Tout au long des annĂ©es de formation du Mouvement de LibĂ©ration des Femmes, on a beaucoup plĂ©biscitĂ© les dĂ©nommĂ©s « groupes sans leader ni structure », comme Ă©tant la principale, sinon lâunique forme dâorganisation du mouvement. Lâorigine de cette idĂ©e se trouve dans la rĂ©action naturelle Ă la sociĂ©tĂ© sur-structurĂ©e dans laquelle nous sommes plongĂ©-e-s, Ă lâinĂ©vitable contrĂŽle sur nos vies quâelle confĂšre Ă certain-e-s, et Ă lâĂ©litisme constant de la gauche et de groupes similaires parmi celles et ceux qui Ă©taient supposĂ©-e-s combattre cette sur-structuration.
Pourtant, lâidĂ©e dâabsence de structure est passĂ©e du stade de saine contre-tendance Ă celui dâidĂ©e allant de soi. Les notions quâelle implique sont aussi faiblement analysĂ©es que le terme est fortement utilisĂ©, devenant malgrĂ© tout une part intrinsĂšque et indiscutable de lâidĂ©ologie du Mouvement de LibĂ©ration des Femmes. Ă lâĂ©tape de gestation du mouvement, cette question avait peu dâimportance. Une fois dĂ©finis ses objectifs et sa mĂ©thode principale, comme la prise de conscience, le groupe de conscientisation « sans structure » sâavĂ©rait ĂȘtre un excellent moyen pour atteindre leurs objectifs. Le caractĂšre dĂ©tendu et informel qui le rĂ©gissait Ă©tait propice Ă la participation aux discussions, et le climat de soutien mutuel qui se crĂ©ait en gĂ©nĂ©ral permettait une meilleure expression des visions personnelles. Si les rĂ©sultats nâĂ©taient pas plus concrets que lâĂ©change de visions personnelles, cela nâavait pas une grande importance, puisque lâobjectif de ses groupes nâallait pas au-delĂ .
Les problĂšmes ne commencĂšrent Ă surgir que lorsque les petits groupes dâaction Ă©puisĂšrent les vertus de la conscientisation et dĂ©cidĂšrent quâils voulaient faire quelque chose de plus concret. Face Ă cette dĂ©cision, les groupes, en gĂ©nĂ©ral, sâenlisĂšrent, parce que la plupart dâentre eux ne voulaient pas changer leur structure alors que leurs tĂąches changeaient. Les femmes avaient pleinement acceptĂ© lâidĂ©e de « lâabsence de structure », sans percevoir des limites de son usage.
On essaya dâutiliser le groupe « sans structure » et les discussions informelles pour des questions inadĂ©quates, en se basant sur la croyance aveugle que toutes les autres formes dâorganisation, quelles quâelles soient, Ă©taient oppressantes. Si le mouvement prĂ©tend sâĂ©tendre au-delĂ de ces Ă©tapes Ă©lĂ©mentaires de dĂ©veloppement, il devra abandonner quelques-uns de ses prĂ©jugĂ©s sur lâorganisation et la structure. Il nây a rien de pernicieux en soi dans ces deux notions ; toutes les deux peuvent ĂȘtre, et sont frĂ©quemment, mal employĂ©es, mais les rejeter dans leur ensemble parce que leur emploi nâest pas correct, revient Ă nier les instruments dâun dĂ©veloppement ultĂ©rieur. Il est ainsi nĂ©cessaire de comprendre pourquoi « lâabsence de structure » ne marche pas.
Structures formelles et informelles
Contrairement Ă ce que nous aimerions croire, il nâexiste pas de groupe sans structure. Tout groupe de personnes qui, pour certaines raisons, sâunit pendant un temps dĂ©terminĂ© et avec un objectif quelconque, se donnera inĂ©vitablement une forme ou une autre de structure : celle-ci pourra ĂȘtre flexible et pourra varier dans le temps, peut-ĂȘtre servira-t-elle Ă distribuer les tĂąches de maniĂšre Ă©quitable ou injuste, ou Ă distribuer le pouvoir et lâinfluence entre les divers membres du groupe, indĂ©pendamment des personnalitĂ©s, facultĂ©s ou intentions des personnes impliquĂ©es. Le simple fait dâĂȘtre des ĂȘtres aux compĂ©tences variĂ©es, de prĂ©dispositions et dâorigines diverses rend cela inĂ©vitable. Ce serait uniquement si nous refusions de nous frĂ©quenter, ou dâinteragir de quelque maniĂšre que ce soit que nous pourrions nous rapprocher dâun groupe sans structure, et ce nâest pas la nature dâun groupe humain.
Aspirer Ă crĂ©er un groupe sans structure est alors aussi inutile et trompeur que prĂ©tendre quâil existe des informations « objectives », que les sciences sociales sont « dĂ©gagĂ©es des valeurs », ou quâil existe une Ă©conomie « libre ». Un groupe laissĂ© Ă lui-mĂȘme est aussi rĂ©aliste quâune sociĂ©tĂ© laisse Ă elle-mĂȘme : la notion de groupe sans structure se transforme en un rideau de fumĂ©e qui favorise les puissants ou les chanceux qui peuvent Ă©tablir leur hĂ©gĂ©monie indiscutable sur les autres. Cette forme dâhĂ©gĂ©monie peut sâĂ©tablir trĂšs facilement, parce que la notion « dâabsence de structure » nâempĂȘche pas la formation de structures informelles : elle nâempĂȘche que celle des structures formelles. De mĂȘme, la philosophie du « laisser-faire » nâa pas empĂȘchĂ© les puissances Ă©conomiques dâĂ©tablir un contrĂŽle sur les salaires, les prix et la distribution des biens ; elle a juste empĂȘchĂ© le gouvernement de le faire. Ainsi, lâabsence de structure devient un moyen de masquer le pouvoir, et au sein du mouvement des femmes, elle est en gĂ©nĂ©ral dĂ©fendue par celles qui dĂ©tiennent davantage de pouvoir (quâelles soient conscientes de leur pouvoir ou non).
Dans la mesure oĂč la structure du groupe est informelle, les normes selon lesquelles on prend les dĂ©cisions ne sont connues que de peu de personnes, et la conscience du fait quâil existe une relation de pouvoir se limite Ă celles qui connaissent ces normes. Celles qui ne les connaissent pas, ou qui nâont pas Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©es et formĂ©es, resteront confuses, ou souffriront de lâimpression paranoĂŻaque quâil se passe des choses dont elles nâont pas pleinement conscience. Pour que tout le monde puisse sâimpliquer dans un groupe donnĂ© et participer Ă ses activitĂ©s, la structure doit ĂȘtre explicite et non implicite. Les normes de prise de dĂ©cisions doivent ĂȘtre ouvertes et connues de toutes et tous, ce qui nâarrivera que si elles sont formalisĂ©es. Cela ne signifie pas que la formalisation de la structure dâun groupe dĂ©truit nĂ©cessairement sa structure informelle. En gĂ©nĂ©ral ce nâest pas ce qui se passe. En revanche, cela empĂȘche que la structure informelle dĂ©tienne un contrĂŽle prĂ©dominant, et en mĂȘme temps cela offre la possibilitĂ© dâattaquer la structure informelle si des personnes impliquĂ©es ne rĂ©pondent pas aux besoins du groupe dans son ensemble.
« Lâabsence de structure » est organisationnellement impossible. On ne peut dĂ©cider de former un groupe avec ou sans structure, seulement sâil est ou non formellement structurĂ©. Ă partir de maintenant le terme « absence de structure » sera employĂ© en rĂ©fĂ©rence Ă ces groupes qui nâont pas Ă©tĂ© structurĂ©s consciemment sous une forme ou une autre. Ă lâinverse nous ferons rĂ©fĂ©rence aux « groupes structurĂ©s » en parlant de ceux qui lâont fait consciemment. Un groupe structurĂ© a toujours une structure formelle, mais peut Ă©galement avoir une structure informelle ou cachĂ©e. Câest cette structure informelle, en particulier dans les groupes non structurĂ©s, qui crĂ©e les bases du dĂ©veloppement des Ă©lites.
La nature de lâĂ©litisme
« Ălitiste » est probablement le mot le plus pervertis dans mouvement de libĂ©ration des femmes. Il est utilisĂ© aussi souvent, et pour les mĂȘmes raisons que le terme « bureaucrate » dans les annĂ©es soixante. Il est rarement utilisĂ© Ă bon escient. Dans le mouvement, il dĂ©signe souvent des individus dont les caractĂ©ristiques personnelles et les activitĂ©s peuvent diffĂ©rer largement : un individu, en tant que personÂne, ne peut jamais ĂȘtre Ă©litiste, car ce terme se rĂ©fĂšre Ă un groupe. Quelle que soit la personne, aussi cĂ©lĂšbre soit-elle, elle ne pourra jamais ĂȘtre une Ă©lite.
Une Ă©lite est un petit groupe de gens qui domine un autre groupe plus grand, dont il fait partie, souvent sans avoir une responsabilitĂ© directe sur ce plus grand groupe, et qui agit frĂ©quemment sans son consentement ou sa connaissance. Une personne devient Ă©litiste quand elle fait partie ou dĂ©fend la domination de ce petit groupe, indĂ©pendamment du fait quâelle soit ou non connue des autres. La notoriĂ©tĂ© nâest pas un Ă©quivalent de lâĂ©litisme. Les Ă©lites les plus insidieuses sont habituellement composĂ©es de gens que le grand public ne connaĂźt pas. Les Ă©lites intelligentes sont, en gĂ©nĂ©ral, assez sagaces pour ne pas se faire connaĂźtre ; elles savent que si on les connaĂźt on les observe, et quâalors le masque qui cache leur pouvoir cesse dâĂȘtre prĂ©servĂ©.
Les Ă©lites ne sont pas des conspirateurs : il est rare quâun petit groupe se rĂ©unisse et essaye dĂ©libĂ©rĂ©ment de sâaccaparer un plus grand groupe Ă ses fins. Les Ă©lites ne sont rien de plus et rien de moins que des groupes dâami-e-s qui se retrouvent Ă participer Ă la mĂȘme activitĂ© politique. Ils auraient probablement une activitĂ© politique indĂ©pendamment du maintien ou non de leur amitiĂ©. Câest la coĂŻncidence de ces deux faits qui gĂ©nĂšre une Ă©lite dans un groupe dĂ©terminĂ©, et aussi ce qui rend si difficile son anĂ©antissement.
Ces groupes dâami-e-s fonctionnent comme des rĂ©seaux de communication en marge de tous les canaux que le groupe a pu Ă©tablir avec eux, et sâil nâexiste pas de canaux, ils fonctionnent comme le seul rĂ©seau de communication : parce que ces gens sont ami-e-s, parce quâen gĂ©nĂ©ral illes partagent les mĂȘmes valeurs et conceptions politiques, parce quâilles se parlent dans des circonstances de la vie quotidienne, parce quâilles se consultent quand illes doivent prendre des petites dĂ©cisions pour leur vie, les gens qui participent Ă ces rĂ©seaux ont plus de pouvoir que ceux qui ne participent pas. Il est rare quâun groupe nâĂ©tablisse aucun rĂ©seau informel de communication entre les ami-e-s qui se lient en son sein.
Certains groupes, selon leur taille, peuvent avoir plus dâun rĂ©seau de communication informelle et ces rĂ©seaux peuvent sâentremĂȘler. Quand il existe seulement un rĂ©seau de ce type, il se transforme en lâĂ©lite du groupe « sans structure », indĂ©pendamment de la volontĂ© ou non de ses membres dâĂȘtre Ă©litistes. Si, dâun autre cĂŽtĂ©, il est le seul rĂ©seau existant dans un groupe structurĂ©, il peut ou non correspondre Ă son Ă©lite, selon la composition et la nature du groupe formel. Sâil existe deux rĂ©seaux dâami-e-s ou plus, ils se font parfois concurrence pour gagner le pouvoir dans le groupe, crĂ©ant ainsi des divisions ; il peut aussi arriver que lâune des factions abandonne dĂ©libĂ©rĂ©ment la compĂ©tition, en laissant une autre ĂȘtre lâĂ©lite du groupe. Dans un groupe structurĂ©, en gĂ©nĂ©ral, deux rĂ©seaux dâami-e-s ou plus coexistent et se font concurrence pour gagner le pouvoir formel. On pourrait considĂ©rer que câest la situation la plus saine, puisque les membres restant-e-s peuvent jouer les arbitres entre les deux groupes en compĂ©tition pour le pouvoir, et, de cette façon, poser des exigences dĂ©terminĂ©es Ă celles et ceux avec qui illes sâallient temporairement. Le caractĂšre inĂ©vitablement Ă©litiste et exclusif des rĂ©seaux de communication informels entre ami-e-s nâest pas une particularitĂ© du mouvement fĂ©ministe, ni un phĂ©nomĂšne nouveau pour les femmes. Ce type de relations informelles a servi des siĂšcles durant Ă exclure la participation des femmes dans des groupes intĂ©grĂ©s dont elles faisaient partie. Dans toute profession ou organisation, ces rĂ©seaux ont créé une mentalitĂ© de « groupe fermĂ© », Ă lâimage des liens de « camarades de classe », et ont empĂȘchĂ© lâensemble des femmes (ainsi que certains hommes isolĂ©s) dâaccĂ©der de façon Ă©galitaire aux sources de pouvoir ou de reconnaissance sociale. Une bonne partie des efforts du mouvement fĂ©ministe, dans le passĂ©, sâest dirigĂ©e vers la formalisation des structures de dĂ©cision et des processus de sĂ©lection, avec lâobjectif de faciliter lâattaque directe contre les mĂ©canismes dâexclusion des femmes. Comme nous le savons bien, ces efforts nâont pas empĂȘchĂ© la persistance de la discrimination contre les femmes, mais ils ont rendu celle-ci plus difficile.
Le fait que les Ă©lites soient informelles ne veut pas dire quâelles sont invisibles. Dans la rĂ©union dâun groupe quelconque, nâimporte qui peut, en ayant lâĆil avisĂ© et lâoreille attentive, se rendre compte de qui influe sur qui. Les membres dâun groupe qui ont de bonnes relations entre eux se frĂ©quenteront plus frĂ©quemment que dâautres. Illes sâĂ©coutent plus attentivement et sâinterrompent moins ; illes rĂ©pĂštent les points de vue ou les opinions des autres et, en cas de conflit, illes cĂšdent plus amicalement ; de mĂȘme illes tendent Ă ignorer voire Ă lutter dâarrache-pied contre les personnes « extĂ©rieures », dont lâassentiment nâest pas nĂ©cessaire pour prendre une dĂ©cision, et pourtant les personnes « internes » doivent maintenir de bonnes relations avec les « extĂ©rieures ». Ăvidemment les lignes de dĂ©marcation ne sont pas aussi clairement tracĂ©es que ce que jâaffirme ici : dans lâinteraction naissent des nuances. Mais elles sont discernables et elles ont un effet. Lorsquâune personne perçoit avec qui il est important de parler avant quâune dĂ©cision ne soit prise et quelle approbation est une marque dâacceptation, alors illes peut savoir qui prend les dĂ©cisions. Ătant donnĂ© que les groupes du mouvement nâont pas pris de dĂ©cisions concrĂštes quant Ă qui doit exercer le pouvoir en leur sein, les critĂšres diffĂ©rents dâun bout Ă lâautre du pays. Dans la premiĂšre Ă©tape du mouvement, par exemple, le mariage Ă©tait requis, en gĂ©nĂ©ral, pour pouvoir participer Ă lâĂ©lite informelle. Câest-Ă -dire quâen accord avec les enseignements traditionnels, les mariĂ©es restaient fondamentalement entre elles, considĂ©rant quâavoir les cĂ©libataires pour amies intimes prĂ©sentaient un danger excessif. Dans plusieurs villes ce critĂšre fut nuancĂ© en incluant dans lâĂ©lite uniquement les Ă©pouses dâhommes de la nouvelle gauche. Cependant, cette norme-lĂ prend en compte davantage que la simple tradition. Les hommes de la nouvelle gauche, en gĂ©nĂ©ral, avaient accĂšs Ă des ressources dont le mouvement avait besoin â liste de diffusion, accĂšs Ă lâimpression, contacts et informations â et les femmes Ă©taient habituĂ©es Ă obtenir ce quâelles voulaient par eux plutĂŽt quâindĂ©pendamment. Le mouvement a changĂ© avec le temps, et le mariage a cessĂ© dâĂȘtre un critĂšre universel pour une rĂ©elle participation ; dâautres normes ont Ă©tĂ© adoptĂ©es pour nâouvrir la porte de lâĂ©lite quâaux femmes qui avaient des caractĂ©ristiques matĂ©rielles et personnelles dĂ©terminĂ©es. En gĂ©nĂ©ral, celles-ci sont : ĂȘtre originaire des classes moyennes (malgrĂ© toute la rhĂ©torique existante sur les relations avec la classe prolĂ©taire), ĂȘtre mariĂ©e ou vivre en concubinage, ĂȘtre ou se prĂ©tendre lesbienne, avoir entre 20 et 30 ans, avoir Ă©tudiĂ© Ă lâuniversitĂ© ou avoir au moins un certain niveau dâĂ©ducation, ĂȘtre « marginale » mais pas trop, avoir une posture politique ou ĂȘtre reconnue comme « baba-cool », avoir des enfants ou au moins les apprĂ©cier, ne pas avoir dâenfants, avoir une personnalitĂ© dâune certaine maniĂšre « fĂ©minine » avec des caractĂ©ristiques telles que « ĂȘtre agrĂ©able », sâhabiller de maniĂšre appropriĂ©e (soit conformiste soit anti-conformiste), etc. Il existe Ă©galement des caractĂ©ristiques dĂ©terminĂ©es qui presquâinĂ©vitablement dĂ©finiront une personne « marginale » avec qui il ne faut pas tisser de liens, par exemple : ĂȘtre trop ĂągĂ©e, travailler Ă plein temps, ou, encore plus, avoir un intense dĂ©vouement Ă sa « carriĂšre », ne pas ĂȘtre « agrĂ©able » et ĂȘtre explicitement cĂ©libataire (câest-Ă -dire nâavoir dâactivitĂ© ni hĂ©tĂ©ro ni homosexuelle).
Nous pourrions ajouter dâautres critĂšres de sĂ©lection mais ils seraient tous en rapport, dâune maniĂšre ou dâune autre, avec ceux Ă©numĂ©rĂ©s ci-dessus. Les prĂ©-requis typiques pour faire partie des Ă©lites informelles du mouvement, et, ainsi, exercer une certaine forme de pouvoir, sont en rapport avec la classe sociale, la personnalitĂ© et le temps libre. Ils nâincluent pas la compĂ©tence, le dĂ©vouement au fĂ©minisme, les talents ou la contribution potentielle au mouvement : la premiĂšre liste forme les critĂšres employĂ©s pour Ă©tablir une amitiĂ©, tandis que les suivants sont ceux que chaque mouvement ou organisation devrait adopter sâil veut avoir une certaine efficacitĂ© politique. Les normes de participation peuvent varier dâun groupe Ă lâautre, mais les voies dâintĂ©gration Ă lâĂ©lite informelle – si lâon rĂ©pond aux critĂšres Ă©tablis – sont souvent trĂšs semblables. La seule diffĂ©rence de fond rĂ©side dans le fait dâĂȘtre dans le groupe depuis le dĂ©but, ou de sâintĂ©grer une fois le groupe formĂ©. Si lâon devient membre du groupe dĂšs le dĂ©but il est important quâun grand nombre dâami-e-s lâintĂšgre au mĂȘme moment. Si, Ă lâinverse, on ne connaĂźt bien aucun des membres, alors quelquâun se liera dâamitiĂ© avec quelques personnes, et fixera les normes basiques dâinteraction pour crĂ©er une structure informelle. Une fois créées les normes informelles, celles-ci se maintiennent, aidĂ©es pour cela du recrutement de nouvelles personnes qui « sâajustent ». On intĂšgre une Ă©lite dâune maniĂšre similaire Ă celle dont on sâengage dans une confrĂ©rie. Si quelquâune est considĂ©rĂ©e comme « prometteuse », elle est « entraĂźnĂ©e » par les membres de la structure informelle et, selon les cas, initiĂ©e ou laissĂ©e de cĂŽtĂ©. Si la confrĂ©rie nâa pas assez de conscience politique pour dĂ©buter consciemment le processus, celui-ci peut ĂȘtre pris en charge par lâarrivant-e de la mĂȘme maniĂšre que lâadhĂ©sion Ă nâimporte quel club privĂ©. En premier lieu un sponsor est nĂ©cessaire, câest-Ă -dire quâil faut trouver un-e membre de lâĂ©lite qui jouit de respect en son sein et cultiver activement son amitiĂ©. Il est trĂšs probable quâĂ lâavenir elle introduise lâarrivant-e dans le cercle restreint de lâĂ©lite.
Toutes ces procĂ©dures prennent du temps, Ă tel point que si lâon travaille 8 heures ou si lâon a quelque obligation similaire, il est en gĂ©nĂ©ral impossible dâarriver Ă faire partie de lâĂ©lite. Simplement parce quâon nâa pas le temps dâassister Ă toutes les rĂ©unions et de cultiver les relations personnelles nĂ©cessaires pour ĂȘtre entendu-e dans la prise de dĂ©cisions. VoilĂ pourquoi les structures formelles pour les prises de dĂ©cisions sont une aubaine pour les personnes chargĂ©es de travail. Le fait de pouvoir compter sur des procĂ©dĂ©s fixes de prise de dĂ©cision garantit, jusquâĂ un certain point, la participation possible de toutes et tous.
Bien que cette dissection du processus de formation dâune Ă©lite dans les petits groupes ait Ă©tĂ© exposĂ©e dans une perspective critique, elle ne part pas du principe que les structures informelles sont inĂ©vitablement mauvaises ; simplement, elles sont inĂ©vitables. Tous les groupes crĂ©ent des structures informelles comme consĂ©quence des normes dâinteraction entre les membres du groupe ; ces structures informelles peuvent ĂȘtre trĂšs utiles. Mais seuls les groupes « sans structure » sont totalement rĂ©gis par elles. Quand les Ă©lites informelles se conjuguent avec le mythe de lâabsence de structure, il est impensable de mettre des bĂątons dans les rouages du pouvoir. Le pouvoir devient arbitraire.
Ce qui a Ă©tĂ© constatĂ© jusquâici comporte deux consĂ©quences potentiellement nĂ©gatives dont nous devons ĂȘtre conscient-e-s. La premiĂšre est que la structure informelle gardera une grande similitude avec une confrĂ©rie tant quâon Ă©coutera quelquâun-e parce que cette personne nous plaĂźt bien et non parce quâille dit des choses significatives. Dans la mesure oĂč le mouvement ne dĂ©veloppe pas une activitĂ© extĂ©rieure, ce qui prĂ©cĂšde nâa pas une grande importance, mais son Ă©volution ne doit pas sâarrĂȘter Ă cette Ă©tape prĂ©liminaire, il devra nĂ©cessairement modifier cette tendance. La seconde consĂ©quence nĂ©gative se trouve dans le fait que les structures informelles nâobligent pas les personnes qui lâintĂšgrent Ă rĂ©pondre face au groupe en gĂ©nĂ©ral. Le pouvoir quâelles exercent ne leur a pas Ă©tĂ© confiĂ©, et donc ne peut pas leur ĂȘtre arrachĂ©. Leur influence ne se base pas sur ce quâelles font pour le groupe, et donc elles ne peuvent ĂȘtre directement influencĂ©es par celui-ci. Il ne faut pas nĂ©cessairement dĂ©duire de ce qui prĂ©cĂšde que les structures informelles donnent lieu Ă un comportement irresponsable face au groupe, puisque les personnes qui souhaitent maintenir leur influence sur le groupe essaieront en gĂ©nĂ©ral de rĂ©pondre Ă ses attentes, mais le fait est que le groupe ne peut pas exiger cette responsabilitĂ©, il dĂ©pend des intĂ©rĂȘts de lâĂ©lite.
Le systĂšme des stars
La notion « dâabsence de structure » a créé le systĂšme des « stars ». Nous vivons dans une sociĂ©tĂ© qui attend des groupes politiques quâils prennent des dĂ©cisions et dĂ©signent des personnes dĂ©terminĂ©es pour les exposer au grand public. La presse et son public ne savent pas Ă©couter sĂ©rieusement les femmes en tant que femmes, ils veulent savoir ce que pense le groupe. Ă partir de lĂ , il existe trois techniques pour connaĂźtre lâopinion de vastes secteurs : le vote et le rĂ©fĂ©rendum, le sondage dâopinion, et la sĂ©lection de porte-paroles dans des meetings appropriĂ©s. Le Mouvement de LibĂ©ration de la Femme nâa utilisĂ© aucune de ces techniques pour communiquer avec le public. Ni le mouvement dans son ensemble ni la majoritĂ© des groupes qui le composent nâont concrĂ©tisĂ© une façon de faire connaĂźtre leur position sur diffĂ©rents thĂšmes. Pourtant le public est conditionnĂ© Ă se tourner vers des porte-paroles.
Sâil est clair que le mouvement nâa pas explicitement dĂ©signĂ© de porte-parole, il a tout de mĂȘme soutenu plusieurs femmes qui ont attirĂ© lâattention du public pour diffĂ©rentes raisons. Normalement ces femmes ne reprĂ©sentent ni un groupe dĂ©terminĂ© ni lâĂ©tat dâune opinion ; elles le savent et le disent en gĂ©nĂ©ral, mais Ă©tant donnĂ© quâil nâexiste pas de porte-parole du mouvement ni dâorgane dĂ©cisionnaire que la presse peut interroger directement, elles se retrouvent, indĂ©pendamment de leur volontĂ© et indĂ©pendamment de leur acceptation ou non par le mouvement, Ă assumer le rĂŽle de porte-paroles par dĂ©faut. Ceci est lâune des causes principales du ressentiment quâon Ă©prouve trĂšs frĂ©quemment envers ces femmes, que lâon dĂ©signe comme « les stars ». Ătant donnĂ© que les femmes du mouvement ne les ont pas dĂ©signĂ©es pour exposer leur point de vue, celles-ci se sentent offensĂ©es quand la presse prĂ©sume quâelles le font. Mais tant que le mouvement ne dĂ©signera pas ses propres porte-paroles, ces femmes se verront entraĂźnĂ©es par la presse et le public Ă assumer ce rĂŽle, indĂ©pendamment de leurs propres dĂ©sirs.
Les conséquences négatives de ce qui précÚde sont variées, aussi bien pour le mouvement que pour les femmes devenues « stars ». Détaillons-en deux.
PremiĂšrement, comme le mouvement ne les a pas dĂ©signĂ©es comme porte-paroles, il nâest pas apte Ă rĂ©voquer leur mandat ; la presse qui les a installĂ©es dans ce rĂŽle est la seule qui peut choisir de leur prĂȘter attention ou pas. Celle-ci continuera Ă chercher des « stars » pour quâelles jouent le rĂŽle de porte-paroles, dans la mesure oĂč il nâexiste pas dâalternatives officielles et reprĂ©sentatives auxquelles recourir. Ainsi, le mouvement manquera de contrĂŽle sur ses porte-paroles, en continuant Ă croire quâil ne doit pas en avoir.
DeuxiĂšmement, les femmes qui se retrouvent dans cette situation sont frĂ©quemment lâobjet de critiques virulentes de la part de leurs sĆurs, attitude positive dans lâabsolu pour le mouvement mais aussi douloureusement destructrice pour les personnes affectĂ©es. Ces critiques conduisent uniquement Ă ce que ces femmes abandonnent le mouvement – souvent profondĂ©ment blessĂ©es – ou Ă ce quâelles cessent de se sentir responsables face Ă leurs « sĆurs ». Elles peuvent maintenir une forme de loyautĂ© diffuse envers le mouvement, mais elles cessent dâĂȘtre affectĂ©es par les pressions des autres femmes du mouvement. On ne peut se sentir responsable envers des gens qui sont la cause dâune telle souffrance sans avoir quelque chose de masochiste, et en gĂ©nĂ©ral, ces femmes sont trop fortes pour se soumettre Ă ces pressions personnelles. Ainsi, la rĂ©action au systĂšme des « stars » encourage de fait le mĂȘme type dâirresponsabilitĂ© individualiste que le mouvement condamne. Le mouvement, en punissant une femme pour son comportement de « star », perd chacune des formes de contrĂŽle quâelle aurait pu exercer sur elle, qui se sent alors libre de commettre tous les pĂ©chĂ©s individualistes dont on lâa accusĂ©e.
Lâimpuissance politique
Les groupes sans structure peuvent ĂȘtre trĂšs efficaces pour aider les personnes Ă parler de leurs propres vies, mais ne sont pas aussi efficaces dans la poursuite dâune activitĂ© politique, ils se fatiguent quand les gens qui les composent « ne font rien dâautre que parler ». Il arrive quâun groupe Ă structure informelle dĂ©veloppe par hasard les compĂ©tences qui permettent de rĂ©aliser certains projets et il semble alors que ces groupes fonctionnent bien. Cependant, mĂȘme si le travail dans ce type de groupe peut ĂȘtre une expĂ©rience vraiment passionnante, il est pourtant rare et difficile Ă reproduire. Il y a presque inĂ©vitablement quatre conditions rĂ©unies dans de tels groupes :
- Ătre focalisĂ© sur la tĂąche. La fonction du groupe est restreinte et spĂ©cifique, comme de mettre sur pied une confĂ©rence ou de sortir un journal. Câest lâaction qui structure le groupe. La tĂąche dĂ©termine ce qui doit ĂȘtre fait et quand cela doit ĂȘtre fait. Elle forme un guide Ă lâaune duquel les participant-e-s peuvent juger de leurs rĂ©alisations et prĂ©voir les activitĂ©s futures.
- Ătre relativement petit et homogĂšne. LâhomogĂ©nĂ©itĂ© est nĂ©cessaire pour assurer que tous les participants ont un langage commun suffisant pour interagir. Des personnes provenant de milieux diffĂ©rents peuvent enrichir un groupe de sensibilisation dans lequel chacun et chacune peut apprendre des expĂ©riences des autres, mais une trop grande diversitĂ© au sein dâun groupe focalisĂ© sur une tĂąche risque de provoquer de rĂ©guliĂšres incomprĂ©hensions. Chaque personne a ses propres dĂ©finitions, moyens dâactions, attentes des autres et critĂšres pour juger le rĂ©sultat dâune action. Si tout le monde connaĂźt tout le monde suffisamment bien pour pouvoir percevoir les nuances, alors elles pourront ĂȘtre prises en compte. Mais la plupart du temps, elles ne mĂšnent quâau dĂ©sordre et Ă dâinterminables heures de palabres pour dĂ©mĂȘler des conflits que personnes nâavait imaginĂ© voir apparaĂźtre.
- Beaucoup de communication interne. Lâinformation doit arriver Ă tout le monde, les opinions ĂȘtre sollicitĂ©es, le travail rĂ©parti et la participation aux prises de dĂ©cisions assurĂ©e. Cela nâest possible que si le groupe est petit et que les personnes passent tout leur temps ensemble pendant la phase cruciale du travail collectif. Il va sans dire que le nombre dâinteractions nĂ©cessaires pour inclure tout le monde augmente proportionnellement au nombre de participant-e-s. Cela limite inĂ©vitablement les groupes Ă cinq participants, ou exclut des personnes de certaines prises de dĂ©cisions. Des groupes fonctionnels peuvent aller jusquâĂ 10 ou 15 personnes, mais seulement lorsquâils sont composĂ©s de plusieurs sous-groupes qui rĂ©alisent seulement certaines tĂąches, et dont les membres circulent entre les sous-groupes de maniĂšres Ă faire connaĂźtre ce que font les autres et que lâinformation circule bien.
- Peu de spĂ©cialisation technique. Tout le monde nâa pas Ă savoir tout faire, mais tout doit pouvoir ĂȘtre fait par plus dâune personne. Ainsi, personne nâest indispensable. Dâune certaine maniĂšre, les personnes deviennent des rouages interchangeables. Bien que ces conditions puissent apparaĂźtre par sĂ©rendipitĂ© dans des petits groupes, ce nâest pas possible dans des groupes plus grands. Par consĂ©quent, comme le mouvement nâest pas plus structurĂ© que les petits groupes, il nâest pas plus efficace que les petits groupes pour des tĂąches spĂ©cifiques. Les structures informelles sont souvent trop Ă©loignĂ©es les unes des autres pour bĂ©nĂ©ficier aux actions du groupe. Ainsi, le mouvement gĂ©nĂšre beaucoup dâactivitĂ©, et peu de rĂ©sultats. Malheureusement, les consĂ©quences de cette activitĂ© ne sont pas aussi anodines que ces rĂ©sultats et le mouvement devient sa propre victime. Certains groupes, quand ils ne sont pas trĂšs grands, et quand ils travaillent Ă petite Ă©chelle, centrent leur activitĂ© sur des projets locaux. Cependant cette option restreint lâactivitĂ© du mouvement Ă un niveau local, et le coupe dâune incidence rĂ©gionale ou nationale. Ainsi ces groupes, qui ont lâobjectif dâavoir un fonctionnement efficace, en restent finalement au stade du groupe informel dâamies qui avaient lancĂ© les choses. Cela exclut beaucoup dâautres femmes : dans la mesure oĂč la seule façon accessible de participer au mouvement passe par les petits groupes, les femmes qui nâont pas lâesprit grĂ©gaire se trouvent notablement dĂ©savantagĂ©es. Et lorsque les groupes amicaux sont le moyen principal dâavoir une activitĂ© organisĂ©e, lâĂ©litisme sâinstitutionnalise.
Dans les groupes qui ne trouvent pas de projet local auquel se consacrer, la seule raison dâexister se rĂ©duit Ă rester unies. Quand un groupe nâa pas dâactivitĂ©s concrĂštes (et la conscientisation en est bien une), les personnes qui lâintĂšgrent dĂ©pensent leur Ă©nergie dans le contrĂŽle du reste du groupe, ce qui nâest pas tant la consĂ©quence dâun dĂ©sir pernicieux de contrĂŽler les autres (bien que ce le soit parfois), mais le produit de lâincapacitĂ© Ă mieux canaliser leurs facultĂ©s. Les personnes compĂ©tentes qui disposent de temps et qui doivent justifier pourquoi elles se regroupent dĂ©dient leurs efforts au contrĂŽle de leur environnement, et passent leur temps Ă critiquer les personnalitĂ©s des autres membres du groupe : les luttes internes et les jeux de pouvoir sâimposent. Mais quand un groupe mĂšne Ă bien quelque forme dâactivitĂ©, les gens apprennent Ă sâentendre avec les autres et Ă Ă©luder les antipathies personnelles en faveur dâun objectif plus grand. Des limites apparaissent Ă la nĂ©cessitĂ© de remodeler les personnes pour quâelles atteignent lâimage quâon en a dâelles.
La crise des groupes de conscientisation laisse les gens sans but, et le manque de structure les laisse sans point de rĂ©fĂ©rence. Dans cette situation, les femmes du mouvement se replient sur elles-mĂȘmes et leurs soeurs, ou cherchent dâautres alternatives pour agir, bien quâelles soient peu accessibles. Certaines femmes « sâoccupent de leurs affaires », ce qui peut dĂ©livrer une explosion de crĂ©ativitĂ© individuelle, dont le mouvement bĂ©nĂ©ficiera en grande partie, bien que cette alternative ne marche pas pour la majoritĂ©, et ne soit Ă©videmment pas propice Ă un esprit dâeffort collectif. Dâautres abandonnent le mouvement car elles ne veulent pas dĂ©velopper un projet individuel, et ne trouvent pas non plus la maniĂšre dâintĂ©grer ou dâinitier un projet collectif qui les intĂ©resse.
Beaucoup dâautres se dirigent vers des organisations politiques qui leur offrent le type de structure et dâactivitĂ© efficace quâelles nâont pas trouvĂ© dans le Mouvement de LibĂ©ration des Femmes. Ces organisations politiques qui considĂšrent le fĂ©minisme comme un combat parmi dâautres trouvent lĂ une source de recrutement de nouvelles affiliĂ©es, et nâont pas besoin dâinfiltrer le mouvement (bien que cette option ne reste pas exclue), puisque le dĂ©sir dâune activitĂ© politique cohĂ©rente gĂ©nĂ©rĂ©e chez les femmes par leur participation au mouvement suffit Ă leur donner la volontĂ© dâentrer dans une autre organisation quand le mouvement nâoffre pas de piste Ă leur Ă©nergie et Ă leurs projets.
Les femmes qui adhĂšrent Ă dâautres organisations politiques tout en restant dans le Mouvement de LibĂ©ration des Femmes, ou celles qui intĂšgrent le mouvement alors quâelles militent dans dâautres organisations politiques, deviennent Ă leur tour de nouvelles structures informelles. Ces cercles dâamies se fondent sur leur activitĂ© politique non fĂ©ministe commune plutĂŽt que sur les caractĂ©ristiques prĂ©sentĂ©es prĂ©cĂ©demment mais ils se comportent de maniĂšre trĂšs similaire. Partageant les mĂȘmes valeurs, idĂ©es et conceptions politiques, elles deviennent ainsi des Ă©lites informelles, sans structure claire ou formalisĂ©e, sans responsabilitĂ© devant le groupe, agissant de droit propre, que ce soit ou non leurs intentions.
Dans les groupes du mouvement, les nouvelles Ă©lites informelles sont frĂ©quemment considĂ©rĂ©es comme une menace par les anciennes, et cette impression est tout-Ă -fait fondĂ©e. Ces nouvelles Ă©lites, politiquement ligotĂ©es, se contentent rarement de nâĂȘtre que des confrĂ©ries comme de fait lâĂ©taient les anciennes, et veulent propager leurs idĂ©es politiques et fĂ©ministes, attitude par ailleurs absolument normale, bien que ses implications nâaient pas Ă©tĂ© pleinement analysĂ©es par le mouvement fĂ©ministe. Les anciennes Ă©lites sont rarement disposĂ©es Ă exposer ouvertement leurs diffĂ©rences, car cela reviendrait Ă dĂ©voiler la structure informelle du groupe. Beaucoup de ces Ă©lites se sont cachĂ©es derriĂšre le drapeau de « lâanti-Ă©litisme » et de lâabsence de structure. Dans lâoptique de contrer efficacement la compĂ©tence dâune nouvelle structure informelle, il leur faudrait proposer publiquement des alternatives qui pourraient ĂȘtre porteuses de consĂ©quences risquĂ©es. Ainsi, pour maintenir leur pouvoir, le plus simple est de rationaliser lâexclusion de lâautre structure informelle en les accusant de « rouges », de rĂ©formistes, de « lesbiennes », dâhĂ©tĂ©ros ; lâautre est de structurer le groupe de maniĂšre Ă ce que la structure de pouvoir initiale sâinstitutionnalise. Mais cela nâest pas toujours possible. Ăa lâest si les anciennes Ă©lites informelles ont une cohĂ©sion suffisante, et si elles ont dĂ©jĂ dans une large mesure accaparĂ© le pouvoir. Si la cohĂ©sion de la structure informelle a montrĂ© quâelle fonctionnait, on ne la modifie pas en substance, bien quâalors lâinstitutionnalisation de la structure de pouvoir soit propice Ă sa remise en cause. Par contre, les groupes qui ont le plus besoin dâune structure sont souvent les plus incapables de la crĂ©er. Leurs structures informelles ne sont pas adaptĂ©es, mais leur adhĂ©sion Ă lâidĂ©ologie de « lâabsence de structure » les rend rĂ©fractaires Ă tout changement de technique. Moins un groupe est structurĂ©, plus il se cramponne Ă lâidĂ©ologie de « lâabsence de structure », et plus il peut ĂȘtre facilement rĂ©cupĂ©rĂ© par un groupe de camarades politiques.
Ătant donnĂ© que le mouvement dans son ensemble est aussi peu structurĂ© que la majoritĂ© des groupes qui le composent, il est susceptible autant quâeux dâĂȘtre directement influencĂ©, bien quâalors le phĂ©nomĂšne se manifeste de façon diffĂ©rente. Il arrive frĂ©quemment que ce soient les organisations fĂ©ministes structurĂ©es qui fournissent les directives de dimension nationale aux activitĂ©s fĂ©ministes, directives qui sont dĂ©terminĂ©es par les prioritĂ©s qui rĂ©gissent ces organisations. Ainsi, les groupes tels que la National Organization for Women et la Womenâs Equity Action League, et quelques collectifs de femmes de gauche, sont les seules organisations capables de mettre sur pied une campagne nationale. Les innombrables groupes non structurĂ©s du Mouvement de LibĂ©ration peuvent choisir de soutenir ou non ces campagnes nationales, mais ne sont pas aptes Ă mettre sur pied les leurs, continuant ainsi Ă laisser leurs membres grossir les troupes des organisations structurĂ©es. Les groupes qui se disent « non structurĂ©s », nâont aucun moyen de bĂ©nĂ©ficier des vastes ressources du mouvement pour dĂ©fendre leurs prioritĂ©s, et ne peuvent mĂȘme pas compter sur une mĂ©thode pour dĂ©cider de ces prioritĂ©s.
Moins un mouvement est structurĂ©, moins il a de contrĂŽle sur son processus dâexpansion et sur les actions politiques dans lesquelles il sâengage, ce qui ne veut pas dire que ses idĂ©es ne se diffusent pas. Sâil existe un certain intĂ©rĂȘt de la part des mĂ©dia, et si les conditions sont rĂ©unies, les idĂ©es du mouvement pourraient avoir une plus vaste diffusion. Cela nâimplique pas forcĂ©ment quâelles soient mises en pratique, mais quâau moins elles soient objets de discussion. Dans la mesure oĂč lâidĂ©al fĂ©ministe peut ĂȘtre portĂ© par la pratique, on peut bien sĂ»r agir, mais si sa rĂ©alisation exige une force politique coordonnĂ©e, nous devrons nous organiser diffĂ©remment. Lâorganisation en structures informelles a ses limites : elle est politiquement inefficace, ainsi quâexcluante et discriminatoire pour les femmes qui ne sont pas ou ne peuvent pas se lier Ă des cercles dâamies. Celles qui ne peuvent sâintĂ©grer aux organisations existantes Ă cause de leur classe, de leur race, de leur mĂ©tier, de leur Ă©ducation, de leur Ă©tat civil, de leur maternitĂ©, de leur personnalitĂ©, etc., se sentent inĂ©vitablement dĂ©couragĂ©es de sâinvestir ; celles qui au contraire sâintĂšgrent dĂ©veloppent un intĂ©rĂȘt cachĂ© pour le maintien des choses telles quâelles sont.
Les intĂ©rĂȘts cachĂ©s des groupes informels transparaĂźtront un jour Ă travers les structures informelles existantes, et le mouvement nâaura aucun moyen de dĂ©terminer les personnes qui doivent exercer le pouvoir en son sein. Si le mouvement continue Ă Ă©luder dĂ©libĂ©rĂ©ment la responsabilitĂ© de dĂ©signer les personnes qui exercent le pouvoir, il continuera Ă ĂȘtre dĂ©pourvu de moyens pour lâabolir ; de fait son attitude se rĂ©duit Ă abdiquer le droit dâexiger que ces personnes qui de fait lâexercent en soient responsables. Ainsi, si le mouvement sâengage Ă diluer le pouvoir au maximum parce quâil sait quâil ne peut exiger aucune responsabilitĂ© des personnes qui lâexercent, il empĂȘchera quâun groupe ou quâune personne le domine totalement, mais il garantira en mĂȘme temps son inefficacitĂ© politique maximale. Il faut trouver une solution intermĂ©diaire entre les structures de domination et lâinefficacitĂ©.
Ces problĂšmes sont en train de se figer, dans un Mouvement qui est en train de changer de nature. La conscientisation comme fonction principale du Mouvement de LibĂ©ration des Femmes commence Ă ĂȘtre dĂ©passĂ©e. La libĂ©ration des femmes est devenue un thĂšme quotidien grĂące Ă lâintense propagande des mĂ©dias ces deux derniĂšres annĂ©es et aussi aux nombreux livres et articles qui circulent actuellement. Ces thĂšmes sont discutĂ©s, et des groupes de discussion naissent sans que leurs membres nâaient aucune connexion explicite avec le mouvement. Le mouvement doit Ă©tablir ses prioritĂ©s, structurer ses objectifs, et continuer ses campagnes de maniĂšre coordonnĂ©e, et pour ce faire, il doit sâorganiser Ă Ă©chelle locale, rĂ©gionale et nationale.
Principes pour une structuration démocratique
Une fois que le mouvement aura cessĂ© de sâaccrocher Ă lâidĂ©ologie de « lâabsence de structure », il aura la possibilitĂ© de dĂ©velopper les formes dâorganisation qui seront davantage en accord avec son fonctionnement. Ce qui ne veut pas dire que nous devions rejoindre lâextrĂȘme inverse, et imiter aveuglĂ©ment les formes traditionnelles dâorganisation, mais nous ne devons pas non plus toutes les rejeter en bloc, certaines des techniques traditionnelles seront utiles bien quâimparfaites, dâautres nous donneront une idĂ©e de ce que nous devons ou ne devons pas faire pour atteindre des objectifs dĂ©terminĂ©s avec un coĂ»t minimum pour les personnes qui composent le mouvement. Par-dessus tout, nous devrons essayer diffĂ©rentes formes de structuration et dĂ©velopper diffĂ©rentes techniques Ă utiliser dans diffĂ©rentes situations. Le systĂšme de tirage au sort est lâune des idĂ©es qui sont nĂ©es dans le mouvement ; il nâest pas applicable Ă toutes les situations, bien quâil soit utile dans quelques-unes. Il faudrait plus dâidĂ©es pour dĂ©velopper une structure, mais avant de commencer toute expĂ©rimentation intelligente, nous devons accepter lâidĂ©e quâil nây a rien de pernicieux qui soit inhĂ©rent Ă la structure elle-mĂȘme, il nây a de pernicieux que sa prĂ©sence excessive.
Pendant que nous dĂ©butons ce processus dâapprentissage par lâerreur, nous pouvons garder en tĂȘte certains principes qui sont fondamentaux pour toute structuration qui aspire Ă ĂȘtre Ă la fois dĂ©mocratique et politiquement efficace :
- La dĂ©lĂ©gation, par des mĂ©thodes dĂ©mocratiques, de formes spĂ©cifiques dâautoritĂ©, Ă des personnes concrĂštes et pour des tĂąches dĂ©limitĂ©es. Laisser certaines personnes rĂ©aliser des travaux ou des tĂąches par dĂ©faut nâassure pas quâelles soient rĂ©alisĂ©es sĂ©rieusement. Si une personne est sĂ©lectionnĂ©e pour accomplir une tĂąche, de prĂ©fĂ©rence aprĂšs quâelle ait exprimĂ© son intĂ©rĂȘt et sa volontĂ© de la mener Ă bien, elle prend un engagement qui ne peut ĂȘtre facilement reniĂ©.
- Exiger des personnes Ă qui une autoritĂ© a Ă©tĂ© dĂ©lĂ©guĂ©e quâelles soient responsables devant celles qui lâont Ă©lue. De cette maniĂšre le groupe garde un contrĂŽle sur les personnes qui se trouvent en position dâautoritĂ©. Des individus isolĂ©s exercent un pouvoir mais câest le groupe qui a le dernier mot sur la façon dont ils doivent lâexercer.
- La distribution de lâautoritĂ© au plus grand nombre de personnes raisonnablement possible. Cela empĂȘche que ne se crĂ©e un monopole du pouvoir, et exige des personnes qui se trouvent Ă des postes dâautoritĂ© quâelles en consultent beaucoup dâautres dans leur exercice de cette autoritĂ©. Cela permet Ă©galement Ă beaucoup de gens dâacquĂ©rir une responsabilitĂ© sur des tĂąches spĂ©cifiques, et ainsi, dâacquĂ©rir diffĂ©rentes compĂ©tences.
- Rotation des postes entre diffĂ©rentes personnes. Les responsabilitĂ©s qui sont portĂ©es trop longtemps par une personne, formellement ou informellement, peuvent ĂȘtre perçues comme les « propriĂ©tĂ©s » de cette personne et ne sont plus facilement cĂ©dĂ©es ni contrĂŽlĂ©es par le groupe. Inversement, si les tĂąches sont redistribuĂ©es trop frĂ©quemment, les personnes nâont pas le temps dâapprendre suffisamment pour obtenir la satisfaction dâavoir bien fait leur boulot.
- RĂ©partition des tĂąches selon des critĂšres rationnels. DĂ©signer une personne Ă un poste parce quâelle suscite la sympathie quand elle sây trouve, ou gĂȘner son travail parce quâelle nâen suscite pas, ne profite Ă long terme ni au groupe ni Ă la personne en question. La capacitĂ©, lâintĂ©rĂȘt et la responsabilitĂ© doivent ĂȘtre les critĂšres qui comptent dans une telle sĂ©lection. En ce sens, il faut favoriser des opportunitĂ©s pour que les gens acquiĂšrent de nouvelles capacitĂ©s, mais la meilleure façon dây arriver passe par un « programme dâapprentissage », et non par la mĂ©thode qui consiste à « se jeter Ă lâeau pour apprendre Ă nager ». Assumer une responsabilitĂ© que lâon ne maĂźtrise pas est dĂ©moralisant, et Ă lâinverse, ĂȘtre privĂ© de faire une chose que lâon sait bien faire nâest pas trĂšs encourageant pour dĂ©velopper ses facultĂ©s. Tout au long de lâHistoire, on a empĂȘchĂ© les femmes dâexprimer leurs compĂ©tences, et le mouvement ne doit pas reproduise le mĂȘme processus.
- Diffusion de lâinformation Ă tout le monde, le plus frĂ©quemment possible. Lâinformation câest le pouvoir. LâaccĂšs Ă lâinformation augmente le pouvoir individuel. Lorsquâun rĂ©seau informel diffuse de nouvelles idĂ©es ou informations vers lâextĂ©rieur du groupe, il sâengage dĂ©jĂ dans un processus de formation dâopinion â sans la participation du groupe. Plus une personne en sait sur le fonctionnement de quelque chose et plus elle a dâinformations sur ce qui se passe, plus lâefficacitĂ© politique des membres du groupe est grande.
- AccĂšs Ă©galitaire Ă toutes les ressources dont le groupe a besoin. Ce nâest pas toujours parfait, mais il faut tendre vers cela. Une membre qui entretiendrait un monopole sur une ressource nĂ©cessaire (une photocopieuse ou une chambre noire) peut influencer indĂ»ment lâaccĂšs Ă cette ressource. Les compĂ©tences et les connaissances sont Ă©galement des ressources. Les compĂ©tences des diffĂ©rents membres peuvent ĂȘtre Ă©quitablement accessibles si ces derniĂšres sont disposĂ©es Ă les enseigner ce quâelles savent.
Si ces principes sont appliquĂ©s, ils garantissent que, quelles que soient les structures dĂ©veloppĂ©es par les diffĂ©rents groupes du mouvement, celles-ci restent contrĂŽlĂ©es et rĂ©actives par rapport au groupe. Lâensemble des personnes qui se trouvent Ă des postes dâautoritĂ© sera vaste, flexible, ouvert et temporaire. Elles ne pourront pas institutionnaliser leur pouvoir parce que les dĂ©cisions seront prises par lâensemble du groupe en derniĂšre instance. Celui-ci aura la possibilitĂ© de dĂ©cider des personnes qui exercent lâautoritĂ© en son sein.
Jo Freeman
Poursuivre la réflexion
Plusieurs brochures peuvent apporter dâautres regards sur la question de la structure organisationnelle, notamment :
Archipel. Affinité, organisation informelle et projets insurrectionnels, éditée par Tumult en 2013.
Contre les masses, lâorganisation en collectif, Ă©ditĂ©e par le collectif FTP (Nancy), Ă©crite entre 1970 et 1971.
La tyrannie de la tyrannie, Cathy Levine, article de 1979.Traduction inédite en français et mise en brochure par Indice en 2017.
Mais aussi, si vous lisez lâanglais :
Organizing Cools the Planet : Tools and Reflections to Navigate the Climate Crisis, Joshua Kahn Russell et Hilary Moore, PM Press, 2011.
Source: Manif-est.info