En octobre dernier, Ray-Mont Logistiques a procédé à l’asphaltage d’une fraction du terrain dont il est propriétaire sur le terrain vague d’Hochelaga. Nous nous souvenons de cette semaine d’asphaltage comme de la traversée d’un grand brouillard; nous étions confus.e.s, et habité.e.s d’une intense envie d’hurler. Nous avons appelé tous les responsables, fait des plaintes à l’arrondissement, à la Ville, au Ministère de l’environnement, nous avons écrit aux élu.e.s, les sympathiques et les idiots de service, nous avons échangé ici et là quelques envies d’agir – et avons désespérément fait face à notre impuissance (des fois, c’est comme ça, quelque chose d’incompréhensible retient l’action). Il y avait une ambiance de confusion générale, les échanges courriels avec les inspecteurs et les fonctionnaires étaient exaspérants (« aucune demande d’autorisation n’est nécessaire aux activités accessoires à la réhabilitation du site »).
Nous nous souvenons être habité.e.s par cette idée envahissante – comment s’engager pour des causes perdues ? – et aussi par l’image du drapeau pirate qu’un travailleur avait accroché à son rouleau compresseur sur le chantier, qui voletait dans l’odeur nauséabonde du bitume chaud.
Une amie dit que c’est de l’asphalte cheap. Un asphalte qui se fissurera rapidement, qui se recouvrera de saillies et de nids de poule, que les camions enfourcheront nonstop dans leurs allers-retours (il faut prévoir, semble-t-il, 1000 déplacements par jour), dans le beau boucan apocalyptique qu’on nous promet. Un osti d’asphalte cheap.
L’artiste et penseur Robert Smithson, dans un texte de 1967 relatant une promenade dans sa ville natale de Passaic, au New Jersey, introduit l’idée des « ruines à l’envers » (ou ruines à rebours, ruins in reverse) pour décrire le paysage périurbain. Smithson réfléchit non sans ironie les bâtiments industriels, routiers ou récréatifs qu’il croise comme les « nouveaux monuments » de l’époque. Mais ce ne sont pas des monuments qui porteraient la mémoire du passé – dans la banlieue américaine, point de passé (ni même d’histoire), juste « ce qui passe pour un futur ». Les nouveaux monuments sont plutôt des « trous », des « vides monumentaux qui définissent, sans le vouloir, les traces-mémoires d’un ensemble de futurs à l’abandon » (Smithson, 1967). L’idée de ruines à l’envers, que fait naître ce paysage « troué », ne réfère donc pas aux vestiges de vieux bâtiments qui menaceraient de s’effondrer, car ici « les bâtiments ne tombent pas en ruine après avoir été construits, mais ils s’érigent en ruine avant d’être construits » (ibid.). On comprend qu’avec les ruines à l’envers, Smithson cherche à décrire l’expérience particulière du temps qu’évoquent les lieux qu’il visite, un temps renversé où le passé succéderait au futur, où le présent s’enfoncerait par couches en lui-même. Le brouillage de toute linéarité ou progression temporelle permet d’entrevoir les futures constructions comme délabrées avant même d’être construites, alors que le futur apparaît comme à rebours; l’élan d’une chute, un recul, une perte, un état initial de rebut et d’abandon.
Le concept de ruines à l’envers est, pour Smithson, plus philosophique que politique. Il s’agit pour lui de relater l’expérience du temps relative à ces « nouveaux monuments » (expérience qu’on étiquèterait aujourd’hui de « présentisme »), à ce panorama zéro de la banlieue-image des années 60, et à leur relation à l’entropie, un autre concept-phare de la pensée et de l’art de Smithson1. Toutefois, le concept décrit bien l’obsolescence de l’architecture ordonnée à la circulation du capital, le fait que ce que l’on construit aujourd’hui n’est pas fait pour durer, mais pour s’évanouir dans un présent transi dans l’urgence. Et en effet, nos bâtiments n’auront certainement pas l’opportunité d’être admirés comme ruines dans le futur : ils n’ont pas la résistance nécessaire pour se dégrader avec élégance. Comme le dit Bruce Bégout (2018), notre monde construit aujourd’hui des ruines instantanées.
Nous pouvons reprendre l’image de constructions s’érigeant à l’état de ruines à notre compte, pour décrire ce qui se passe au terrain vague. Ce qu’on nous propose comme projet, avec Ray-Mont Logistiques et plus largement avec le développement de l’écoparc industriel (sic) ASLP, c’est une ruine à l’envers, une construction créée à l’état de délabrement. S’érigeant violemment au cœur de nos vies, l’asphalte puant et cheap de Ray-Mont annonce cette ruine, il porte le souvenir futur de l’abatage des arbres et de la disparition des renards, la promesse archaïque de murs cicatrices et d’horizons bloqués. Ray-Mont n’est pas une ruine qui s’effondrera. C’est une ruine qui s’élèvera impétueusement, et qui imposera son vide splendide et accablant comme attestation de son innovation. Au risque de nous répéter : l’asphalte de Ray-Mont est la trace-mémoire de nos futurs à l’abandon.
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Mais nous savons ruser.
À force, nous avons appris à vivre dans les ruines.
Le désordre, le désordre vivant, ça nous connaît :
c’est le sol où s’enracinent nos résistances.
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Références :
Smithson, Robert. (1967) A tour of the monuments of Passaic, New Jersey. Artforum, December 1967, p. 52-57, disponible à : https://holtsmithsonfoundation.org/monuments-passaic
Bégout, Bruce. (2018) Ruines à l’envers. Switch on paper. https://www.switchonpaper.com/wp-content/uploads/2018/03/Ruines-à-lenvers.pdf

Source: Contrepoints.media