« La Com-RĂ© (commissaire-rĂ©alisatrice) Ă©ructait au tĂ©lĂ©phone tandis que jâessayais, tant bien que mal, de monter les images envoyĂ©es au petit matin par la BIF (Brigade dâIntervention Filmique). CâĂ©tait Ă peu prĂšs impossible. Outre des cadrages pourris, les bras-cassĂ©s de la BIF avaient presque exclusivement filmĂ© nos agents Ă©crasant de leurs tonfas les tĂȘtes noires des sans-papiers. Dans lâobscuritĂ©, avec lâinfra-rouge, on voyait une battue de personnes effrayĂ©es tĂąchant de fuir les coups de Robocops. Tout ce quâil ne fallait pas. LâInspecteur-Chef ScĂ©nariste avait pourtant Ă©tĂ© trĂšs clair : il sâagissait dâune attaque caractĂ©risĂ©e de sans-paps qui, ivres de rage musulmane, sâen prenait Ă un couple de jeunes parents blancs promenant paisiblement leur poussette. Prenant leurs jambes Ă leur cou, et le bĂ©bĂ© dans les bras, les parents parvenaient Ă se rĂ©fugier in extremis dans un hall dâimmeuble, poursuivis par la horde. Les sans-paps devaient ĂȘtre en train de caillasser lâentrĂ©e quand la BAC intervenait en sous nombre, se frayant un chemin parmi les barbares jusquâĂ rejoindre le couple terrifiĂ©. La scĂšne principale devait ĂȘtre le siĂšge acharnĂ©, durant toute la nuit, de ce couple dĂ©fendu avec lâĂ©nergie du dĂ©sespoir par les baqueux.
LâĂ©quipe drone avait dĂ©jĂ filmĂ© le couple des agents-comĂ©diens, les images Ă©taient parfaitement aux normes HV (Haute Vraisemblance) de notre Commissariat Ă lâImage. Un plaisir Ă monter, si bien que je mâĂ©tais mis Ă lâouvrage dĂšs rĂ©ception la veille. Ainsi, ce matin il ne me restait quâĂ me concentrer sur la scĂšne principale prise durant la nuit. CâĂ©tait sans compter sur ces crĂ©tins de la BIF, que ma Com-RĂ© continuait Ă pourrir au tĂ©lĂ©phone. Elle finit par raccrocher et me regarda avec abattement : nous savions tous deux quâil nây avait dâautre solution que dâappeler, Ă nouveau, le commissaire Casta et son Ă©quipe prĂ©posĂ©e aux Effets SpĂ©ciaux (la Brigade SpĂ©). »
Pour commencer cet article jâai demandĂ© Ă mon ami Johan SĂ©bastien, auteur de petites nouvelles dâanticipation, lâautorisation de publier cet extrait dâun texte quâil mâa rĂ©cemment soumis. Bien sĂ»r, en imaginant tout un pan de la police dĂ©diĂ© au traitement dâimages âun commissariat converti en un studio dâHollywood en somme- Johan sâinspire de la loi dite de âSĂ©curitĂ© Globaleâ. En effet, celle-ci a pour ambition de blinder les forces de lâordre dans la guerre de lâimage. Elle est conçue comme Ă la fois dĂ©fensive (la loi vient lĂ©galiser la pratique policiĂšre courante qui consiste Ă empĂȘcher de filmer ses agents) et offensive (elle lĂ©galise les tentatives, jusquâalors judiciairement repoussĂ©es âmais tout de mĂȘme poursuivies-, de filmer la population entre autres par drones). Autrement dit, il ne sâagit pas seulement de tarir des sources dâimage mais aussi dâen produire, si bien que, effectivement, le ministĂšre doit y dĂ©dier une partie de ses ressources, technologiques et humaines, câest-Ă -dire quâil fonde sa propre maison de production.
Pour ma part, un peu prĂ©posĂ© Ă la guerre psychologique et son usage par lâarmĂ©e française, jâaurais pu Ă©crire un article, par exemple sur la mise en place du Service Presse Information (SPI) en Indochine. Cette appellation est en soi intĂ©ressante, le mĂȘme service sâappelait auparavant « Service presse propagande information » puis « Service moral information », des noms plus explicites sur sa fonction de propagande. Il est rebaptisĂ© SPI en juin 1950, sans plus de rĂ©fĂ©rence au moral ou Ă la propagande, probablement du fait du capitaine Michel Frois qui en prend la tĂȘte [1]. Celui-ci travaille en Ă©troite collaboration avec un civil, Jean-Pierre Dannaud (1921-1995), normalien agrĂ©gĂ© de philosophie, qui occupe une place similaire dans lâadministration civile de lâIndochine. BientĂŽt, les deux hommes se retrouvent sous les ordres dâun mĂȘme patron en 1951, Ă la fois haut-commissaire et chef des armĂ©es en Indochine : de Lattre de Tassigny qui « sait que les choses ne sont pas ce quâelles sont, mais ce quâon les fait apparaĂźtre. » (M. Frois). Cette Ă©quipe donne une impulsion et un soin inĂ©dit au contrĂŽle et la production dâimages, si bien que Frois peut affirmer que son service « ne renseignait pas seulement la presse Ă©crite sur les opĂ©rations, il lui donnait un Ă©lĂ©ment capital : des documents photographiques. [âŠ]Ainsi, la presse illustrĂ©e du monde entier nâa Ă©tĂ© informĂ©e sur la guerre que par nos services ». Câest en grande partie grĂące Ă ce travail, la mise en place dâune infrastructure efficace en mesure de fournir les journaux en matiĂšre premiĂšre, que lâarmĂ©e parvient peu aprĂšs Ă promouvoir lâun de ses produits-phare, une vraie star : Marcel Bigeard qui apparaĂźt sur la scĂšne mĂ©diatique en 1952 pour ne plus jamais la quitter.
Mais, dans le fond, si jâavais Ă©crit un tel article, on nâaurait pas appris grand-chose. Que lâarmĂ©e cherche Ă maĂźtriser son image pour ne pas paraĂźtre ĂȘtre ce quâelle est, Ă savoir une machine Ă terroriser des civils, la belle affaire ; pour cela jâaurais mieux fait dâinciter lâami Johan Ă terminer sa nouvelle. Dâautant que sâil sâagit de parler de ce qui se passe actuellement en France âet câest le but dans les deux cas- quâune police admette si clairement quâelle souhaite contrĂŽler lâimage pour manipuler les opinions tient bien plus de la science fiction que de lâhistoire acadĂ©mique. Ou, pour mieux dire, une telle ambition sâinscrit dans des histoires, celles des polices soviĂ©tiques par exemple, dont je ne me sens pas autorisĂ© Ă dire grand-chose par manque dâexpertise. Aussi, je vous propose plutĂŽt de continuer avec Johan, Ă qui je recommande de rebaptiser sa « Brigade SpĂ© » en « Bureau des Retouches » (par simple esthĂ©tique) et son « Commissariat Ă lâImage » en « Commissariat GĂ©nĂ©ral Ă lâInformation (cette fois pour la rĂ©fĂ©rence historique Ă une telle institution fondĂ©e en juillet 1940 et dirigĂ©e âtrĂšs maladroitement- par Jean Giraudoux afin de contrer la propagande allemande du docteur Goebbels).
« Le Bureau des Retouches du commissaire Casta avait, avec le temps, vĂ©ritablement colonisĂ© notre Commissariat Ă lâImage. Sa formalisation en brigade nâĂ©tait que la consĂ©cration de son poids toujours croissant. Celui-ci sâexplique facilement par la difficultĂ© technique que nous, tous les autres services, avons Ă produire les images quâexigent les inspecteurs-scĂ©naristes qui eux-mĂȘmes suivent les directives prĂ©cises du ministre.
En outre, le roublard Casta compte dans son Ă©quipe lâambitieux brigadier Darvilain. Un vrai petit gĂ©nie dans son domaine celui-lĂ , capable de transformer une ratonnade contre des misĂ©reux en une attaque de monstrueux zombis. Avec lui, notre paisible ville apparaĂźt chaque jour comme un vaste champ de bataille, engloutie par des invasions barbares, avec un degrĂ© de vraisemblance Ă©poustouflant. Ce degrĂ© de vraisemblance reste dâailleurs notre principal contentieux avec la commission des normes HV. ComposĂ©e de pleutres, limite traĂźtres, cette commission refuse encore et toujours de changer son protocole, si bien que les images du Bureau des Retouches restent non-certifiĂ©es HV. Ce sont les mĂȘmes salauds qui nous avaient dĂ©jĂ obligĂ© Ă baptiser HV en âHaute Vraisemblanceâ alors que, Ă la base, la proposition Ă©tait âHaute VĂ©racitĂ©â. Une plaie cette commission, toujours Ă pinailler, entiĂšrement dĂ©diĂ©e Ă nous empĂȘcher de travailler. Je peux quand mĂȘme mâenorgueillir dâen avoir dĂ©couvert la parade. Câest moi qui ai inventĂ© le systĂšme du clignotement lent du certificat HV sur les images. Comme le label apparaĂźt et disparaĂźt de maniĂšre apparemment alĂ©atoire, aprĂšs le montage peu de gens se rendent compte de la diffĂ©rence entre images certifiĂ©es et non-certifiĂ©es. Je ne compte plus les fĂ©licitions de mes collĂšgues pour cette trouvaille.
Quoiquâil en soit, Darvilain Ă©tait lâhomme de la situation. Avec ma Com-RĂ©al, nous avions foi en sa magie. Jâimaginais dĂ©jĂ le bruit des tonfas sâĂ©crasant sur les tĂȘtes des migrants se transformer en dâinquiĂ©tants grognements de ces mĂȘmes migrants, leurs visages effrayĂ©s prendre les atours de fĂ©roces islamistes-ultra-gauchistes. »
Toute la difficultĂ© de la guerre de lâimage tient Ă la place quâoccupe la victime dans lâimaginaire contemporain. Il nây a pas si longtemps, la victime Ă©tait assez peu publicitĂ©, il fallait certes la protĂ©ger mais elle occupait une place tout Ă fait subalterne par rapport Ă celle de hĂ©ros. Ă ce titre les statuts comparĂ©s des Juifs et des rĂ©sistants dans les rĂ©cits de lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, sont Ă©loquents : la victime juive nây a pratiquement pas sa place tandis que le rĂ©sistant convient Ă peu prĂšs Ă tout le monde. La transformation du statut de la victime est pour bonne part liĂ©e au poids quâacquiert progressivement le gĂ©nocide des Juifs (Ă partir du procĂšs Eichmann, 1961). DĂšs la guerre du Vietnam ce renversement est actĂ© par lâimage. Lâimage dâune enfant en feu, brulĂ©e par le napalm, dit dĂ©sormais plus que toute la propagande anticommuniste pourtant peu avare de moyens.
Le documentaire de Patrick BarbĂ©ris Vietnam, la trahison des mĂ©dias (2008, Zadig/Arte) permet de bien saisir le rĂŽle clef de lâimage dans la guerre du Vietnam et, surtout, les conclusions quâen tirent les Ă©tats-majors Ă©tatsuniens. Par la suite, jamais plus les journalistes ne seront laissĂ©s Ă leurs logiques propres (que ce soit celle dâinformer ou dâobtenir plus dâaudience). Les invasions Ă©tatsuniennes suivantes, du Panama ou dâIrak par exemples, sont mĂ©diatiquement solidement encadrĂ©es. Câest que la guerre du Vietnam a Ă©tĂ© largement rendue insupportable non par des images produites par des communistes (qui auraient Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ©es quelle quâen fusse la vĂ©racitĂ©) mais par les rĂ©dactions Ă©tatsuniennes. Celles-ci ont montrĂ© des images dâautant plus insoutenables quâelles Ă©taient consommĂ©es par un pays en paix ou, pour mieux dire des quartiers, des familles qui vivaient dans un environnement au degrĂ© de violence trĂšs bas. Câest le dĂ©phasage entre lâabsence de violence explicite aux Ătats-Unis et celle dĂ©ployĂ©e au Vietnam qui rendent leur compte-rendu en images insoutenable. (Nous ne supportons pas les images dâun massacre parce que nous les recevons dans un tout autre contexte, oĂč la violence explicite est relativement absente, si nous cĂŽtoyions tous les jours des meurtres horribles, alors il ne sâagit que de notre triste quotidien).
Il nây a pas dâimage insoutenable en soi, il y a une perception sensible liĂ©e Ă une norme (dĂ©finissant ce qui est acceptable de ce quâil ne lâest pas). Or, cette derniĂšre dĂ©passe de loin ce que peut faire la seule image. En ce sens, la Brigade dâIntervention Filmique (pour la fiction) ou le Service Presse Information (pour la rĂ©alitĂ© historique) sâadaptent plus Ă ce sensible quâils ne le construisent. Câest aussi ce que cherche Ă faire le ministĂšre de lâIntĂ©rieur actuel : adapter lâimage de ses agents Ă la norme de lâacceptable. Pour cela, il doit Ă la fois produire les images et interdire les productions concurrentes qui choquent la sensibilitĂ© de ses administrĂ©s. En somme, pour lâinstant, il ne travaille quâĂ faire passer le bourreau pour la victime. Il suffit de regarder un instant une chaĂźne dâinfo-en-continue, pour saisir la banalitĂ© de la constante mis-en-scĂšne de la vulnĂ©rabilitĂ© policiĂšre.
Mais nous pouvons facilement imaginer une ambition dâune toute autre ampleur. En effet, avec le temps, cette acrobatie toujours un peu malaisĂ©e (les Ă©ditorialistes peuvent bien rĂ©pĂ©ter en boucle que de diaboliques gauchistes ont instrumentalisĂ© des centaines de migrants afin dâobtenir des images de ratonnade, mĂȘme leur ministre Darmanin doute que ce rĂ©cit soit en mesure de contrecarrer les faits et leurs images âenfin, pour lui, ce serait plutĂŽt lâinverse, si tant est que les faits aient une quelconque importance dans son mode de penser-). Mais, avec le temps, disais-je, cette acrobatie peut ĂȘtre rendue inutile, le travail sur le sensible aura Ă©tĂ© si bien menĂ© que voir une personne dĂ©munie pourchassĂ©e, tabassĂ©e, humiliĂ©e, Ă©crasĂ©e, sera une norme acceptable. Autrement dit, avec le long travail sur les esprits par les images, nous pouvons parfaitement envisager que tout le processus actuel de meurtres, de mis en esclavage et de viols quotidiens qui sâexercent sur les personnes migrantes du sud âdu fait de la politique migratoire de lâUE ou des USA- puissent non plus ĂȘtre relativement cachĂ©s comme aujourdâhui mais produire des spectacles destinĂ©s Ă un grand-public. Disons-le franchement, la nouvelle de Johan est sinon optimiste un peu fleur-bleu. Le danger de lâindustrie de lâimage produite par le ministĂšre de lâIntĂ©rieur serait, Ă terme, plutĂŽt une sorte de normalisation (fini les indignations sur twitter) de la rĂ©alitĂ© actuelle, ce cauchemar. Mais je vous laisse avec Johan car ma sensibilitĂ© (Ă ce stade, devenue un peu archaĂŻque) me rend tout Ă fait insoutenables les pleines dimensions de lâhorreur dans laquelle nous vivons.
« La catastrophe est arrivĂ©e par Darvilain. Lâenfant prodige du Commissariat Ă lâimage, notre doigt-de-fĂ©e du subterfuge, sâĂ©tait bĂȘtement fait pirater. Il nous avait ainsi montrĂ© une sĂ©quence extraordinairement rĂ©aliste oĂč, Ă©piques, nos fiers baqueux se dĂ©fendaient dâune meute cauchemardesque de loqueteux infrahumains. Il avait poussĂ© le dĂ©tail jusquâĂ leurs fournir des dents taillĂ©es en pointe prĂȘtes Ă vous mordre la jugulaire. Affreux. Travail dâorfĂšvre, mais une fois envoyĂ©es sur les rĂ©seaux, les images se dĂ©faisaient toutes seules et reprenaient, inĂ©luctablement, leurs formes initiales. CâĂ©tait pĂ©nible dâassister ainsi, impuissants, au dĂ©montage en direct de notre minutieux travail. Le logiciel pirate poussait le vice jusquâĂ afficher, en mĂȘme temps, chacun de nos logiciels, dĂ©taillant leurs fonctions. CâĂ©tait terriblement impudique. Surtout, Ă lâĂ©cran, apparaissaient des visages humains, des personnes dâune effroyable dignitĂ© dans leur douleur si proche, que les bĂątons abimaient avec une rage mĂ©canique. Les nĂŽtres apparaissaient dâune telle cruautĂ© que le spectateur ne pouvait ne serait-ce que croire appartenir Ă la mĂȘme espĂšce. AprĂšs, comme chacun le sait, toute notre institution fut abolie⊠un si bel outil, câest dommage, non ? »
Jérémy Rubenstein et Johan Sébastien
Source: Lundi.am