘtre de chacun en accord avec leur environnement sâest dĂ©veloppĂ©e naturellement et ce simple constat nous impose une nouvelle leçon dâhumilitĂ©. JusquâĂ maintenant, nous avons Ă©chouĂ©. Il serait intĂ©ressant de se pencher sur les conditions ayant permis ce dĂ©veloppement et celles de notre fourvoiement, mais lĂ nâest pas lâobjet de cette lettre. Ce qui est important de retenir Ă ce stade, câest quâĂ lâinverse de ce que pouvait prĂȘcher la vieille sorciĂšre, il existe des solutions alternatives Ă©prouvĂ©es pour ainsi dire, non-thĂ©oriques, rĂ©elles, sur lesquelles des chercheurs se sont penchĂ©s. Les Arapesh ne sont pas les seuls Ă sâĂȘtre dĂ©veloppĂ©s loin de la logique capitaliste. Dans son livre Lâentraide un facteur de lâĂ©volution, Piotr AlexeĂŻevitch Kropotkine « observe [Ă©galement] lâorganisation des peuples autochtones (dĂ©pourvus de pouvoir centralisĂ©), dont les rĂšgles, remarque-t-il, reposent principalement sur des rapports dâĂ©changes coopĂ©ratifs.40 »
Bien sĂ»r, il nâest pas question dâattendre lâavĂšnement naturel dâun changement radical de notre sociĂ©tĂ© : le temps nous manque et puis, « la taille de nos sociĂ©tĂ©s et lâuniformisation des modes dâorganisation (sans parler de leur indigence) ne permettent pas de compter sur le « bon fond » des plus altruistes.41 » Quant Ă lâĂ©migration vers une autre planĂšte en bonne logique impĂ©rialiste, telle que la dĂ©finit Hannah Arendt, câest-Ă -dire lâexpansion territoriale afin de ne pas freiner le dĂ©veloppement de lâĂ©conomie capitaliste, il semble que lâidĂ©e mĂȘme sâĂ©vanouit devant lâimminente Ă©chĂ©ance : la destruction accĂ©lĂ©rĂ©e de notre habitat ne permettra pas le dĂ©veloppement des technologies requises Ă temps et câest tant mieux. Il faut prendre des dĂ©cisions qui, sâappuyant sur des recherches transdisciplinaires, refaçonneront notre monde de maniĂšre positive pour le bien commun. MĂȘme pour vous, M. le PrĂ©sident. Il ne faut pas se laisser hanter par les spectres du passĂ©.
« Smith et les autres ont vu juste en observant les propriĂ©tĂ©s auto-organisatrices des systĂšmes Ă©conomiques et sociaux, qui ne nĂ©cessitent pas dâefforts de planification et qui au contraire peuvent ĂȘtre perturbĂ©s par ces derniers. Mais lâerreur monumentale a Ă©tĂ© de supposer que ce type dâauto-rĂ©gulation pouvait Ă©merger dâune simple notion dâintĂ©rĂȘt Ă©goĂŻste [âŠ]42 ». En ne jouant quâavec la moitiĂ© des piĂšces, la partie Ă©tait perdue dâavance.
Le systĂšme Ă©conomique actuel, en excluant tant les coĂ»ts et les profits sociaux quâenvironnementaux, sous-estime Ă©normĂ©ment les coĂ»ts rĂ©els et surestime consĂ©quemment sa profitabilité⊠à dessein. Comme nous lâexplique GrĂ©goire Chamayou dans son ouvrage La sociĂ©tĂ© ingouvernable, « le capitalisme est une Ă©conomie de la dĂ©charge43 » en ceci quâ« il se soulage [âŠ] sur son environnement social et naturel de tout un ensemble de nĂ©gativitĂ©s [bien-ĂȘtre, santĂ©, pollution, vie, etc.] dont dâautres, humains et non-humains, supportent le fardeau. » Ce nâest quâau prix de cette externalisation forcĂ©e, ce nâest quâau prix dâun transfert volontaire dâune partie essentielle des coĂ»ts vers la nature et les hommes, que le capitalisme prĂ©sente un bilan Ă©conomique positif. DĂšs le dĂ©but de la rĂ©volution industrielle, il fut dĂ©cidĂ© « de ne « comptabiliser que les « coĂ»ts Ă©conomiques », mais pas les « coĂ»ts sociaux ». » On arriverait Ă un rapport nĂ©gatif si on Ă©tablissait un rapport coĂ»t rĂ©el/profit rĂ©el. Ce que vous Ă©conomisez dâun cĂŽtĂ©, nous le payons de lâautre et vous aussi Ă terme. LâĂ©chelle temporelle nâest simplement pas la mĂȘme.
Ă propos du monde social, Pierre Bourdieu disait en 1998 quâ« on ne peut pas tricher avec la loi de la conservation de la violence : toute violence se paie et par exemple la violence structurale quâexercent les marchĂ©s financiers, sous forme de dĂ©bauchages, de prĂ©carisation, etc., a sa contrepartie Ă plus ou moins long terme sous forme de suicides, de dĂ©linquance, de crimes, de drogue, dâalcoolisme, de petites ou de grandes violences quotidienne44 » ou de morts, comme il Ă©tait annoncĂ© sur une banderole de manifestants en blouses blanches en dĂ©cembre 2019 : « LâĂtat compte les sous, on va compter les morts45 ».
Ce principe sâapplique Ă©galement Ă notre environnement, nous le savons aujourdâhui. Si tant est que la crise du COVID-19 nâait pas suffi Ă vous convaincre, cette Ă©vidence apparaĂźtra de plus en plus limpide avec les catastrophes environnementales et autres pandĂ©mies sujettes Ă sâinstaller en norme. On parle de morts par centaines de milliers ou plus, et ce, Ă chaque fois, qui sâajouteront aux on-ne-peut-plus innombrables morts annuels de la famine et de la pollution, soit environ 18 000 000 dâhumains46, mais « au prisme de lâĂ©conomie capitaliste, [âŠ] ces nĂ©gativitĂ©s ne comptent pas.47 »
Comme dâautres, Bourdieu rĂ©flĂ©chissait Ă la crĂ©ation dâune Ă©conomie incluante, Ă long-terme et vouĂ©e au bien-ĂȘtre de lâensemble de la population. « Ă cette Ă©conomie Ă©troite et Ă courte vue, il faut opposer une « Ă©conomie du bonheur », qui prendrait acte de tous les profits, individuels et collectifs, matĂ©riels et symboliques, associĂ©s Ă lâactivitĂ©, et aussi de tous les coĂ»ts matĂ©riels et symboliques associĂ©s Ă lâinactivitĂ© ou Ă la prĂ©caritĂ©.48 » Ă cette Ă©conomie du bonheur, il conviendrait dâajouter les coĂ»ts et les profits environnementaux pour que le tableau soit complet. Lâopposition homme-nature, tout comme lâopposition compĂ©tition-coopĂ©ration doivent ĂȘtre dĂ©passĂ©es. Ce nâest quâune question de perspective. Il faut en finir avec le dĂ©ni volontaire du monde libĂ©ral et sa schizophrĂ©nie dĂ©rivĂ©e en passant dâune vision verticale restrictive Ă une vision horizontale englobante.
LĂ oĂč Bourdieu esquisse une idĂ©e trĂšs gĂ©nĂ©rale, Friot dĂ©taille trĂšs pratiquement un ensemble de mesures concrĂštes, mais lâidĂ©e dâensemble reste la mĂȘme. Il faut arrĂȘter de compartimenter la vie des individus en terme de profits uniquement liĂ©s Ă la productivitĂ©, Ă la rentabilitĂ© et Ă la compĂ©titivitĂ© et mettre Ă plat lâensemble des paramĂštres de lâĂ©quation, câest-Ă -dire les individus dans leur entier. Il sâagit, comme il le dit lui-mĂȘme, « plus dâune anthropologique que moral : câest quoi, ĂȘtre humainâ? [âŠ] Notre constitution comme humain suppose que nous soyons reconnus sur les deux versants du travail, concret et abstrait : lâutilitĂ© sociale de lâactivitĂ© et la contribution Ă la proÂduction de valeur.49 »
Par consĂ©quent, chaque individu, par le simple fait de vivre et de faire partie de la sociĂ©tĂ©, câest-Ă -dire de remplir une fonction sociale, est producteur de valeur Ă©conomique qui justifie lâattribution dâun « salaire Ă la qualification personnelle » dĂšs 18 ans, sur une Ă©chelle de 1 Ă 4 et ce, jusquâĂ la mort. ConcrĂštement, ce salaire Ă vie tout comme les investissements seraient financĂ©s par des caisses de cotisations versĂ©es par les entreprises â remplaçant ipso facto le « salaire direct » â selon le modĂšle dĂ©jĂ existant du rĂ©gime gĂ©nĂ©ral de la SĂ©curitĂ© sociale. Tout le PIB serait ainsi socialisĂ©. Vous vous rappelez de la rĂ©colte dâignamesâ?
Lier le salaire aux personnes et non plus Ă leur emploi ou Ă leur performance sur le marchĂ© en leur attribuant un salaire Ă vie, enrichir la citoyennetĂ© de ce droit-lĂ , câest exprimer la responsabilitĂ© de chacun dans la production de valeur Ă©conomique de maniĂšre Ă©tendue Ă toute activitĂ© sans se limiter Ă la comptabilisation du seul « temps de travail ». Aujourdâhui nous nâavons pas droit au salaire en tant que personnes, mais seulement lorsque nous sommes reconnus comme travailleurs. On retrouve ici une manifestation de lâhĂ©miplĂ©gie capitaliste oĂč la compĂ©titivitĂ© vient mettre en concurrence le temps travaillĂ© au temps non-travaillĂ© et le caractĂšre pernicieux que cela induit. Par exemple, dans le cadre familiale et selon le schĂ©ma traditionnel toujours bien ancrĂ©, le temps hebdomadaire moyen de travail domestique dâune femme en couple avec enfants reprĂ©sente 34 heures, contre 17 pour les hommes50, ce qui se traduit par la non-rĂ©munĂ©ration de deux tiers du travail des femmes, contre un tiers pour les hommesâŠ
La « maĂźtrise [de la classe dirigeante] de nos vies au travail repose sur lâintermittence de notre reconnaissance comme producteurs. Dans le capitalisme, le travail productif est Ă la main des dĂ©tenteurs du capital, qui entendent bien dĂ©cider, eux, des moments oĂč nous sommes producteurs et des activitĂ©s dites productives. Cela laisse des temps sans ressources du travail, des temps « hors travail ». Cela relĂšve « de la violence sociale quâil y a Ă tenir le travail Ă distance de nos vies, pour transformer en servitude cette dimension essentielle de nos existences51 », nous explique Bernard Friot.
Le chantage que reprĂ©sente le travail dans sa conception volontairement Ă©triquĂ©, câest-Ă -dire uniquement « lorsque lâon met en valeur du capital52 », est une entrave Ă lâĂ©mancipation personnelle et, consĂ©quemment, Ă lâamĂ©lioration de la vie en sociĂ©tĂ©. Le contrĂŽle vertical nâen est que plus aisĂ©.
Le salaire Ă vie ne saurait pourtant suffire Ă la refonte complĂšte de notre sociĂ©tĂ© sans sâaccompagner dâune transition de la propriĂ©tĂ© lucrative â câest-Ă -dire de tirer un revenu de son patrimoine en tant que propriĂ©taire, câest-Ă -dire par la captation dâune partie du travail dâautrui â vers la propriĂ©tĂ© dâusage afin que les individus dĂ©cident collectivement et dĂ©mocratiquement de lâutilisation des biens de productions, le tout bien sĂ»r en collaboration/partenariat avec le milieu dans lequel cette production sâinsĂšre, câest-Ă -dire tous les acteurs en jeu y compris la nature. Ce glissement de la dĂ©finition de propriĂ©tĂ© est vital. Câest donc de lâusage dâun bien que dĂ©coule la propriĂ©tĂ© et non lâinverse, ce qui permettra entre autres dâempĂȘcher lâaugmentation des diffĂ©rences sociales au fil des gĂ©nĂ©rations par accumulation de capital et la reproduction des inĂ©galitĂ©s sociales que nous connaissons.
Pour ce qui est de lâorganisation politique quâune telle transformation impliquerait, tant au niveau de petites structures que des plus grandes, les propositions de Friot trouvent Ă©cho ou plutĂŽt une continuitĂ© dans les travaux dâElinor Ostrom sur la gouvernance des biens communs, car toute chose collectivement utilisĂ©e, Ă©tant soumise Ă la propriĂ©tĂ© dâusage, deviendrait automatiquement un « bien commun », des usines aux forĂȘts, etc. et devrait donc ĂȘtre gĂ©rĂ©e comme telle.
PremiĂšre femme mais Ă©galement premiĂšre politologue â nâen dĂ©plaise aux orthodoxes â Ă recevoir le prix de la Banque de SuĂšde en sciences Ă©conomiques, communĂ©ment surnommĂ© « prix Nobel dâĂ©conomie », en 2009 avec Oliver Williamson « pour leur analyse sur la gouvernance Ă©conomique53 », Ostrom a mis au point, par une approche transdisciplinaire novatrice durant de nombreuses annĂ©es dâobservations sur le terrain, dâexpĂ©riences en laboratoires et la mise en place de rĂ©seaux collaboratifs Ă lâĂ©chelle mondiale, un ensemble de principes fondamentaux â que je ne dĂ©velopperai pas ici â pĂ©rennisant lâauto-gouvernance de biens communs dont lâĂ©mergence dĂ©pend de deux Ă©lĂ©ments clĂ©s : la rĂ©ciprocitĂ© et la confiance.
Sâopposant Ă la vision nĂ©o-classique de lâĂ©conomie pour laquelle la maximisation de lâutilitĂ© est la seule forme de comportement rationnel car, dâaprĂšs elle, la rationalitĂ© des individus est limitĂ©e, comme nous lâavons vu prĂ©cĂ©demment, Ostrom a ouvert une troisiĂšme voie lĂ oĂč, habituellement, soit lâĂtat imposait le bien public, soit les droits de propriĂ©tĂ© individuelle Ă©taient dĂ©finis strictement.
Selon Ostrom, « une gouvernance réussie requiert une hiérarchie emboßtée de procédures, avec des rÚgles qui organisent les activités de routine à la base, des procédures de décision collective pour modifier ces rÚgles à un niveau supérieur, et des mécanismes de choix constitutionnel au sommet. Ostrom nomme jeux polycentriques ces procédures de prise de décision à plusieurs niveaux.54 »
Initialement dĂ©veloppĂ©s pour la gestion de ressources naturelles, « la gĂ©nĂ©ralisation [de ces principes] est possible parce que les principes de conception dĂ©coulent non seulement de la thĂ©orie politique [âŠ], mais aussi de la dynamique Ă©volutive de la coopĂ©ration de toutes les espĂšces et de lâĂ©volution bioculturelle de notre propre espĂšce55 », Ă©crivent Ostrom, Michael Cox et David S. Wilson dans un article publiĂ© en 2013.
Tout ceci ne constitue bien sĂ»r que des pistes non-astreignantes sur lesquelles je passe volontairement trĂšs vite, car lâobjectif ici est autre. JâespĂšre par ailleurs ne pas avoir altĂ©rĂ© la teneur des recherches exposĂ©es Ă la hĂąte et je vous encourage fortement Ă vous plonger en profondeur dans ces travaux remarquables.
Dresser la carte in extenso des potentialitĂ©s de demain et de lâinterconnectivitĂ© de ces recherches constitue une tĂąche Ă part entiĂšre qui fera probablement lâobjet de travaux ultĂ©rieurs. Je souhaite ici simplement mettre lâaccent sur la nĂ©cessitĂ© urgente de changer de paradigme, et la richesse des potentiels thĂ©oriques et pratiques Ă disposition, ce fameux champ de possibles.
Avec vos idĂ©es de grandeur, vous devriez mieux que quiconque regarder plus loin. Vous pourriez rester dans lâHistoire pour autre chose que le dĂ©ploiement de soldats contre votre propre population, ĂȘtre le PrĂ©sident de la rupture, du renouveau. Ce nĆud coulant interrogatif est une invitation Ă suicider le systĂšme prĂ©sent. Coulez-leâ!
Alors Jupiter, nâest-ce pas tentantâ? Votre folie des grandeurs, aurait-elle finalement des LIMITESâ? Suicidez donc ce que vous ĂȘtes et renaissez en ce PhĂ©nix socialiste â Ă ne pas confondre avec cette fourberie quâest le Parti socialiste â que la planĂšte entiĂšre se meurt, littĂ©ralement, de rencontrer. Les crises offrent un champ de possibles. Ă nous dây planter les bonnes graines. Pourquoi continuer cette monoculture appauvrissant sols et espritsâ?
En 2008, les banques ont Ă©tĂ© sauvĂ©es, mais il aurait peut-ĂȘtre fallu nationaliser⊠câeĂ»t Ă©tĂ© un dĂ©but. Quel parent offrirait une voiture neuve et une caisse de champagne Ă lâenfant ivre venant de crasher la prĂ©cĂ©denteâ? La crise actuelle offre sur un plateau les conditions dâun basculement aussi total que nĂ©cessaire Ă notre survie. Nous avons les moyens, tant techniques quâintellectuels, de vivre autrement.
*
MalgrĂ© la peur et lâincertitude des semaines passĂ©es, beaucoup auront eu le temps de le rĂ©aliser pleinement. Ce temps si prĂ©cieux que vous vous Ă©chinez dâordinaire Ă nous voler nous a Ă©tĂ© rendu pour une courte pĂ©riode. Selon un calcul de lâAFP56, ce sont 3,38 milliards de personnes qui ont Ă©tĂ© appelĂ©es ou astreintes par leurs autoritĂ©s Ă rester confinĂ©es chez elles, soit 43 % de la population mondiale. Bien sĂ»r, ce pourcentage sâamoindrit si lâon exclut toutes celles et ceux qui ont pu ou dĂ» continuer leurs activitĂ©s en tĂ©lĂ©travail, mais rien quâen France, on comptabilisait plus de 11,3 millions de personnes en chĂŽmage partiel57, soit plus de 38 % de la population active58 et câest sans compter tous les indĂ©pendants qui ne pouvaient pas travailler. Admettez que ce potentiel de « temps de cerveaux humains disponibles59 »⊠pour eux-mĂȘmes a quelque chose dâexcitantâ! Ou dâeffrayant, selon lâangle.
Il est assurĂ©ment des situations plus commodes que le confinement pour apprĂ©cier cette libertĂ© retrouvĂ©e, mais ce moment reste quand mĂȘme historique. « On a un arrĂȘt gĂ©nĂ©ral brusque et il serait terrifiant de ne pas en profiter pour inflĂ©chir sur le systĂšme actuel. On disait quâil Ă©tait impossible de tout arrĂȘter, on lâa fait en deux mois. On se rend compte que brusquement, on peut tout arrĂȘter et que les Ătats peuvent sâimposer. Si on ne profite pas de cette situation incroyable pour voir ce quâon garde ou pas, câest gĂącher une crise, câest un crime60 », nous disait Bruno Latour le 3 avril.
Il sâagit donc dâun choix trĂšs conscient lorsque, dâordinaire, vous dĂ©fendez vos acquis au dĂ©triment de la majoritĂ©. LâinexorabilitĂ© de la logique nĂ©olibĂ©rale a Ă©tĂ© balayĂ©e dâun coup par des dĂ©cisions politiques. « Lâargent magique61 » Ă©tait lĂ . 750 milliards dâeuros ont Ă©tĂ© placĂ© sur la table dans la nuit du 18 au 19 mars par la BCE62. Cette derniĂšre a Ă©galement demandĂ© aux banques de la zone euro de ne pas verser de dividendes ni de racheter dâactions propres jusquâen octobre63 et la Commission europĂ©enne a suspendu les rĂšgles de discipline budgĂ©taire le 20 mars64 dernier, frappant de plein fouet les principes idĂ©ologiques de lâUnion europĂ©enneâ! Preuve est faite que lâĂ©conomie de marchĂ© est rĂ©vocable. Ce nâest quâaffaire de conservation de privilĂšges.
Cependant, je me dois de prĂ©ciser ici quâil vous aura fallu nous le rendre, ce temps, quâil vous aura fallu tout arrĂȘter. Vous ne lâavez pas fait de bon grĂ©. Ce nâest pas par altruisme ou suite Ă une illumination soudaine que les dominants ont rĂ©agi si vite, mais bien par ce que Bourdieu appelait « lâĂ©cologie intĂ©ressĂ©e », ou dans le cas prĂ©sent « lâĂ©conomie intĂ©ressĂ©e ». Les pandĂ©mies ne connaissent pas les frontiĂšres de classe. « Il y a des coĂ»ts sociaux qui touchent tout le monde65 ». La mort annule toute possibilitĂ© de domination et celle-ci ne saurait sâexercer si son cadre sâeffondre.
Ceci dit, il ne faut pas oublier de mentionner toutes les personnes qui nâont pas eu cette chance. Elles, qui Ă©taient en premiĂšre ligne comme les caissier.e.s, les Ă©boueur.e.s, les livreur.se.s, les pompier.e.s et dâautres pour qui le gouffre les sĂ©parant du reste du monde fut inversement proportionnel Ă leur distance quotidienne au risque de contamination, sans oublier bien sĂ»r le corps mĂ©dical, dĂ©jĂ sacrifiĂ© depuis des dĂ©cennies par la libĂ©ralisation toujours plus poussĂ©e de notre santĂ©, que vous aurez laissĂ© â entre autres â sans masques alors que les entreprises, elles, en recevaient66âŠ
Mais aprĂšs tout, pourquoi sâen faireâ? Avec le plan dâaccompagnement Ă la transformation du systĂšme de santĂ© (PATSS67) annoncĂ© en 2017, ce sont 1,2 milliards dâeuros sur la masse salariale que les hĂŽpitaux devront rĂ©aliser dâici 2022. Alors autant quâils crĂšvent, du virus ou dâĂ©puisement, câest toujours ça de gagnĂ©. Vous aurez bien lâaudace de leur faire Ă©riger un petit monument conçu par Koons, payĂ© par ceux-lĂ mĂȘme quâil commĂ©-mortâ? Et pourquoi pas un gĂ©ant Balloon Mask roseâ? Les pigeons parisiens ne demandent que de nouvelles latrines.
Le secteur du BTP non plus nâa pas eu le droit Ă ce « luxe ». Le confinement nâĂ©tait plus si vital aprĂšs tout. Au lieu dâinstaurer un service minimum et au mĂ©pris des recommandations des spĂ©cialistes, menacĂ© par une PĂ©nicaud aux ĆillĂšres bien ajustĂ©es, lâĂ©conomie passait Ă nouveau devant la santĂ© publique alors que vous disiez trĂšs solennellement le 12 mars 2020 que « la santĂ© nâa pas de prix68 ». Apparemment si. Tout Versailles jubile et se croit dans un film dâĂ©poque.
MalgrĂ© tout, lâĂ©tincelle a bien eu lieu chez nombre dâentre nous et le feu se propage vite, alimentĂ© par la colĂšre accumulĂ©e des laissĂ©.e.s-pour-compte de lâĂ©quation nĂ©olibĂ©rale et les grands coups de soufflet de lâindĂ©cence gouvernementale.
Personne nâaura eu le temps de reprendre son souffle que dĂ©jĂ , dâune opportune et lĂąche impudeur prĂ©mĂ©ditĂ©e, vous asseniez de grands coups sur lâenclume sociale sous prĂ©texte dâurgence sanitaire pulvĂ©risant entre autres les 35 h, les congĂ©s payĂ©s et le repos dominical et ceci, sans consultation aucune et sans date limite. Quelle est exactement lâidĂ©e qui vous anime quand le patron du Medef et la secrĂ©taire dâĂtat Ă lâĂ©conomie annonce le 11 avril que les Français devront mettre « les bouchĂ©es doubles69 » Ă la sortie du confinementâ? Ce report continuel de responsabilitĂ©, nâa-t-il donc, comme votre incivisme, aucune limiteâ? Combien de temps pensez-vous que la base paiera encore docilement les erreurs dâun sommet dont lâaffranchissement duquel lâimpĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© se fait sentir partoutâ? Il sâagit donc, encore une fois, de faire payer les petits pour engraisser un peu plus les gros dĂ©jĂ bien gras, le tout joliment drapĂ© du mĂȘme linge sale de culpabilitĂ© hypocrite servi Ă chaque crise du capitalisme sur lit de racisme social. AprĂšs le confinement, le travail forcĂ©. Et mĂȘme pendant dâailleurs pour beaucoup.
Le capitalisme est un cancer dont vous ĂȘtes les fiĂšres mĂ©tastases incarnĂ©es. Une fosse septique paraĂźt moins viciĂ©e. Tel un enfant profitant que ses parents aient le dos tournĂ©, vous avez sautĂ© sur lâoccasion pour (re)mettre en application ce que Naomi Klein a si bien dĂ©crit dans son livre La stratĂ©gie du choc. Dâailleurs, votre rĂ©action fut si rapide quâil ne peut sâagir dâune action spontanĂ©e et il est fort Ă parier que des cris de soulagement ont fusĂ© Ă Matignon : ENFINâ!
Notre sociĂ©tĂ© est de telle façon construite que ces occasions se renouvellent dâelles-mĂȘmes tant le dysfonctionnement est Ă©rigĂ© en norme, elle en est mĂȘme devenue dĂ©pendante, si bien que les Ă©tats sĂ©curitaires comme la France ou les Ătats-Unis nâont quâà « attendre » que les situations dâexception se produisent â on voit lĂ lâutilitĂ© de la loi de la conservation de la violence â afin de les exploiter Ă leur avantage comme lâa montrĂ© Michel Foucault. Ă lâĂ©tat dâurgence se succĂšde lâĂ©tat dâurgence sanitaire, nous plongeant dans un Ă©tat de crise perpĂ©tuelle dont la pĂ©rennisation coupe court Ă toute dimension politique et humaine de la vie. « Une sociĂ©tĂ© qui vit dans un Ă©tat dâurgence permanent ne peut pas ĂȘtre une sociĂ©tĂ© libre70 », nous explique le philosophe Giorgio Agamben et, rejoignant ce que Gramsci Ă©crivait, lorsque « lâĂ©tat dâexception [devient] la rĂšgle, la vie de lâhomo sacer se renverse en une existence sur laquelle le pouvoir souverain ne semble plus avoir aucune prise.71 »
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Bien sĂ»r, il nous faut aussi rĂ©flĂ©chir au cas oĂč le bon sens ne lâemporterait pas. Si, malgrĂ© lâurgence, vous vous obstiniez Ă vouloir nous prĂ©cipiter dans lâabĂźme, la situation se corserait. Vous vous placeriez, vous et vos pairs, en ennemis de lâhumanitĂ©. Câest pourquoi, comme personne ne va Ă lâabattoir volontairement sans se dĂ©battre, il nous faudra rĂ©agir et la violence de cette rĂ©action tout comme son imprĂ©visibilitĂ© sera tant proportionnelle Ă lâimminence de la fin quâĂ votre rĂ©sistance.
Connaissez-vous le livre La violence : oui et non, une discussion nĂ©cessaire de GĂŒnther Andersâ? Si non, câest Ă lire. Non pas pour sa qualitĂ© littĂ©raire incroyable â on aurait aimĂ© quâil dĂ©veloppe plus â mais bien pour son implacable logique. Il est surprenant de lire quâun philosophe de sa stature, rĂ©cipiendaire du prix Adorno72 en 1983, arrive Ă 85 ans Ă encourager lâintimidation et le meurtre dâhommes politiques. Parlant du nuclĂ©aire, il dĂ©montre que nous sommes en situation de lĂ©gitime dĂ©fense et quâen tant que tel, la violence est justifiĂ©e, et mĂȘme obligatoire. Il sâagit de survie. Il rejette en bloc les actions non-violentes, les relĂ©guant Ă des happenings pour adolescents sans efficacitĂ© aucune.
« Rester aujourdâhui mesurĂ© et civilisĂ© serait non seulement faire preuve de nonchalance, ce serait aussi une marque de lĂąchetĂ©, cela reviendrait Ă trahir les gĂ©nĂ©rations futures. Contre les monstres menaçants qui, tandis que les forĂȘts disparaissent, sâĂ©lĂšvent dans le ciel pour, demain, faire de la Terre un enfer, une « rĂ©sistance non-violente » nâa aucun effetâ; ce nâest ni par des discours ou des priĂšres, ni par des grĂšves de la faim et encore moins par des flatteries que nous les chasserons. (âŠ) Non, il nous faut maintenant attaquer physiquement et rendre systĂ©matiquement inutilisables ces monstres qui nous ont envahis et qui, menaçant de semer le chaos ou plutĂŽt de ramener la Terre Ă son Ă©tat de chaos originel, constituent une menace permanente pour lâhumanitĂ© et nous plongent dans un Ă©tat dâurgence gĂ©nĂ©ralisĂ©.73 »
Anders, militant Ă©cologiste antinuclĂ©aire et malade au moment de lâĂ©criture de ce livre, publie cet ouvrage peu aprĂšs Tchernobyl en 1987 et on peut sentir une certaine panique entre les lignes. Quâaurait-il Ă©crit aprĂšs la catastrophe de Fukushimaâ? Quâen est-il de toutes ces centrales qui, par souci perpĂ©tuel de rentabilitĂ© â pardon, dâoptimisation â, souffriront plutĂŽt tĂŽt que tard de dĂ©faillancesâ? MalgrĂ© lâeffroi bien comprĂ©hensible du philosophe, la menace dont il parle est bien rĂ©elle, mais il aurait dĂ», dans cet ouvrage, Ă©tendre sa critique au capitalisme dans son ensemble. Câest le cadre quâil faut changer, le contenu suivra.
Concernant lâinefficacitĂ© de la non-violence, le philosophe anarchiste Peter Gelderloos arrive Ă des conclusions similaires dans son livre Comment la non-violence protĂšge lâĂtat : Essai sur lâinefficacitĂ© des mouvements sociaux et il va mĂȘme plus loin lorsquâil avance que celle-ci entretient les structures en place lorsquâelle est utilisĂ©e seule. Il revient sur les figures phares avancĂ©es par les pacifistes comme Mohandas Karamchand Gandhi, Martin Luther King et Nelson Mandela pour rappeler que leurs luttes non-violentes nâont « abouti » quâassorties de leurs pendants violents. Violents et non-violents sont donc complĂ©mentaires, nâen dĂ©plaise aux radicaux des deux parties.
Comme nous lâexplique Chamayou, « il nây a dâopposant lĂ©gitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte Ă le menacer.74 » Respecter les rĂšgles imposĂ©es par ceux-lĂ mĂȘme que lâon entend combattre, câest prĂ©cisĂ©ment se conformer Ă des rĂšgles « faites pour [nous] priver des moyens de la lutte.75 » Il faut donc adapter et coordonner les moyens Ă la situation pour des raisons stratĂ©giques et systĂ©miques, et ce, en dĂ©rogeant volontairement aux « rĂšgles fondamentales Ă©tablies par ceux contre lesquels [nous] lutt[ons]76 ».
Ce type dâouvrages rĂ©-enrichit lâimaginaire collectif de la rĂ©sistance de potentialitĂ©s, sinon oubliĂ©es, interdites par une morale dont les conflits dâintĂ©rĂȘts sont manifestes. Leur relĂ©gation aux oubliettes de lâHistoire ne sert que les dominants.
Rappelons ici lâarticle 35 de la DĂ©claration des droits de lâhomme et du citoyen de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, lâinsurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacrĂ© des droits et le plus indispensable des devoirs.77
Les Gilets jaunes mâauront donnĂ© la force de dire plus fort ce que jâavais dit si bas et mon cas ne doit pas ĂȘtre isolĂ©. Si bas dâailleurs que vous lâavez balayĂ© dâun revers de la manche, sourire aux lĂšvres, comme pour le t-shirt LBD 202078. Il me paraissait alors vital de prĂ©ciser ma pensĂ©e. Le caractĂšre Ă©mancipateur dâun tel exercice est, je dois bien lâavouer, pleinement satisfaisant.
Rassurez-vous, il ne sâagit pas ici dâune invitation Ă vous suicider. Cela dit, le peu de cas que vous avez fait de mon message prĂ©cĂ©dent â Ă moins bien sĂ»r, comme je vous le demandais au dĂ©but de ce texte que vous nâayez alors rien compris â mâĂ©vite toutefois de penser que vous seriez enclin Ă procĂ©der si telle Ă©tait mon intention. Et puis, je vous en crois incapable. Cela demande un niveau dâabnĂ©gation qui vous est Ă©tranger et enfin, cela nâaurait aucun intĂ©rĂȘt. Ăa pleurnicherait pendant une semaine sur tous les canaux officiels par convention et puis le train, si tant est quâil ait ralenti, repartirait de plus belle. Vous nâĂȘtes quâun pion.
Certains sâoffusqueront de cette nouvelle Ćuvre, crieront Ă la menace, la RĂ©publique est en pĂ©ril, dâautres nây verront que le cri dĂ©sespĂ©rĂ© dâun asocial naĂŻf quand dâautres encore applaudiront. Trouver lâĂ©quilibre sur la ligne de dĂ©marcation amĂšne automatiquement la discussion. Ăa gratte.
Pour autant, aussi violente et morbide que cette Ćuvre soit â vous conviendrez que lâĂ©poque sây prĂȘte Ă©normĂ©ment â elle nâen reste pas moins un objet symbolique, une opinion tout au plus. Ici, le problĂšme est ailleurs. Le scandale naĂźt lĂ oĂč lâordre Ă©tabli est remis en doute, mettant Ă nu ses structures, vous permettant, Ă chaque interruption de la berceuse, de renforcer ses mesures coercitives. Jâai bien conscience de nourrir tant mes bourreaux que mes alliĂ©s. Ce nâest pas lâaction qui est crainte, mais bien ce quâelle insuffle de doutes. Dans la langue des dominants, le violent nâest pas celui qui fait violence, mais celui qui brise ses chaĂźnes. Toute autre violence que la vĂŽtre est donc forcĂ©ment illĂ©gitime puisque lâĂtat dĂ©tient le monopole de la violence lĂ©gitime. Il me semble alors superflu de discuter de la lĂ©gitimitĂ© de mon action, du moins avec vous. Les dĂ©s sont pipĂ©s.
Anders encore nous aide Ă y voir plus clair : « La lĂ©gitimitĂ© de ce monopole ne peut bien sĂ»r jamais ĂȘtre prouvĂ©e puisque tout pouvoir revendiquant le monopole de lâexercice de la violence et ayant recours Ă elle ne « possĂšde » le pouvoir que parce quâil est, Ă tout moment, en mesure de donner plus de poids Ă ce monopole de la violence Ă lâaide de la violence elle-mĂȘme. (âŠ) Bref, la violence lĂ©gitime la violence. Du moins, elle semble la lĂ©gitimer.79 »
Seulement, cette question de la lĂ©gitimitĂ©, quoi que vous pensiez quâelle vous est acquise et non-discutable, est, dans lâinterrĂšgne dont parlait Gramsci, une question essentielle et la surenchĂšre sĂ©curitaire Ă laquelle vous vous adonnez ne saurait (re-)asseoir la vĂŽtre, si tant est quâelle lâait jamais Ă©tĂ© puisque plus dâun Ă©lecteur sur deux ne vous a pas choisi. Câest mĂȘme tout lâinverse.
En dĂ©pensant 17,5 millions dâeuros pour 4 annĂ©es de grenades lacrymogĂšnes en aoĂ»t 201780 et en lançant un nouvel appel dâoffre de 3 millions le 3 mars dernier81, toujours pour des grenades lacrymos, auxquelles sâajoutent les 1730 lanceurs LBD82 en novembre 2019 et les 4 millions dâeuros de drones supplĂ©mentaires le 15 avril83 alors que, entre autres, nos hĂŽpitaux se meurent â littĂ©ralement eux aussi â, vous signez les aveux dâune comprĂ©hension du social hors-norme, mais rien dâĂ©tonnant pour autant puisque « la matraque est le telos du code de conduite84 ». Est-il nĂ©cessaire dâajouter Ă cette liste dĂ©jĂ macabre les appels dâoffre pour 40 000 grenades de dĂ©sencerclement en mai 201985 et les 25 millions de cartouches pour fusils dâassaut en juin 201986â?
« La lĂ©gitimitĂ©, nous explique FrĂ©dĂ©ric Lordon, nâest pas une propriĂ©tĂ© substantielle, qui se transporterait dans le temps comme ça, inaltĂ©rĂ©e, acquise une fois pour toute. La rĂ©alitĂ© est tout autre : on est lĂ©gitime⊠tant quâon est reconnu comme lĂ©gitime. Tel est le fin mot de la lĂ©gitimitĂ© : elle nâest quâun effet dâopinion, une circularitĂ©, certes, mais qui doit ĂȘtre impĂ©rativement soutenue par la croyance collective â et pas juste par un simple dĂ©cret. Si bien que la lĂ©gitimitĂ© ne dure que ce que dure la reconnaissance. Et pas une seconde de plus.87 » Le constat est lĂ : il ne vous reste que vos grenades pour pleurer.
Puisque discuter de la question de la lĂ©gitimitĂ© avec les dominants devient absurde, reste Ă savoir qui de nous deux est la rĂ©elle menace. Câest-Ă -dire, qui de nous deux dĂ©tient le potentiel de nous dĂ©truire et sâacharne Ă le rĂ©aliser pleinement.
Ă moins de nâavoir pas suivi avec assiduitĂ© depuis le dĂ©but, sâil en est quâune Ă©niĂšme dĂ©monstration Ă©tait nĂ©cessaire et sans avoir dressĂ© la liste exhaustive des mĂ©faits du capitalisme ou de votre autoritarisme, vous avez dĂ» arriver Ă la mĂȘme conclusion que moi. Je ne voudrais pas devoir (re)mettre en doute vos capacitĂ©s intellectuelles. Il devient dâailleurs assez compliquĂ© de se convaincre que vous ne saviez pas. Une question sâimpose alors comme lĂ©gitime, elle : « Voulez-vous tous nous tuerâ? » Et cette derniĂšre constitue une solide interprĂ©tation complĂ©mentaire de ce nĆud coulant interrogatif.
« Il est dans lâessence de la fin de justifier les moyens nĂ©cessaires pour lâatteindre, nous dit Hannah Arendt, mais quelle fin pourrait justifier des moyens susceptibles dâanĂ©antir lâhumanitĂ© et la vie organique sur terreâ?88 »
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Peut-ĂȘtre tout simplement que vous ne savez pas ce que vous faites. Que ce soit parmi vos propres rangs ou chez vos mĂ©nestrels officiels, la question se pose et Ă raison. Cette fameuse « pensĂ©e complexe89 » ne dĂ©signe pas autre chose. Votre dĂ©connexion du rĂ©el est telle quâil vous est â peut-ĂȘtre â strictement impossible de comprendre ce qui se passe, ce que les gens vivent au quotidien et ce que ça implique. Cette carte a pourtant dĂ©jĂ Ă©tĂ© jouĂ©e en 1936 lorsquâau « cours des nĂ©gociations Ă Matignon, le principal reprĂ©sentant patronal sâĂ©tait montrĂ© Ă©tonnĂ©, scandalisĂ©, du niveau « anormalement bas » de certains salaires.90 » Cette redondance est aussi nĂ©cessaire quâindĂ©cente, mais nous attendons tout de mĂȘme lâĂ©pisode de la brioche avec impatience91.
Votre monde est malheureusement ainsi fait, loin du nĂŽtre. La distanciation sociale est fait historique, consĂ©quence structurelle dâune hyper-verticalitĂ© du pouvoir Ă abattre. Depuis votre meurtriĂšre, tout est sans substance. Il nây a pas que votre piscine qui est hors-sol92. CâĂ©tait pourtant un signe clair, peut-ĂȘtre mĂȘme, soyons fou, un appel de dĂ©tresse inconscient. Pauvre de vousâ! Ne vous inquiĂ©tez pas, il y aura bientĂŽt assez de haine dans les douves pour passer Ă guĂ©.
Mais Ă ce stade, savoir si vous ne pouvez ou ne voulez importe peu. Il sera bien temps aprĂšs de dĂ©terminer votre Ă©tat psychologique dâalors. Pour le moment, il nous faut agir.
Il se pourrait aussi â attention, je fais un effort â que, comme Marx le disait, si les dominants sont [rĂ©ellement] dominĂ©s par leur domination, câest-Ă -dire sâil vous est structurellement impossible de sortir de lâengrenage par vous mĂȘme, et ce malgrĂ© la connaissance, dâordinaire Ă©mancipatrice, de cette structure, seule une action extĂ©rieure pourra torpiller la machine. Il nous faudra alors vous donner un coup de pouce.
LĂ encore, savoir si vous ne pouvez ou ne voulez importe peu. Il sera bien temps aprĂšs de dĂ©terminer votre responsabilitĂ© exacte. Peu importe comment on aborde le problĂšme, la conclusion reste la mĂȘme. Pour le moment, il nous faut agir.
« LâĂ©tat dâurgence justifie la lĂ©gitime dĂ©fense, la morale lâemporte sur la lĂ©galitĂ©93 » selon Kant.
Il est donc grand temps de changer de tactique. Il ne sâagit pas dâobserver docilement le sacre de lâĂtat dystopique autoritaire dont le caractĂšre fictionnel tend Ă sâĂ©vanouir Ă mesure que le dĂ©ploiement de vos drones dans lâespace public et le dĂ©peçage de nos libertĂ©s individuelles94 rĂ©alisent son plein potentiel dans le dĂ©litement dâune Europe en proie Ă la concurrence cannibale exacerbĂ©e.
MĂȘme si la reproduction Ă lâidentique des schĂ©mas du passĂ© ne paraĂźt pas plausible, le monde nĂ©olibĂ©ral dâaujourdâhui en ceci quâil dĂ©truit le politique, lâhomme et son propre monde, en ceci quâil produit des masses apolitiques toujours plus importantes dâindividus soumis Ă lâisolement et promis Ă lâatomisation, prĂ©sente, selon la dĂ©finition dâArendt, des similitudes frappantes avec les rĂ©gimes totalitaires dont une forme nouvelle tend Ă se dĂ©finir sous nos yeux, globalisation et technologie aidant. Dâautres signes les distinguent, les conditions historiques notamment, mais le nombre grandissant dâindividus mis au ban de la sociĂ©tĂ© jetĂ©s En Marcheâ! de wagons de marchandises, la mĂ©fiance croissante envers un pouvoir hypocrite et lâinstrumentalisation de la sphĂšre publique au profit dâintĂ©rĂȘts privĂ©s sont autant de signes prĂ©curseurs alarmants.
Lâair devient rare, les espaces de repli sâamenuisent et la possibilitĂ© dâĂȘtre soi-mĂȘme sâestompe Ă mesure que la sociĂ©tĂ© de contrĂŽle dĂ©ploie ses tentacules numĂ©riques, mais, lâĂ©tat de dĂ©solation, caractĂ©ristique de ce type de rĂ©gime, câest-Ă -dire la dissolution du moi, lâincapacitĂ© de dialoguer avec soi-mĂȘme et consĂ©quemment avec autrui â lâannihilation du fait politique â, nâa pas encore Ă©tĂ© atteint et câest lĂ source dâespoir.
Câest pourquoi il nous faut agir tant que la facultĂ© de former des convictions et de les partager ne sâest pas dissoute, tout comme les Gilets Jaunes ont rompu lâisolement quâils croyaient ĂȘtre le leur, mais sans prĂ©cipitation, avec des objectifs et des moyens adaptĂ©s. Arendt nous explique dans son livre ResponsabilitĂ© et jugement, que lâimpuissance, câest-Ă -dire « lâabsence de pouvoir, qui prĂ©suppose toujours lâisolement, est une excuse valide pour ne rien faire », mais que « cet argument, [âŠ] est entiĂšrement subjectifâ; son authenticitĂ© ne peut ĂȘtre dĂ©montrĂ©e que par la volontĂ© de souffrir.95 » Il faut bien comprendre que, ne rien faire, câest assumer la responsabilitĂ© « pour des choses que nous nâavons pas faites96 », câest assumer « les consĂ©quences de choses dont nous sommes entiĂšrement innocents97 ». Rien ne peut nous dispenser de la responsabilitĂ© collective que la vie en sociĂ©tĂ© implique, aussi absurde soit-elle. Dites-moi si je me trompe, mais il nâexiste aucun moyen durable dâĂ©chapper Ă lâhĂ©gĂ©monie capitaliste tant son emprise est totale.
Une fois ceci assimilĂ©, il ne reste que peu de choix. Lâobligation de partager la responsabilitĂ© de notre anĂ©antissement, aussi faible soit-elle, Ă©tant inacceptable, restent alors deux options : « la facultĂ© politique par excellence98 », câest-Ă -dire la facultĂ© dâaction, ou le suicide. Ă cette derniĂšre, Camus oppose une rĂ©ponse claire qui a le mĂ©rite salutaire de nous ramener Ă la premiĂšre. La prise de conscience de lâabsurditĂ© de ce monde, nĂ©cessite-t-elle donc le suicideâ? Non, elle nĂ©cessite la rĂ©volte.
M. le PrĂ©sident, je ne saurais dire si vous en ĂȘtes conscient, mais tout ceci ne mâamuse guĂšre. MĂȘme si lâexercice est libĂ©rateur, ses conclusions sont pesantes. Je prĂ©fĂ©rerais ne pas avoir Ă combattre, mais il le faut. Servigne et Gauthier nous le disent. Câest toujours en derniĂšre instance que le monde du vivant a recours Ă lâagressivitĂ©, car il y a « trop Ă perdre99 ». Nous en sommes lĂ .
« La lutte elle-mĂȘme vers les sommets suffit Ă remplir un cĆur dâhomme100 », Ă©crivait aussi Camus Ă propos de Sisyphe, mais Ă la diffĂ©rence de ce dernier, je sais que notre tĂąche trouvera une fin, notre survie en dĂ©pend, mais « ceux qui mâobligent Ă briser le tabou du meurtre peuvent ĂȘtre certains que je ne leur pardonnerai jamais.101 »
Il y a fort Ă parier que cette juxtaposition fera bondir les camusiens, et Ă juste titre, mais lâĆuvre de Camus, dont lâidĂ©al, trĂšs marquĂ© par son contexte historique, ne doit JAMAIS ĂȘtre oubliĂ©, demanderait Ă ĂȘtre actualisĂ© Ă la lueur dâune menace aussi totale quâabsente Ă son Ă©poque.
Dans la sociĂ©tĂ© arapesh, jamais il ne me serait venu Ă lâesprit de tels extrĂȘmes. Les conditions de crĂ©ation de cette Ćuvre nâexisteraient pas⊠Le monde nĂ©olibĂ©ral tend le bĂąton pour se faire battre. Câest peut-ĂȘtre, comme pour votre piscine, un appel Ă lâaide. Lâheure nâest plus Ă la fausse pudeur.
Avant quâil ne soit trop tard, avant que notre fin soit entĂ©rinĂ©e, ne devrions-nous pas plutĂŽt que de se confronter, travailler ensemble Ă un systĂšme prosocial non mortifĂšre oĂč les gens comme vous ne pourraient fleurir, oĂč « les facteurs dĂ©terminants de sa toute premiĂšre Ă©ducation, marqueront [lâenfant] comme un ĂȘtre paisible, satisfait de son sort, ignorant agressivitĂ©, goĂ»t du risque et jalousie, comme un ĂȘtre dĂ©bonnaire, tendre et confiantâ?102 »
Par chance, lâempoisonnement nâa pas encore paralysĂ© lâensemble du corps social, celui-lĂ mĂȘme dont vous devriez Ă©pouser les formes, et mĂȘme si la fatigue sâaccumule Ă mesure que la colĂšre grandit, il sera bien temps de se reposer lorsque nous serons morts, finalement et fatalement immobilisĂ© par le dĂ©part de cette vie dont vous vous efforcez dâavilir jusquâĂ la nature.
Lâemprise de ce monde sur les esprits est certes profonde et les changements Ă entreprendre paraissent gigantesques, dâautant quâils doivent ĂȘtre coordonnĂ©s Ă lâĂ©chelle planĂ©taire, mais la fragilitĂ© de ses structures et notre capacitĂ© naturelle Ă coopĂ©rer â si tant est que lâenvironnement le permette â aideront sans nul doute Ă en redĂ©finir le fonctionnement. Il sâagit lĂ de politique, la vraie, de cet espace entre-les-hommes qui vous fait tant peur. Pour Arendt, la politique, câest la consĂ©quence de la pluralitĂ© humaine, elle dĂ©coule de la rĂ©ciprocitĂ© dâĂȘtres diffĂ©rents, câest cet espace intermĂ©diaire de rencontre qui naĂźt de nos diffĂ©rences que votre monde tente continuellement dâuniformiser. Le monde moderne, façonnant le paysage Ă la maniĂšre dâun balayeur de curling, modelant un dĂ©sert sans dunes, est par essence lâennemi de la politique et par lĂ mĂȘme, lâennemi de lâHomme. Pour autant, la politique nâest pas consubstantielle Ă lâhumain. Tout comme lâĂ©lectricitĂ©, la politique est un mouvement qui naĂźt dâune diffĂ©rence de potentiel, mais elle a besoin dâun matĂ©riau conducteur. Il sâagit donc de (re)crĂ©er les conditions fĂ©condes de (rĂ©)apparition de la politique, le reste suivra naturellement. Mais Ă la diffĂ©rence de lâĂ©lectricitĂ©, nous avons conscience de notre potentiel commun. Je ne crois pas que 400 ans de libĂ©ralisme peuvent effacer ce que nous savions dĂ©jĂ faire avant de pouvoir le nommer.
Dans son livre Quâest-ce que la politiqueâ?, Arendt clĂŽture avec une lueur dâespoir salvatrice : « tout reste possible103 », nous dit-elle, dans ce « monde-dĂ©sert » dans lequel « nous vivons et [âŠ] nous nous mouvons104 » tant que les « tempĂȘtes de sable105 » totalitaires nâont pas complĂštement annihiler « les deux facultĂ©s humaines qui nous rendent capables de transformer patiemment le dĂ©sert plutĂŽt que nous mĂȘmes106 », Ă savoir « les facultĂ©s conjointes de la passion et de lâaction ». De miracles, il nâexiste pas et pourtant, sâil y a bien un espace oĂč lâon peut observer leur manifestation la plus tangible, câest cet espace oĂč se joue la libertĂ©, le sens de la politique. Lâagir. Les Ă©tincelles fleurissent Ă mesure que les court-circuits se gĂ©nĂ©ralisent. Et lâinĂ©dit surgit, lâHistoire en est tĂ©moin : black-out Ă©clairĂ©.
« Des indignĂ©s dâEurope aux citoyens amĂ©ricains criant leur colĂšre contre Wall Street, frappante est la charge Ă©thique des indignations passant aujourdâhui Ă lâacte, en claire rĂ©sonance avec la dimension Ă©thique des causes civilisationnelles Ă dĂ©fendre. Quelque chose de profond remue la politique. Disons Ă la façon de JaurĂšs : un peu dâindignation Ă©loigne de la politique, beaucoup y ramĂšne. Ou plutĂŽt doit amener Ă une sorte neuve dâaction, non point rĂ©volution Ă lâancienne pour des transformations par en haut dont la faillite est consommĂ©e, mais engagement Ă tout niveau dâappropriations communes en des formes novatrices dâinitiative et dâorganisation â lâheure est ici Ă lâinvention. Ă ce prix pourra commencer dâĂȘtre mise en dĂ©route la fatalitĂ© du pire,107 » Ă©crivait Lucien SĂšve en 2011. Sa mort des suites du Covid-19 Ă lâĂąge de 93 ans le lundi 23 mars dernier nâaurait pas pu mieux illustrer la pertinence de son article. Lâironie est tragique.
M. le PrĂ©sident, je renouvelle mon invitation Ă changer avec la mĂȘme candeur initiale. Cette modeste tentative, loin dâĂȘtre exhaustive ou suffisante, sâajoutera Ă la dĂ©jĂ trop longue pile de mises en garde. Je ne peux que le deviner, mais ce qui vient, quoi que je pense, souhaite ou espĂšre, quoi que vous pensiez, souhaitiez ou espĂ©riez, ne se fera pas dans le calme, mais je ne vous apprends rien.
« Nous sommes [effectivement] en guerre108 », celle pour notre survie et si nous voulons donner raison Ă Camus, il me paraĂźt tout aussi Ă©vident quâĂ vous, Ă moins dâavoir rĂȘvĂ©, que nous devons nous rĂ©inventer, [vous les premiers]109 et vite. Patience et Indulgence sont en rupture de stock, comme les masques.
Futurement vĂŽtre,
Crédits :
Bandeau : Soan Naos Pujau, sans titre, 42 x 59,4 cm ; techniques mixtes ; avril 2020.
Sculpture : Le champ de possibles, 3/3, 25 x 45 x 165 cm ; acier, corde, béton huilé ; 2020.
Version PDF mise en page disponible ici.
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Source: Contretemps.eu