Novembre 13, 2021
Par Manif Est
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Tout au long des annĂ©es de formation du Mouvement de LibĂ©ration des Femmes, on a beaucoup plĂ©biscitĂ© les dĂ©nommĂ©s « groupes sans leader ni structure Â», comme Ă©tant la principale, sinon l’unique forme d’organisation du mouvement. L’origine de cette idĂ©e se trouve dans la rĂ©action naturelle Ă  la sociĂ©tĂ© sur-structurĂ©e dans laquelle nous sommes plongĂ©-e-s, Ă  l’inĂ©vitable contrĂŽle sur nos vies qu’elle confĂšre Ă  certain-e-s, et Ă  l’élitisme constant de la gauche et de groupes similaires parmi celles et ceux qui Ă©taient supposĂ©-e-s combattre cette sur-structuration.

Pourtant, l’idĂ©e d’absence de structure est passĂ©e du stade de saine contre-tendance Ă  celui d’idĂ©e allant de soi. Les notions qu’elle implique sont aussi faiblement analysĂ©es que le terme est fortement utilisĂ©, devenant malgrĂ© tout une part intrinsĂšque et indiscutable de l’idĂ©ologie du Mouvement de LibĂ©ration des Femmes. À l’étape de gestation du mouvement, cette question avait peu d’importance. Une fois dĂ©finis ses objectifs et sa mĂ©thode principale, comme la prise de conscience, le groupe de conscientisation « sans structure Â» s’avĂ©rait ĂȘtre un excellent moyen pour atteindre leurs objectifs. Le caractĂšre dĂ©tendu et informel qui le rĂ©gissait Ă©tait propice Ă  la participation aux discussions, et le climat de soutien mutuel qui se crĂ©ait en gĂ©nĂ©ral permettait une meilleure expression des visions personnelles. Si les rĂ©sultats n’étaient pas plus concrets que l’échange de visions personnelles, cela n’avait pas une grande importance, puisque l’objectif de ses groupes n’allait pas au-delĂ .

Les problĂšmes ne commencĂšrent Ă  surgir que lorsque les petits groupes d’action Ă©puisĂšrent les vertus de la conscientisation et dĂ©cidĂšrent qu’ils voulaient faire quelque chose de plus concret. Face Ă  cette dĂ©cision, les groupes, en gĂ©nĂ©ral, s’enlisĂšrent, parce que la plupart d’entre eux ne voulaient pas changer leur structure alors que leurs tĂąches changeaient. Les femmes avaient pleinement acceptĂ© l’idĂ©e de « l’absence de structure Â», sans percevoir des limites de son usage.

On essaya d’utiliser le groupe « sans structure Â» et les discussions informelles pour des questions inadĂ©quates, en se basant sur la croyance aveugle que toutes les autres formes d’organisation, quelles qu’elles soient, Ă©taient oppressantes. Si le mouvement prĂ©tend s’étendre au-delĂ  de ces Ă©tapes Ă©lĂ©mentaires de dĂ©veloppement, il devra abandonner quelques-uns de ses prĂ©jugĂ©s sur l’organisation et la structure. Il n’y a rien de pernicieux en soi dans ces deux notions ; toutes les deux peuvent ĂȘtre, et sont frĂ©quemment, mal employĂ©es, mais les rejeter dans leur ensemble parce que leur emploi n’est pas correct, revient Ă  nier les instruments d’un dĂ©veloppement ultĂ©rieur. Il est ainsi nĂ©cessaire de comprendre pourquoi « l’absence de structure Â» ne marche pas.

Structures formelles et informelles

Contrairement Ă  ce que nous aimerions croire, il n’existe pas de groupe sans structure. Tout groupe de personnes qui, pour certaines raisons, s’unit pendant un temps dĂ©terminĂ© et avec un objectif quelconque, se donnera inĂ©vitablement une forme ou une autre de structure : celle-ci pourra ĂȘtre flexible et pourra varier dans le temps, peut-ĂȘtre servira-t-elle Ă  distribuer les tĂąches de maniĂšre Ă©quitable ou injuste, ou Ă  distribuer le pouvoir et l’influence entre les divers membres du groupe, indĂ©pendamment des personnalitĂ©s, facultĂ©s ou intentions des personnes impliquĂ©es. Le simple fait d’ĂȘtre des ĂȘtres aux compĂ©tences variĂ©es, de prĂ©dispositions et d’origines diverses rend cela inĂ©vitable. Ce serait uniquement si nous refusions de nous frĂ©quenter, ou d’interagir de quelque maniĂšre que ce soit que nous pourrions nous rapprocher d’un groupe sans structure, et ce n’est pas la nature d’un groupe humain.

Aspirer Ă  crĂ©er un groupe sans structure est alors aussi inutile et trompeur que prĂ©tendre qu’il existe des informations « objectives Â», que les sciences sociales sont « dĂ©gagĂ©es des valeurs Â», ou qu’il existe une Ă©conomie « libre Â». Un groupe laissĂ© Ă  lui-mĂȘme est aussi rĂ©aliste qu’une sociĂ©tĂ© laisse Ă  elle-mĂȘme : la notion de groupe sans structure se transforme en un rideau de fumĂ©e qui favorise les puissants ou les chanceux qui peuvent Ă©tablir leur hĂ©gĂ©monie indiscutable sur les autres. Cette forme d’hĂ©gĂ©monie peut s’établir trĂšs facilement, parce que la notion « d’absence de structure Â» n’empĂȘche pas la formation de structures informelles : elle n’empĂȘche que celle des structures formelles. De mĂȘme, la philosophie du « laisser-faire Â» n’a pas empĂȘchĂ© les puissances Ă©conomiques d’établir un contrĂŽle sur les salaires, les prix et la distribution des biens ; elle a juste empĂȘchĂ© le gouvernement de le faire. Ainsi, l’absence de structure devient un moyen de masquer le pouvoir, et au sein du mouvement des femmes, elle est en gĂ©nĂ©ral dĂ©fendue par celles qui dĂ©tiennent davantage de pouvoir (qu’elles soient conscientes de leur pouvoir ou non).

Dans la mesure oĂč la structure du groupe est informelle, les normes selon lesquelles on prend les dĂ©cisions ne sont connues que de peu de personnes, et la conscience du fait qu’il existe une relation de pouvoir se limite Ă  celles qui connaissent ces normes. Celles qui ne les connaissent pas, ou qui n’ont pas Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©es et formĂ©es, resteront confuses, ou souffriront de l’impression paranoĂŻaque qu’il se passe des choses dont elles n’ont pas pleinement conscience. Pour que tout le monde puisse s’impliquer dans un groupe donnĂ© et participer Ă  ses activitĂ©s, la structure doit ĂȘtre explicite et non implicite. Les normes de prise de dĂ©cisions doivent ĂȘtre ouvertes et connues de toutes et tous, ce qui n’arrivera que si elles sont formalisĂ©es. Cela ne signifie pas que la formalisation de la structure d’un groupe dĂ©truit nĂ©cessairement sa structure informelle. En gĂ©nĂ©ral ce n’est pas ce qui se passe. En revanche, cela empĂȘche que la structure informelle dĂ©tienne un contrĂŽle prĂ©dominant, et en mĂȘme temps cela offre la possibilitĂ© d’attaquer la structure informelle si des personnes impliquĂ©es ne rĂ©pondent pas aux besoins du groupe dans son ensemble.

« L’absence de structure Â» est organisationnellement impossible. On ne peut dĂ©cider de former un groupe avec ou sans structure, seulement s’il est ou non formellement structurĂ©. À partir de maintenant le terme « absence de structure Â» sera employĂ© en rĂ©fĂ©rence Ă  ces groupes qui n’ont pas Ă©tĂ© structurĂ©s consciemment sous une forme ou une autre. À l’inverse nous ferons rĂ©fĂ©rence aux « groupes structurĂ©s Â» en parlant de ceux qui l’ont fait consciemment. Un groupe structurĂ© a toujours une structure formelle, mais peut Ă©galement avoir une structure informelle ou cachĂ©e. C’est cette structure informelle, en particulier dans les groupes non structurĂ©s, qui crĂ©e les bases du dĂ©veloppement des Ă©lites.

La nature de l’élitisme

« Ă‰litiste Â» est probablement le mot le plus pervertis dans mouvement de libĂ©ration des femmes. Il est utilisĂ© aussi souvent, et pour les mĂȘmes raisons que le terme « bureaucrate Â» dans les annĂ©es soixante. Il est rarement utilisĂ© Ă  bon escient. Dans le mouvement, il dĂ©signe souvent des individus dont les caractĂ©ristiques personnelles et les activitĂ©s peuvent diffĂ©rer largement : un individu, en tant que person­ne, ne peut jamais ĂȘtre Ă©litiste, car ce terme se rĂ©fĂšre Ă  un groupe. Quelle que soit la personne, aussi cĂ©lĂšbre soit-elle, elle ne pourra jamais ĂȘtre une Ă©lite.

Une Ă©lite est un petit groupe de gens qui domine un autre groupe plus grand, dont il fait partie, souvent sans avoir une responsabilitĂ© directe sur ce plus grand groupe, et qui agit frĂ©quemment sans son consentement ou sa connaissance. Une personne devient Ă©litiste quand elle fait partie ou dĂ©fend la domination de ce petit groupe, indĂ©pendamment du fait qu’elle soit ou non connue des autres. La notoriĂ©tĂ© n’est pas un Ă©quivalent de l’élitisme. Les Ă©lites les plus insidieuses sont habituellement composĂ©es de gens que le grand public ne connaĂźt pas. Les Ă©lites intelligentes sont, en gĂ©nĂ©ral, assez sagaces pour ne pas se faire connaĂźtre ; elles savent que si on les connaĂźt on les observe, et qu’alors le masque qui cache leur pouvoir cesse d’ĂȘtre prĂ©servĂ©.

Les Ă©lites ne sont pas des conspirateurs : il est rare qu’un petit groupe se rĂ©unisse et essaye dĂ©libĂ©rĂ©ment de s’accaparer un plus grand groupe Ă  ses fins. Les Ă©lites ne sont rien de plus et rien de moins que des groupes d’ami-e-s qui se retrouvent Ă  participer Ă  la mĂȘme activitĂ© politique. Ils auraient probablement une activitĂ© politique indĂ©pendamment du maintien ou non de leur amitiĂ©. C’est la coĂŻncidence de ces deux faits qui gĂ©nĂšre une Ă©lite dans un groupe dĂ©terminĂ©, et aussi ce qui rend si difficile son anĂ©antissement.

Ces groupes d’ami-e-s fonctionnent comme des rĂ©seaux de communication en marge de tous les canaux que le groupe a pu Ă©tablir avec eux, et s’il n’existe pas de canaux, ils fonctionnent comme le seul rĂ©seau de communication : parce que ces gens sont ami-e-s, parce qu’en gĂ©nĂ©ral illes partagent les mĂȘmes valeurs et conceptions politiques, parce qu’illes se parlent dans des circonstances de la vie quotidienne, parce qu’illes se consultent quand illes doivent prendre des petites dĂ©cisions pour leur vie, les gens qui participent Ă  ces rĂ©seaux ont plus de pouvoir que ceux qui ne participent pas. Il est rare qu’un groupe n’établisse aucun rĂ©seau informel de communication entre les ami-e-s qui se lient en son sein.

Certains groupes, selon leur taille, peuvent avoir plus d’un rĂ©seau de communication informelle et ces rĂ©seaux peuvent s’entremĂȘler. Quand il existe seulement un rĂ©seau de ce type, il se transforme en l’élite du groupe « sans structure Â», indĂ©pendamment de la volontĂ© ou non de ses membres d’ĂȘtre Ă©litistes. Si, d’un autre cĂŽtĂ©, il est le seul rĂ©seau existant dans un groupe structurĂ©, il peut ou non correspondre Ă  son Ă©lite, selon la composition et la nature du groupe formel. S’il existe deux rĂ©seaux d’ami-e-s ou plus, ils se font parfois concurrence pour gagner le pouvoir dans le groupe, crĂ©ant ainsi des divisions ; il peut aussi arriver que l’une des factions abandonne dĂ©libĂ©rĂ©ment la compĂ©tition, en laissant une autre ĂȘtre l’élite du groupe. Dans un groupe structurĂ©, en gĂ©nĂ©ral, deux rĂ©seaux d’ami-e-s ou plus coexistent et se font concurrence pour gagner le pouvoir formel. On pourrait considĂ©rer que c’est la situation la plus saine, puisque les membres restant-e-s peuvent jouer les arbitres entre les deux groupes en compĂ©tition pour le pouvoir, et, de cette façon, poser des exigences dĂ©terminĂ©es Ă  celles et ceux avec qui illes s’allient temporairement. Le caractĂšre inĂ©vitablement Ă©litiste et exclusif des rĂ©seaux de communication informels entre ami-e-s n’est pas une particularitĂ© du mouvement fĂ©ministe, ni un phĂ©nomĂšne nouveau pour les femmes. Ce type de relations informelles a servi des siĂšcles durant Ă  exclure la participation des femmes dans des groupes intĂ©grĂ©s dont elles faisaient partie. Dans toute profession ou organisation, ces rĂ©seaux ont créé une mentalitĂ© de « groupe fermĂ© Â», Ă  l’image des liens de « camarades de classe Â», et ont empĂȘchĂ© l’ensemble des femmes (ainsi que certains hommes isolĂ©s) d’accĂ©der de façon Ă©galitaire aux sources de pouvoir ou de reconnaissance sociale. Une bonne partie des efforts du mouvement fĂ©ministe, dans le passĂ©, s’est dirigĂ©e vers la formalisation des structures de dĂ©cision et des processus de sĂ©lection, avec l’objectif de faciliter l’attaque directe contre les mĂ©canismes d’exclusion des femmes. Comme nous le savons bien, ces efforts n’ont pas empĂȘchĂ© la persistance de la discrimination contre les femmes, mais ils ont rendu celle-ci plus difficile.

Le fait que les Ă©lites soient informelles ne veut pas dire qu’elles sont invisibles. Dans la rĂ©union d’un groupe quelconque, n’importe qui peut, en ayant l’Ɠil avisĂ© et l’oreille attentive, se rendre compte de qui influe sur qui. Les membres d’un groupe qui ont de bonnes relations entre eux se frĂ©quenteront plus frĂ©quemment que d’autres. Illes s’écoutent plus attentivement et s’interrompent moins ; illes rĂ©pĂštent les points de vue ou les opinions des autres et, en cas de conflit, illes cĂšdent plus amicalement ; de mĂȘme illes tendent Ă  ignorer voire Ă  lutter d’arrache-pied contre les personnes « extĂ©rieures Â», dont l’assentiment n’est pas nĂ©cessaire pour prendre une dĂ©cision, et pourtant les personnes « internes Â» doivent maintenir de bonnes relations avec les « extĂ©rieures Â». Évidemment les lignes de dĂ©marcation ne sont pas aussi clairement tracĂ©es que ce que j’affirme ici : dans l’interaction naissent des nuances. Mais elles sont discernables et elles ont un effet. Lorsqu’une personne perçoit avec qui il est important de parler avant qu’une dĂ©cision ne soit prise et quelle approbation est une marque d’acceptation, alors illes peut savoir qui prend les dĂ©cisions. Étant donnĂ© que les groupes du mouvement n’ont pas pris de dĂ©cisions concrĂštes quant Ă  qui doit exercer le pouvoir en leur sein, les critĂšres diffĂ©rents d’un bout Ă  l’autre du pays. Dans la premiĂšre Ă©tape du mouvement, par exemple, le mariage Ă©tait requis, en gĂ©nĂ©ral, pour pouvoir participer Ă  l’élite informelle. C’est-Ă -dire qu’en accord avec les enseignements traditionnels, les mariĂ©es restaient fondamentalement entre elles, considĂ©rant qu’avoir les cĂ©libataires pour amies intimes prĂ©sentaient un danger excessif. Dans plusieurs villes ce critĂšre fut nuancĂ© en incluant dans l’élite uniquement les Ă©pouses d’hommes de la nouvelle gauche. Cependant, cette norme-lĂ  prend en compte davantage que la simple tradition. Les hommes de la nouvelle gauche, en gĂ©nĂ©ral, avaient accĂšs Ă  des ressources dont le mouvement avait besoin – liste de diffusion, accĂšs Ă  l’impression, contacts et informations – et les femmes Ă©taient habituĂ©es Ă  obtenir ce qu’elles voulaient par eux plutĂŽt qu’indĂ©pendamment. Le mouvement a changĂ© avec le temps, et le mariage a cessĂ© d’ĂȘtre un critĂšre universel pour une rĂ©elle participation ; d’autres normes ont Ă©tĂ© adoptĂ©es pour n’ouvrir la porte de l’élite qu’aux femmes qui avaient des caractĂ©ristiques matĂ©rielles et personnelles dĂ©terminĂ©es. En gĂ©nĂ©ral, celles-ci sont : ĂȘtre originaire des classes moyennes (malgrĂ© toute la rhĂ©torique existante sur les relations avec la classe prolĂ©taire), ĂȘtre mariĂ©e ou vivre en concubinage, ĂȘtre ou se prĂ©tendre lesbienne, avoir entre 20 et 30 ans, avoir Ă©tudiĂ© Ă  l’universitĂ© ou avoir au moins un certain niveau d’éducation, ĂȘtre « marginale Â» mais pas trop, avoir une posture politique ou ĂȘtre reconnue comme « baba-cool Â», avoir des enfants ou au moins les apprĂ©cier, ne pas avoir d’enfants, avoir une personnalitĂ© d’une certaine maniĂšre « fĂ©minine Â» avec des caractĂ©ristiques telles que « ĂȘtre agrĂ©able Â», s’habiller de maniĂšre appropriĂ©e (soit conformiste soit anti-conformiste), etc. Il existe Ă©galement des caractĂ©ristiques dĂ©terminĂ©es qui presqu’inĂ©vitablement dĂ©finiront une personne « marginale Â» avec qui il ne faut pas tisser de liens, par exemple : ĂȘtre trop ĂągĂ©e, travailler Ă  plein temps, ou, encore plus, avoir un intense dĂ©vouement Ă  sa « carriĂšre Â», ne pas ĂȘtre « agrĂ©able Â» et ĂȘtre explicitement cĂ©libataire (c’est-Ă -dire n’avoir d’activitĂ© ni hĂ©tĂ©ro ni homosexuelle).

Nous pourrions ajouter d’autres critĂšres de sĂ©lection mais ils seraient tous en rapport, d’une maniĂšre ou d’une autre, avec ceux Ă©numĂ©rĂ©s ci-dessus. Les prĂ©-requis typiques pour faire partie des Ă©lites informelles du mouvement, et, ainsi, exercer une certaine forme de pouvoir, sont en rapport avec la classe sociale, la personnalitĂ© et le temps libre. Ils n’incluent pas la compĂ©tence, le dĂ©vouement au fĂ©minisme, les talents ou la contribution potentielle au mouvement : la premiĂšre liste forme les critĂšres employĂ©s pour Ă©tablir une amitiĂ©, tandis que les suivants sont ceux que chaque mouvement ou organisation devrait adopter s’il veut avoir une certaine efficacitĂ© politique. Les normes de participation peuvent varier d’un groupe Ă  l’autre, mais les voies d’intĂ©gration Ă  l’élite informelle – si l’on rĂ©pond aux critĂšres Ă©tablis – sont souvent trĂšs semblables. La seule diffĂ©rence de fond rĂ©side dans le fait d’ĂȘtre dans le groupe depuis le dĂ©but, ou de s’intĂ©grer une fois le groupe formĂ©. Si l’on devient membre du groupe dĂšs le dĂ©but il est important qu’un grand nombre d’ami-e-s l’intĂšgre au mĂȘme moment. Si, Ă  l’inverse, on ne connaĂźt bien aucun des membres, alors quelqu’un se liera d’amitiĂ© avec quelques personnes, et fixera les normes basiques d’interaction pour crĂ©er une structure informelle. Une fois créées les normes informelles, celles-ci se maintiennent, aidĂ©es pour cela du recrutement de nouvelles personnes qui « s’ajustent Â». On intĂšgre une Ă©lite d’une maniĂšre similaire Ă  celle dont on s’engage dans une confrĂ©rie. Si quelqu’une est considĂ©rĂ©e comme « prometteuse Â», elle est « entraĂźnĂ©e Â» par les membres de la structure informelle et, selon les cas, initiĂ©e ou laissĂ©e de cĂŽtĂ©. Si la confrĂ©rie n’a pas assez de conscience politique pour dĂ©buter consciemment le processus, celui-ci peut ĂȘtre pris en charge par l’arrivant-e de la mĂȘme maniĂšre que l’adhĂ©sion Ă  n’importe quel club privĂ©. En premier lieu un sponsor est nĂ©cessaire, c’est-Ă -dire qu’il faut trouver un-e membre de l’élite qui jouit de respect en son sein et cultiver activement son amitiĂ©. Il est trĂšs probable qu’à l’avenir elle introduise l’arrivant-e dans le cercle restreint de l’élite.

Toutes ces procĂ©dures prennent du temps, Ă  tel point que si l’on travaille 8 heures ou si l’on a quelque obligation similaire, il est en gĂ©nĂ©ral impossible d’arriver Ă  faire partie de l’élite. Simplement parce qu’on n’a pas le temps d’assister Ă  toutes les rĂ©unions et de cultiver les relations personnelles nĂ©cessaires pour ĂȘtre entendu-e dans la prise de dĂ©cisions. VoilĂ  pourquoi les structures formelles pour les prises de dĂ©cisions sont une aubaine pour les personnes chargĂ©es de travail. Le fait de pouvoir compter sur des procĂ©dĂ©s fixes de prise de dĂ©cision garantit, jusqu’à un certain point, la participation possible de toutes et tous.

Bien que cette dissection du processus de formation d’une Ă©lite dans les petits groupes ait Ă©tĂ© exposĂ©e dans une perspective critique, elle ne part pas du principe que les structures informelles sont inĂ©vitablement mauvaises ; simplement, elles sont inĂ©vitables. Tous les groupes crĂ©ent des structures informelles comme consĂ©quence des normes d’interaction entre les membres du groupe ; ces structures informelles peuvent ĂȘtre trĂšs utiles. Mais seuls les groupes « sans structure Â» sont totalement rĂ©gis par elles. Quand les Ă©lites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structure, il est impensable de mettre des bĂątons dans les rouages du pouvoir. Le pouvoir devient arbitraire.

Ce qui a Ă©tĂ© constatĂ© jusqu’ici comporte deux consĂ©quences potentiellement nĂ©gatives dont nous devons ĂȘtre conscient-e-s. La premiĂšre est que la structure informelle gardera une grande similitude avec une confrĂ©rie tant qu’on Ă©coutera quelqu’un-e parce que cette personne nous plaĂźt bien et non parce qu’ille dit des choses significatives. Dans la mesure oĂč le mouvement ne dĂ©veloppe pas une activitĂ© extĂ©rieure, ce qui prĂ©cĂšde n’a pas une grande importance, mais son Ă©volution ne doit pas s’arrĂȘter Ă  cette Ă©tape prĂ©liminaire, il devra nĂ©cessairement modifier cette tendance. La seconde consĂ©quence nĂ©gative se trouve dans le fait que les structures informelles n’obligent pas les personnes qui l’intĂšgrent Ă  rĂ©pondre face au groupe en gĂ©nĂ©ral. Le pouvoir qu’elles exercent ne leur a pas Ă©tĂ© confiĂ©, et donc ne peut pas leur ĂȘtre arrachĂ©. Leur influence ne se base pas sur ce qu’elles font pour le groupe, et donc elles ne peuvent ĂȘtre directement influencĂ©es par celui-ci. Il ne faut pas nĂ©cessairement dĂ©duire de ce qui prĂ©cĂšde que les structures informelles donnent lieu Ă  un comportement irresponsable face au groupe, puisque les personnes qui souhaitent maintenir leur influence sur le groupe essaieront en gĂ©nĂ©ral de rĂ©pondre Ă  ses attentes, mais le fait est que le groupe ne peut pas exiger cette responsabilitĂ©, il dĂ©pend des intĂ©rĂȘts de l’élite.

Le systĂšme des stars

La notion « d’absence de structure Â» a créé le systĂšme des « stars Â». Nous vivons dans une sociĂ©tĂ© qui attend des groupes politiques qu’ils prennent des dĂ©cisions et dĂ©signent des personnes dĂ©terminĂ©es pour les exposer au grand public. La presse et son public ne savent pas Ă©couter sĂ©rieusement les femmes en tant que femmes, ils veulent savoir ce que pense le groupe. À partir de lĂ , il existe trois techniques pour connaĂźtre l’opinion de vastes secteurs : le vote et le rĂ©fĂ©rendum, le sondage d’opinion, et la sĂ©lection de porte-paroles dans des meetings appropriĂ©s. Le Mouvement de LibĂ©ration de la Femme n’a utilisĂ© aucune de ces techniques pour communiquer avec le public. Ni le mouvement dans son ensemble ni la majoritĂ© des groupes qui le composent n’ont concrĂ©tisĂ© une façon de faire connaĂźtre leur position sur diffĂ©rents thĂšmes. Pourtant le public est conditionnĂ© Ă  se tourner vers des porte-paroles.

S’il est clair que le mouvement n’a pas explicitement dĂ©signĂ© de porte-parole, il a tout de mĂȘme soutenu plusieurs femmes qui ont attirĂ© l’attention du public pour diffĂ©rentes raisons. Normalement ces femmes ne reprĂ©sentent ni un groupe dĂ©terminĂ© ni l’état d’une opinion ; elles le savent et le disent en gĂ©nĂ©ral, mais Ă©tant donnĂ© qu’il n’existe pas de porte-parole du mouvement ni d’organe dĂ©cisionnaire que la presse peut interroger directement, elles se retrouvent, indĂ©pendamment de leur volontĂ© et indĂ©pendamment de leur acceptation ou non par le mouvement, Ă  assumer le rĂŽle de porte-paroles par dĂ©faut. Ceci est l’une des causes principales du ressentiment qu’on Ă©prouve trĂšs frĂ©quemment envers ces femmes, que l’on dĂ©signe comme « les stars Â». Étant donnĂ© que les femmes du mouvement ne les ont pas dĂ©signĂ©es pour exposer leur point de vue, celles-ci se sentent offensĂ©es quand la presse prĂ©sume qu’elles le font. Mais tant que le mouvement ne dĂ©signera pas ses propres porte-paroles, ces femmes se verront entraĂźnĂ©es par la presse et le public Ă  assumer ce rĂŽle, indĂ©pendamment de leurs propres dĂ©sirs.

Les consĂ©quences nĂ©gatives de ce qui prĂ©cĂšde sont variĂ©es, aussi bien pour le mouvement que pour les femmes devenues « stars Â». DĂ©taillons-en deux.

PremiĂšrement, comme le mouvement ne les a pas dĂ©signĂ©es comme porte-paroles, il n’est pas apte Ă  rĂ©voquer leur mandat ; la presse qui les a installĂ©es dans ce rĂŽle est la seule qui peut choisir de leur prĂȘter attention ou pas. Celle-ci continuera Ă  chercher des « stars Â» pour qu’elles jouent le rĂŽle de porte-paroles, dans la mesure oĂč il n’existe pas d’alternatives officielles et reprĂ©sentatives auxquelles recourir. Ainsi, le mouvement manquera de contrĂŽle sur ses porte-paroles, en continuant Ă  croire qu’il ne doit pas en avoir.

DeuxiĂšmement, les femmes qui se retrouvent dans cette situation sont frĂ©quemment l’objet de critiques virulentes de la part de leurs sƓurs, attitude positive dans l’absolu pour le mouvement mais aussi douloureusement destructrice pour les personnes affectĂ©es. Ces critiques conduisent uniquement Ă  ce que ces femmes abandonnent le mouvement – souvent profondĂ©ment blessĂ©es – ou Ă  ce qu’elles cessent de se sentir responsables face Ă  leurs « sƓurs Â». Elles peuvent maintenir une forme de loyautĂ© diffuse envers le mouvement, mais elles cessent d’ĂȘtre affectĂ©es par les pressions des autres femmes du mouvement. On ne peut se sentir responsable envers des gens qui sont la cause d’une telle souffrance sans avoir quelque chose de masochiste, et en gĂ©nĂ©ral, ces femmes sont trop fortes pour se soumettre Ă  ces pressions personnelles. Ainsi, la rĂ©action au systĂšme des « stars Â» encourage de fait le mĂȘme type d’irresponsabilitĂ© individualiste que le mouvement condamne. Le mouvement, en punissant une femme pour son comportement de « star Â», perd chacune des formes de contrĂŽle qu’elle aurait pu exercer sur elle, qui se sent alors libre de commettre tous les pĂ©chĂ©s individualistes dont on l’a accusĂ©e.

L’impuissance politique

Les groupes sans structure peuvent ĂȘtre trĂšs efficaces pour aider les personnes Ă  parler de leurs propres vies, mais ne sont pas aussi efficaces dans la poursuite d’une activitĂ© politique, ils se fatiguent quand les gens qui les composent « ne font rien d’autre que parler Â». Il arrive qu’un groupe Ă  structure informelle dĂ©veloppe par hasard les compĂ©tences qui permettent de rĂ©aliser certains projets et il semble alors que ces groupes fonctionnent bien. Cependant, mĂȘme si le travail dans ce type de groupe peut ĂȘtre une expĂ©rience vraiment passionnante, il est pourtant rare et difficile Ă  reproduire. Il y a presque inĂ©vitablement quatre conditions rĂ©unies dans de tels groupes :

  • Être focalisĂ© sur la tĂąche. La fonction du groupe est restreinte et spĂ©cifique, comme de mettre sur pied une confĂ©rence ou de sortir un journal. C’est l’action qui structure le groupe. La tĂąche dĂ©termine ce qui doit ĂȘtre fait et quand cela doit ĂȘtre fait. Elle forme un guide Ă  l’aune duquel les participant-e-s peuvent juger de leurs rĂ©alisations et prĂ©voir les activitĂ©s futures.
  • Être relativement petit et homogĂšne. L’homogĂ©nĂ©itĂ© est nĂ©cessaire pour assurer que tous les participants ont un langage commun suffisant pour interagir. Des personnes provenant de milieux diffĂ©rents peuvent enrichir un groupe de sensibilisation dans lequel chacun et chacune peut apprendre des expĂ©riences des autres, mais une trop grande diversitĂ© au sein d’un groupe focalisĂ© sur une tĂąche risque de provoquer de rĂ©guliĂšres incomprĂ©hensions. Chaque personne a ses propres dĂ©finitions, moyens d’actions, attentes des autres et critĂšres pour juger le rĂ©sultat d’une action. Si tout le monde connaĂźt tout le monde suffisamment bien pour pouvoir percevoir les nuances, alors elles pourront ĂȘtre prises en compte. Mais la plupart du temps, elles ne mĂšnent qu’au dĂ©sordre et Ă  d’interminables heures de palabres pour dĂ©mĂȘler des conflits que personnes n’avait imaginĂ© voir apparaĂźtre.
  • Beaucoup de communication interne. L’information doit arriver Ă  tout le monde, les opinions ĂȘtre sollicitĂ©es, le travail rĂ©parti et la participation aux prises de dĂ©cisions assurĂ©e. Cela n’est possible que si le groupe est petit et que les personnes passent tout leur temps ensemble pendant la phase cruciale du travail collectif. Il va sans dire que le nombre d’interactions nĂ©cessaires pour inclure tout le monde augmente proportionnellement au nombre de participant-e-s. Cela limite inĂ©vitablement les groupes Ă  cinq participants, ou exclut des personnes de certaines prises de dĂ©cisions. Des groupes fonctionnels peuvent aller jusqu’à 10 ou 15 personnes, mais seulement lorsqu’ils sont composĂ©s de plusieurs sous-groupes qui rĂ©alisent seulement certaines tĂąches, et dont les membres circulent entre les sous-groupes de maniĂšres Ă  faire connaĂźtre ce que font les autres et que l’information circule bien.
  • Peu de spĂ©cialisation technique. Tout le monde n’a pas Ă  savoir tout faire, mais tout doit pouvoir ĂȘtre fait par plus d’une personne. Ainsi, personne n’est indispensable. D’une certaine maniĂšre, les personnes deviennent des rouages interchangeables. Bien que ces conditions puissent apparaĂźtre par sĂ©rendipitĂ© dans des petits groupes, ce n’est pas possible dans des groupes plus grands. Par consĂ©quent, comme le mouvement n’est pas plus structurĂ© que les petits groupes, il n’est pas plus efficace que les petits groupes pour des tĂąches spĂ©cifiques. Les structures informelles sont souvent trop Ă©loignĂ©es les unes des autres pour bĂ©nĂ©ficier aux actions du groupe. Ainsi, le mouvement gĂ©nĂšre beaucoup d’activitĂ©, et peu de rĂ©sultats. Malheureusement, les consĂ©quences de cette activitĂ© ne sont pas aussi anodines que ces rĂ©sultats et le mouvement devient sa propre victime. Certains groupes, quand ils ne sont pas trĂšs grands, et quand ils travaillent Ă  petite Ă©chelle, centrent leur activitĂ© sur des projets locaux. Cependant cette option restreint l’activitĂ© du mouvement Ă  un niveau local, et le coupe d’une incidence rĂ©gionale ou nationale. Ainsi ces groupes, qui ont l’objectif d’avoir un fonctionnement efficace, en restent finalement au stade du groupe informel d’amies qui avaient lancĂ© les choses. Cela exclut beaucoup d’autres femmes : dans la mesure oĂč la seule façon accessible de participer au mouvement passe par les petits groupes, les femmes qui n’ont pas l’esprit grĂ©gaire se trouvent notablement dĂ©savantagĂ©es. Et lorsque les groupes amicaux sont le moyen principal d’avoir une activitĂ© organisĂ©e, l’élitisme s’institutionnalise.

Dans les groupes qui ne trouvent pas de projet local auquel se consacrer, la seule raison d’exister se rĂ©duit Ă  rester unies. Quand un groupe n’a pas d’activitĂ©s concrĂštes (et la conscientisation en est bien une), les personnes qui l’intĂšgrent dĂ©pensent leur Ă©nergie dans le contrĂŽle du reste du groupe, ce qui n’est pas tant la consĂ©quence d’un dĂ©sir pernicieux de contrĂŽler les autres (bien que ce le soit parfois), mais le produit de l’incapacitĂ© Ă  mieux canaliser leurs facultĂ©s. Les personnes compĂ©tentes qui disposent de temps et qui doivent justifier pourquoi elles se regroupent dĂ©dient leurs efforts au contrĂŽle de leur environnement, et passent leur temps Ă  critiquer les personnalitĂ©s des autres membres du groupe : les luttes internes et les jeux de pouvoir s’imposent. Mais quand un groupe mĂšne Ă  bien quelque forme d’activitĂ©, les gens apprennent Ă  s’entendre avec les autres et Ă  Ă©luder les antipathies personnelles en faveur d’un objectif plus grand. Des limites apparaissent Ă  la nĂ©cessitĂ© de remodeler les personnes pour qu’elles atteignent l’image qu’on en a d’elles.

La crise des groupes de conscientisation laisse les gens sans but, et le manque de structure les laisse sans point de rĂ©fĂ©rence. Dans cette situation, les femmes du mouvement se replient sur elles-mĂȘmes et leurs soeurs, ou cherchent d’autres alternatives pour agir, bien qu’elles soient peu accessibles. Certaines femmes « s’occupent de leurs affaires Â», ce qui peut dĂ©livrer une explosion de crĂ©ativitĂ© individuelle, dont le mouvement bĂ©nĂ©ficiera en grande partie, bien que cette alternative ne marche pas pour la majoritĂ©, et ne soit Ă©videmment pas propice Ă  un esprit d’effort collectif. D’autres abandonnent le mouvement car elles ne veulent pas dĂ©velopper un projet individuel, et ne trouvent pas non plus la maniĂšre d’intĂ©grer ou d’initier un projet collectif qui les intĂ©resse.

Beaucoup d’autres se dirigent vers des organisations politiques qui leur offrent le type de structure et d’activitĂ© efficace qu’elles n’ont pas trouvĂ© dans le Mouvement de LibĂ©ration des Femmes. Ces organisations politiques qui considĂšrent le fĂ©minisme comme un combat parmi d’autres trouvent lĂ  une source de recrutement de nouvelles affiliĂ©es, et n’ont pas besoin d’infiltrer le mouvement (bien que cette option ne reste pas exclue), puisque le dĂ©sir d’une activitĂ© politique cohĂ©rente gĂ©nĂ©rĂ©e chez les femmes par leur participation au mouvement suffit Ă  leur donner la volontĂ© d’entrer dans une autre organisation quand le mouvement n’offre pas de piste Ă  leur Ă©nergie et Ă  leurs projets.

Les femmes qui adhĂšrent Ă  d’autres organisations politiques tout en restant dans le Mouvement de LibĂ©ration des Femmes, ou celles qui intĂšgrent le mouvement alors qu’elles militent dans d’autres organisations politiques, deviennent Ă  leur tour de nouvelles structures informelles. Ces cercles d’amies se fondent sur leur activitĂ© politique non fĂ©ministe commune plutĂŽt que sur les caractĂ©ristiques prĂ©sentĂ©es prĂ©cĂ©demment mais ils se comportent de maniĂšre trĂšs similaire. Partageant les mĂȘmes valeurs, idĂ©es et conceptions politiques, elles deviennent ainsi des Ă©lites informelles, sans structure claire ou formalisĂ©e, sans responsabilitĂ© devant le groupe, agissant de droit propre, que ce soit ou non leurs intentions.

Dans les groupes du mouvement, les nouvelles Ă©lites informelles sont frĂ©quemment considĂ©rĂ©es comme une menace par les anciennes, et cette impression est tout-Ă -fait fondĂ©e. Ces nouvelles Ă©lites, politiquement ligotĂ©es, se contentent rarement de n’ĂȘtre que des confrĂ©ries comme de fait l’étaient les anciennes, et veulent propager leurs idĂ©es politiques et fĂ©ministes, attitude par ailleurs absolument normale, bien que ses implications n’aient pas Ă©tĂ© pleinement analysĂ©es par le mouvement fĂ©ministe. Les anciennes Ă©lites sont rarement disposĂ©es Ă  exposer ouvertement leurs diffĂ©rences, car cela reviendrait Ă  dĂ©voiler la structure informelle du groupe. Beaucoup de ces Ă©lites se sont cachĂ©es derriĂšre le drapeau de « l’anti-Ă©litisme Â» et de l’absence de structure. Dans l’optique de contrer efficacement la compĂ©tence d’une nouvelle structure informelle, il leur faudrait proposer publiquement des alternatives qui pourraient ĂȘtre porteuses de consĂ©quences risquĂ©es. Ainsi, pour maintenir leur pouvoir, le plus simple est de rationaliser l’exclusion de l’autre structure informelle en les accusant de « rouges Â», de rĂ©formistes, de « lesbiennes Â», d’hĂ©tĂ©ros ; l’autre est de structurer le groupe de maniĂšre Ă  ce que la structure de pouvoir initiale s’institutionnalise. Mais cela n’est pas toujours possible. Ça l’est si les anciennes Ă©lites informelles ont une cohĂ©sion suffisante, et si elles ont dĂ©jĂ  dans une large mesure accaparĂ© le pouvoir. Si la cohĂ©sion de la structure informelle a montrĂ© qu’elle fonctionnait, on ne la modifie pas en substance, bien qu’alors l’institutionnalisation de la structure de pouvoir soit propice Ă  sa remise en cause. Par contre, les groupes qui ont le plus besoin d’une structure sont souvent les plus incapables de la crĂ©er. Leurs structures informelles ne sont pas adaptĂ©es, mais leur adhĂ©sion Ă  l’idĂ©ologie de « l’absence de structure Â» les rend rĂ©fractaires Ă  tout changement de technique. Moins un groupe est structurĂ©, plus il se cramponne Ă  l’idĂ©ologie de « l’absence de structure Â», et plus il peut ĂȘtre facilement rĂ©cupĂ©rĂ© par un groupe de camarades politiques.

Étant donnĂ© que le mouvement dans son ensemble est aussi peu structurĂ© que la majoritĂ© des groupes qui le composent, il est susceptible autant qu’eux d’ĂȘtre directement influencĂ©, bien qu’alors le phĂ©nomĂšne se manifeste de façon diffĂ©rente. Il arrive frĂ©quemment que ce soient les organisations fĂ©ministes structurĂ©es qui fournissent les directives de dimension nationale aux activitĂ©s fĂ©ministes, directives qui sont dĂ©terminĂ©es par les prioritĂ©s qui rĂ©gissent ces organisations. Ainsi, les groupes tels que la National Organization for Women et la Women’s Equity Action League, et quelques collectifs de femmes de gauche, sont les seules organisations capables de mettre sur pied une campagne nationale. Les innombrables groupes non structurĂ©s du Mouvement de LibĂ©ration peuvent choisir de soutenir ou non ces campagnes nationales, mais ne sont pas aptes Ă  mettre sur pied les leurs, continuant ainsi Ă  laisser leurs membres grossir les troupes des organisations structurĂ©es. Les groupes qui se disent « non structurĂ©s Â», n’ont aucun moyen de bĂ©nĂ©ficier des vastes ressources du mouvement pour dĂ©fendre leurs prioritĂ©s, et ne peuvent mĂȘme pas compter sur une mĂ©thode pour dĂ©cider de ces prioritĂ©s.

Moins un mouvement est structurĂ©, moins il a de contrĂŽle sur son processus d’expansion et sur les actions politiques dans lesquelles il s’engage, ce qui ne veut pas dire que ses idĂ©es ne se diffusent pas. S’il existe un certain intĂ©rĂȘt de la part des mĂ©dia, et si les conditions sont rĂ©unies, les idĂ©es du mouvement pourraient avoir une plus vaste diffusion. Cela n’implique pas forcĂ©ment qu’elles soient mises en pratique, mais qu’au moins elles soient objets de discussion. Dans la mesure oĂč l’idĂ©al fĂ©ministe peut ĂȘtre portĂ© par la pratique, on peut bien sĂ»r agir, mais si sa rĂ©alisation exige une force politique coordonnĂ©e, nous devrons nous organiser diffĂ©remment. L’organisation en structures informelles a ses limites : elle est politiquement inefficace, ainsi qu’excluante et discriminatoire pour les femmes qui ne sont pas ou ne peuvent pas se lier Ă  des cercles d’amies. Celles qui ne peuvent s’intĂ©grer aux organisations existantes Ă  cause de leur classe, de leur race, de leur mĂ©tier, de leur Ă©ducation, de leur Ă©tat civil, de leur maternitĂ©, de leur personnalitĂ©, etc., se sentent inĂ©vitablement dĂ©couragĂ©es de s’investir ; celles qui au contraire s’intĂšgrent dĂ©veloppent un intĂ©rĂȘt cachĂ© pour le maintien des choses telles qu’elles sont.

Les intĂ©rĂȘts cachĂ©s des groupes informels transparaĂźtront un jour Ă  travers les structures informelles existantes, et le mouvement n’aura aucun moyen de dĂ©terminer les personnes qui doivent exercer le pouvoir en son sein. Si le mouvement continue Ă  Ă©luder dĂ©libĂ©rĂ©ment la responsabilitĂ© de dĂ©signer les personnes qui exercent le pouvoir, il continuera Ă  ĂȘtre dĂ©pourvu de moyens pour l’abolir ; de fait son attitude se rĂ©duit Ă  abdiquer le droit d’exiger que ces personnes qui de fait l’exercent en soient responsables. Ainsi, si le mouvement s’engage Ă  diluer le pouvoir au maximum parce qu’il sait qu’il ne peut exiger aucune responsabilitĂ© des personnes qui l’exercent, il empĂȘchera qu’un groupe ou qu’une personne le domine totalement, mais il garantira en mĂȘme temps son inefficacitĂ© politique maximale. Il faut trouver une solution intermĂ©diaire entre les structures de domination et l’inefficacitĂ©.

Ces problĂšmes sont en train de se figer, dans un Mouvement qui est en train de changer de nature. La conscientisation comme fonction principale du Mouvement de LibĂ©ration des Femmes commence Ă  ĂȘtre dĂ©passĂ©e. La libĂ©ration des femmes est devenue un thĂšme quotidien grĂące Ă  l’intense propagande des mĂ©dias ces deux derniĂšres annĂ©es et aussi aux nombreux livres et articles qui circulent actuellement. Ces thĂšmes sont discutĂ©s, et des groupes de discussion naissent sans que leurs membres n’aient aucune connexion explicite avec le mouvement. Le mouvement doit Ă©tablir ses prioritĂ©s, structurer ses objectifs, et continuer ses campagnes de maniĂšre coordonnĂ©e, et pour ce faire, il doit s’organiser Ă  Ă©chelle locale, rĂ©gionale et nationale.

Principes pour une structuration démocratique

Une fois que le mouvement aura cessĂ© de s’accrocher Ă  l’idĂ©ologie de « l’absence de structure Â», il aura la possibilitĂ© de dĂ©velopper les formes d’organisation qui seront davantage en accord avec son fonctionnement. Ce qui ne veut pas dire que nous devions rejoindre l’extrĂȘme inverse, et imiter aveuglĂ©ment les formes traditionnelles d’organisation, mais nous ne devons pas non plus toutes les rejeter en bloc, certaines des techniques traditionnelles seront utiles bien qu’imparfaites, d’autres nous donneront une idĂ©e de ce que nous devons ou ne devons pas faire pour atteindre des objectifs dĂ©terminĂ©s avec un coĂ»t minimum pour les personnes qui composent le mouvement. Par-dessus tout, nous devrons essayer diffĂ©rentes formes de structuration et dĂ©velopper diffĂ©rentes techniques Ă  utiliser dans diffĂ©rentes situations. Le systĂšme de tirage au sort est l’une des idĂ©es qui sont nĂ©es dans le mouvement ; il n’est pas applicable Ă  toutes les situations, bien qu’il soit utile dans quelques-unes. Il faudrait plus d’idĂ©es pour dĂ©velopper une structure, mais avant de commencer toute expĂ©rimentation intelligente, nous devons accepter l’idĂ©e qu’il n’y a rien de pernicieux qui soit inhĂ©rent Ă  la structure elle-mĂȘme, il n’y a de pernicieux que sa prĂ©sence excessive.

Pendant que nous dĂ©butons ce processus d’apprentissage par l’erreur, nous pouvons garder en tĂȘte certains principes qui sont fondamentaux pour toute structuration qui aspire Ă  ĂȘtre Ă  la fois dĂ©mocratique et politiquement efficace :

  1. La dĂ©lĂ©gation, par des mĂ©thodes dĂ©mocratiques, de formes spĂ©cifiques d’autoritĂ©, Ă  des personnes concrĂštes et pour des tĂąches dĂ©limitĂ©es. Laisser certaines personnes rĂ©aliser des travaux ou des tĂąches par dĂ©faut n’assure pas qu’elles soient rĂ©alisĂ©es sĂ©rieusement. Si une personne est sĂ©lectionnĂ©e pour accomplir une tĂąche, de prĂ©fĂ©rence aprĂšs qu’elle ait exprimĂ© son intĂ©rĂȘt et sa volontĂ© de la mener Ă  bien, elle prend un engagement qui ne peut ĂȘtre facilement reniĂ©.
  2. Exiger des personnes Ă  qui une autoritĂ© a Ă©tĂ© dĂ©lĂ©guĂ©e qu’elles soient responsables devant celles qui l’ont Ă©lue. De cette maniĂšre le groupe garde un contrĂŽle sur les personnes qui se trouvent en position d’autoritĂ©. Des individus isolĂ©s exercent un pouvoir mais c’est le groupe qui a le dernier mot sur la façon dont ils doivent l’exercer.
  3. La distribution de l’autoritĂ© au plus grand nombre de personnes raisonnablement possible. Cela empĂȘche que ne se crĂ©e un monopole du pouvoir, et exige des personnes qui se trouvent Ă  des postes d’autoritĂ© qu’elles en consultent beaucoup d’autres dans leur exercice de cette autoritĂ©. Cela permet Ă©galement Ă  beaucoup de gens d’acquĂ©rir une responsabilitĂ© sur des tĂąches spĂ©cifiques, et ainsi, d’acquĂ©rir diffĂ©rentes compĂ©tences.
  4. Rotation des postes entre diffĂ©rentes personnes. Les responsabilitĂ©s qui sont portĂ©es trop longtemps par une personne, formellement ou informellement, peuvent ĂȘtre perçues comme les « propriĂ©tĂ©s Â» de cette personne et ne sont plus facilement cĂ©dĂ©es ni contrĂŽlĂ©es par le groupe. Inversement, si les tĂąches sont redistribuĂ©es trop frĂ©quemment, les personnes n’ont pas le temps d’apprendre suffisamment pour obtenir la satisfaction d’avoir bien fait leur boulot.
  5. RĂ©partition des tĂąches selon des critĂšres rationnels. DĂ©signer une personne Ă  un poste parce qu’elle suscite la sympathie quand elle s’y trouve, ou gĂȘner son travail parce qu’elle n’en suscite pas, ne profite Ă  long terme ni au groupe ni Ă  la personne en question. La capacitĂ©, l’intĂ©rĂȘt et la responsabilitĂ© doivent ĂȘtre les critĂšres qui comptent dans une telle sĂ©lection. En ce sens, il faut favoriser des opportunitĂ©s pour que les gens acquiĂšrent de nouvelles capacitĂ©s, mais la meilleure façon d’y arriver passe par un « programme d’apprentissage Â», et non par la mĂ©thode qui consiste Ă  « se jeter Ă  l’eau pour apprendre Ă  nager Â». Assumer une responsabilitĂ© que l’on ne maĂźtrise pas est dĂ©moralisant, et Ă  l’inverse, ĂȘtre privĂ© de faire une chose que l’on sait bien faire n’est pas trĂšs encourageant pour dĂ©velopper ses facultĂ©s. Tout au long de l’Histoire, on a empĂȘchĂ© les femmes d’exprimer leurs compĂ©tences, et le mouvement ne doit pas reproduise le mĂȘme processus.
  6. Diffusion de l’information Ă  tout le monde, le plus frĂ©quemment possible. L’information c’est le pouvoir. L’accĂšs Ă  l’information augmente le pouvoir individuel. Lorsqu’un rĂ©seau informel diffuse de nouvelles idĂ©es ou informations vers l’extĂ©rieur du groupe, il s’engage dĂ©jĂ  dans un processus de formation d’opinion – sans la participation du groupe. Plus une personne en sait sur le fonctionnement de quelque chose et plus elle a d’informations sur ce qui se passe, plus l’efficacitĂ© politique des membres du groupe est grande.
  7. AccĂšs Ă©galitaire Ă  toutes les ressources dont le groupe a besoin. Ce n’est pas toujours parfait, mais il faut tendre vers cela. Une membre qui entretiendrait un monopole sur une ressource nĂ©cessaire (une photocopieuse ou une chambre noire) peut influencer indĂ»ment l’accĂšs Ă  cette ressource. Les compĂ©tences et les connaissances sont Ă©galement des ressources. Les compĂ©tences des diffĂ©rents membres peuvent ĂȘtre Ă©quitablement accessibles si ces derniĂšres sont disposĂ©es Ă  les enseigner ce qu’elles savent.

Si ces principes sont appliquĂ©s, ils garantissent que, quelles que soient les structures dĂ©veloppĂ©es par les diffĂ©rents groupes du mouvement, celles-ci restent contrĂŽlĂ©es et rĂ©actives par rapport au groupe. L’ensemble des personnes qui se trouvent Ă  des postes d’autoritĂ© sera vaste, flexible, ouvert et temporaire. Elles ne pourront pas institutionnaliser leur pouvoir parce que les dĂ©cisions seront prises par l’ensemble du groupe en derniĂšre instance. Celui-ci aura la possibilitĂ© de dĂ©cider des personnes qui exercent l’autoritĂ© en son sein.

Jo Freeman

Poursuivre la réflexion

Plusieurs brochures peuvent apporter d’autres regards sur la question de la structure organisationnelle, notamment :

- Archipel. AffinitĂ©, organisation informelle et projets insurrectionnels, Ă©ditĂ©e par Tumult en 2013.

- Contre les masses, l’organisation en collectif, Ă©ditĂ©e par le collectif FTP (Nancy), Ă©crite entre 1970 et 1971.

- La tyrannie de la tyrannie, Cathy Levine, article de 1979.Traduction inĂ©dite en français et mise en brochure par Indice en 2017.

Mais aussi, si vous lisez l’anglais :

- Organizing Cools the Planet : Tools and Reflections to Navigate the Climate Crisis, Joshua Kahn Russell et Hilary Moore, PM Press, 2011.




Source: Manif-est.info