Ou de l’usage de l’humour dans un monde où l’extrême-droite triomphe
On dirait bien qu’il est temps de parler d’humour. Attachez-vous, ça va être long et on ne vas pas rigoler du tout.
Pour commencer, full disclosure : je n’ai aucun sens de l’humour. S’il m’arrive d’être drôle à l’occasion, c’est purement accidentel. Les humoristes me font rarement rire et quand ils le font, je me dis que c’est tout aussi accidentel. Bref, je suis une râleuse plate, rabat-joie et kill joy – ce qui ironiquement me place dans une très bonne position pour critiquer le contexte social de l’humour, puisque je n’ai pas peur de faire du mal à ce qui me procure de la joie et me permet d’endurer cette existence de merde. J’ai la masturbation pour cela et ça me suffit amplement.
Autre fait digne de mention : je suis radicalement en faveur de la liberté d’expression. Je considère qu’en aucun cas l’État et le système judiciaire ne devraient limiter l’expression des individus. Je considère aussi que la propriété intellectuelle ne devrait jamais limiter la circulation des idées, alors vous pouvez me traiter de woke totalitaire pro-censure autant que vous le voulez, je suis probablement encore plus exigeante que vous en ce qui concerne la libre expression.
Cela dit, je considère que personne ne devrait être à l’abri des conséquences sociales d’exprimer des idées haineuses. Si vous dites des trucs racistes, sexistes, homophobes, transphobes, grossophobes, antisémites, capacitistes – bref, si vous exprimez des idées haineuses – vous ne pouvez pas vous attendre à ce que les gens se taisent et ne vous disent pas que vos idées sont haineuses en invoquant votre liberté d’expression. Autrement dit: vous avez le droit d’éructer et les autres ont le droit de dire que ça pue.
Vous ne pouvez pas non plus forcer vos amis, votre entourage, votre maison de disques et vos commanditaires à adhérer à toutes les idées haineuses que vous avez envie de propager publiquement, au nom du respect de votre liberté d’expression. Non seulement les gens ne vous doivent rien, mais iels doivent à elleux-mêmes de respecter l’intégrité de leur personne et de leur droit à l’existence en vous faisant remarquer que vos idées de marde sont des idées de marde. C’est le b.a. ba de la liberté d’expression, mais on dirait que tout le monde l’a oublié.
Surtout : je considère que l’humour n’est pas une catégorie spéciale d’expression qui est à la fois sacrée (« c’est si important de rire ») et bénigne (« c’est juste de l’humour, inutile de monter sur vos grands chevaux »). Je ne me souviens plus quel humoriste a dit qu’en humour on peut tout dire à condition que ce soit drôle. Le problème, c’est qu’il y aura toujours quelqu’un pour rire de vos jokes plates, alors s’il suffit de dire « c’est juste une blague » pour être à l’abri de toute critique et de toutes conséquences sociales, l’humour va devenir le safe-space de tous les fascistes (si ce n’est pas déjà le cas).
L’humour n’est en soi ni un bien, ni un mal. On me parle souvent du rôle libérateur de l’humour lorsqu’il s’attaque aux institutions du pouvoir. C’est absolument vrai, sauf que l’humour est aussi et à égale mesure un outil d’oppression et cela, pour quatre raisons :
1. L’humour permet aux personnes qui ont des idées haineuses de tâter le terrain de leur communauté. C’est une façon de voir à quel point iels peuvent être haineux·ses en public avant que cela n’ait un impact sur la perception que les gens ont d’elleux. Si personne ne leur reproche une blague haineuse, iels continueront à la faire et finiront par aller plus loin dans la haine. Si iels se font dire que leur blague est de la marde, iels n’ont qu’à dire «hey, c’est juste un joke, on peut plus rire?»
2. L’humour permet aux personnes qui ont des idées haineuses de trouver leurs semblables. Si quelqu’un rit d’une blague haineuse ou même en rajoute un couche, ces deux personnes ont établi un lien. Si personne ne rit, le commentaire haineux peut être considéré comme insignifiant parce que ce n’est «qu’une joke». Sans la possibilité du déni facile que représente le «c’était juste une blague», les personnes haineuses ne pourraient jamais se rencontrer et se reconnaître en public, puisque personne ne risquerait les conséquences sociales de se faire dire «Hé, tu crois que les personnes racisées sont inférieures? Tu crois que les femmes trans ne sont pas de vraies femmes? Tu ne serais pas un peu fasciste sur les bords?».
3. L’humour permet aux personnes qui ont des idées haineuses de se construire une communauté – et éventuellement, de pourrir celle des autres. Une fois qu’iels se sont trouvés·es, iels peuvent se permettre d’être plus à l’aise dans l’expression de leur haine. Par exemple, un milieu de travail ordinaire peut devenir rapidement un environnement de travail hostile – et aucune formation à la diversité ne pourrait par la suite effacer le fait que tout le monde sait désormais qui sont les fascistes refoulés. Une personne issue d’une minorité opprimée ne se sentira jamais à l’aise dans ce milieu de travail en sachant qu’elle est assise entre deux collègues qui plaisantent sur sa déportation ou son élimination. Les personnes aux idées haineuses trouvent leur force dans le nombre et l’humour leur permet d’obtenir ce nombre. Et lorsqu’iels deviennent majoritaires, l’alibi de l’humour tombe et c’est alors que les choses sérieuses (et potentiellement tragiques) commencent.
4. L’humour permet aux personnes qui ont des idées haineuses de prétendre qu’elles sont de bonnes personnes. Les gens non informés autour d’elleux les soutiendront si elles croient sincèrement que «les blagues ne sont que des blagues» que les personnes marginalisées sont «trop sensibles et manquent d’humour». Ces mêmes personnes finiront par blâmer les victimes ou alors ladite culture de la cancellation et devientront les idiots utiles du fascisme.
Parlons maintenant des humoristes dits professionnels. Franchement, je ne voudrais pas être à leur place, parce que la seule possibilité qu’iels ont de s’assurer des revenus décents est de faire rire le plus grand nombre – et plusieurs d’entre elleux choisissent de flatter les préjugés les plus laids de la majorité, parce que c’est la voie la plus facile. Quand le seul choix qui se présente est d’être pauvre ou d’être haineux, il n’est guère surprenant que plusieurs choisissent la seconde option (surtout s’iels n’ont pas le talent de faire autrement). Je comprends aussi que ça doit faire chier de perdre des revenus quand les gens qui sont l’objet des blagues haineuses disent que les marchandises qu’on essaie de leur vendre (spectacles, livres, émissions de radio et de télé, podcasts et autres produits dérivés) sont de la marde. Reste que si les gens parlent entre elleux et décident non seulement de ne pas acheter votre camelote, mais de dire aux autres de ne pas le faire, ce n’est pas de la censure ni de la supposée cancellation. Ce sont des consommateurs·trices qui décident de dépenser leur argent ailleurs et c’est la base même de l’économie de marché – et non un complot wokiste de la gauche totalitaire. Dans une société capitaliste, les tribunes de masse ne sont accessibles qu’aux personnes qui sont capables de générer des revenus pour les personnes qui les détiennent. Si on vous retire une des ces tribunes, demandez-vous quelle est votre valeur sur le marché avant de pleurnicher sur votre sort en maudissant les snowflakes qui sont toujours triggered.
D’ailleurs, si vous trouvez que tout ce que je viens de dire est de la propagande woke totalitaire pro-censure, je suis désolée de vous apprendre que les wokes totalitaires pro-censure existent principalement dans l’imagination de celleux qui trouvent qu’on ne peut plus répandre la haine sans conséquences. Dans ce cas, je vous conseille de faire comme moi, de vous la fermer et de vous masturber. Vous allez voir, ça ne fait du mal à personne – mieux, ça fait du bien à une personne.
Catégories :Accès de rage

Anne Archet
Héroïne sans emploi, pétroleuse nymphomane, Pr0nographe lubrique, anarcho-verbicruciste, poétesse de ses fesses, Gîtînoise terroriste (et menteuse, par dessus le marché). Si j’étais vous, je me méfierais, car elle mord jusqu’au sang.
Source: Flegmatique.net