« Câest en cherchant dans la presse quotidienne rĂ©gionale quâon les trouve. Un court article souvent, relatant lâaccident mortel. Sous la mention « faits divers » Le Monde du 15/07/2019
En fĂ©vrier 1968, Ă lâoccasion de la commĂ©moration du cinquantenaire de lâarmistice, Jean Guehenno termine son essai intitulĂ© « La mort des autres » dans lequel il fustige le discours Ă©difiant autour des millions de victimes de la boucherie de 14/18 : cette logorrhĂ©e hypocrite destinĂ©e Ă ce que rien ne change et Ă ce que tout puisse recommencer. En passant, il nous livre de la guerre une excellente dĂ©finition que nous pourrions sans difficultĂ© Ă©largir Ă la guerre sociale « Je connais maintenant la dĂ©finition de la guerre : la guerre, câest la mort des autres. On ne la laisse durer que parce que ce sont les autres qui la font et qui en meurent. »
LâHistoire câest donc aussi, au sens premier du terme, la culture de la mort des autres et la façon dont elle sâen souvient, ou non, est un marqueur idĂ©ologique. Câest ainsi quâon y trouve des morts glorifiĂ©es pour obliger les foules au respect et Ă lâobĂ©issance, des morts hĂ©roĂŻques qui justifient tous les drapeaux, des morts martyres qui aident Ă croire Ă lâincroyable, toutes sortes de morts bruyantes et souvent cĂ©lĂ©brĂ©es par la volontĂ© de tous ceux qui du haut de leurs privilĂšges prennent surtout garde de bien en vivre.
La techno-sociĂ©tĂ© de lâinformation lĂ non plus nâa rien inventĂ© sur ce point, elle contribue au jour le jour Ă la construction de lâhistoire pour lui donner lâorientation idĂ©ologique qui lui convient : dis moi de quels morts tu parles et je te dirai qui tu es. Comme Guehenno, nous pouvons citer Charles Peguy dĂ©nonçant avec plus dâun siĂšcle dâavance une histoire Ă la mesure de celle que nous raconte BFM avec son arĂ©opage de spĂ©cialistes et dâexperts en tous genres, nous assĂ©nant une actualitĂ© aussi partiale que partielle : « qui se forme au jour le jour , une certaine histoire Ă©ternelle et commune ( âŠ) Car elle est la sentence mĂ©diocre et il nây a rien dâaussi sĂ»r et dâaussi profond dans le monde , que lâinstinct avec lequel les mĂ©diocres reconnaissent les mĂ©diocres ; soit les autres mĂ©diocres , soit lâĂ©vĂ©nement mĂ©diocre » .
Lire ces phrases, câest comprendre notre saisissement face Ă lâactualitĂ© qui un jour nous invente une Greta rien moins quâune « Ă©gĂ©rie de la jeunesse mondiale » et un autre va exalter un dĂ©cĂšs dramatique comme celui du maire de Signes Ă©crasĂ© par un camion dans lâexercice de ses fonctions tout en oubliant systĂ©matiquement les nombreux morts au travail, eux aussi dans lâexercice de leurs fonctions, durant la mĂȘme pĂ©riode. La mĂ©diocratie numĂ©risĂ©e nâa rien inventĂ©, elle possĂšde son mode dâemploi de la mort des autres semblable Ă celui la haute bourgeoisie embusquĂ©e de lâentre- deux guerres. Ăcoutons au lendemain du drame de Signes ce que raconte Ă ce sujet – avant mĂȘme la conclusion de la prĂ©-enquĂȘte qui allait conclure Ă la piste accidentelle – au micro dâEurope 1, Ferdinand Bernhard, maire de la commune voisine de Sanary-sur-Mer. Selon lui, “la manĆuvre Ă©tait tellement intempestive quâelle ne relĂšve pas de la maladresse”. Et de sâinterroger : “aujourdâhui, est-ce quâun Ă©lu va pouvoir agir avec ses pouvoirs de police sans risquer sa vie ?”. PiĂ©tinant la prĂ©somption dâinnocence, lâĂ©lu sautait sur lâoccasion pour faire du corporatisme sensationnel, comme si la fonction de maire comptait plus de dĂ©cĂšs au travail que le BTP, comme si rĂ©guliĂšrement des Ă©lus Ă©taient assassinĂ©s par des ouvriers (ouvriers qui soit dit en passant ont construit les murs des administrations qui abritent leurs Ă©minentes personnes).
Pour la mĂȘme raison quâil existe des morts cĂ©lĂ©brĂ©es, il existe de morts anonymes : en France, il y a eu 172 ouvriers dĂ©cĂ©dĂ©s au travail recensĂ©s pour le seul premier semestre 2019. Il sâagit lĂ dâune estimation minimale car ce chiffre ne concerne que les seuls salariĂ©s du privĂ© et ne tient pas compte par exemple des fameux « micro entrepreneurs ». Ces morts nâont pas bĂ©nĂ©ficiĂ© du mĂȘme traitement que celui du maire varois. Pourquoi donc si nâest pour des raisons idĂ©ologiques ? Le 29 AoĂ»t 2019 dans les pages locales de Vosges Matin, dâailleurs on trouve le rĂ©cit du dĂ©cĂšs dâun intĂ©rimaire dans des conditions analogues Ă celles du maire de Signes.
« Un intĂ©rimaire de 60 ans, qui travaillait pour le compte de lâentreprise RĂ©my Houillon TP, a perdu la vie tĂŽt ce mercredi matin. Lâhomme sâest retrouvĂ© Ă©crasĂ© entre deux camions alors quâil prenait son poste. « .
La mort des autres , quand le capitalisme ne trouve pas Ă sâarranger avec elles , câest aussi cela , la mort en silence dâĂ©ternels inconnus .
Source: Cntaittoulouse.lautre.net