Câest une fable de Jean de la Fontaine, lâhistoire dâune terrible Ă©pidĂ©mie de peste au royaume des animaux. « Ils ne mouraient pas tous, Ă©crit-il, mais tous Ă©taient frappĂ©s. » Convoquant ses sujets, le lion prĂ©tend que la maladie est un chĂątiment divin et que seule une mise Ă mort pourrait calmer le ciel : « Que le plus coupable de nous se sacrifie. » Beau joueur, le fĂ©lin avoue quâil a croquĂ© divers moutons et bergers qui ne lui avaient rien fait. « Sire, dit le renard, vous ĂȘtes trop bon roi ; vos scrupules font voir trop de dĂ©licatesse ; et bien, manger moutons, canaille, sotte espĂšce, est-ce un pĂ©chĂ© ? » Flatteurs en tĂȘte, lâassemblĂ©e conclut que non. Le fabuliste poursuit : « On nâosa trop approfondir du tigre, ni de lâours, ni des autres puissances, les moins pardonnables offenses. » Puis lâĂąne confesse avoir, un jour, croquĂ© quelques brins dâherbe dans un prĂ© qui ne lui appartenait pas. « Sa peccadille fut jugĂ©e un cas pendable. Manger lâherbe dâautrui ! quel crime abominable ! Rien que la mort nâĂ©tait capable dâexpier son forfait : on le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misĂ©rable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
Depuis le XVIIe siĂšcle et lâĂ©criture des Animaux malades de la peste, la justice a-t-elle tellement changĂ© ? Au fond, câest toujours la mĂȘme histoire faisandĂ©e. Christine Lagarde, patronne du Fonds monĂ©taire international, reconnue coupable dâavoir fait perdre prĂšs de 400 millions dâeuros Ă lâĂtat en favorisant un arbitrage frauduleux au bĂ©nĂ©fice de Bernard Tapie ? DispensĂ©e de peine. A., jeune Marocain, ayant volĂ© un tĂ©lĂ©phone Ă BarbĂšs ? Trois mois de prison ferme [lire p. V]. Dignes reflets des inĂ©galitĂ©s de la sociĂ©tĂ©, les tribunaux de 2021 continuent de rendre une justice de classe â et de race. Un phĂ©nomĂšne systĂ©mique, rĂ©pondant Ă des logiques assez bien identifiĂ©es par les sciences sociales [p. IV].
Bien sĂ»r, il y a des contre-exemples. Il arrive que des puissants soient condamnĂ©s et chaque jour, dans tel ou tel tribunal de France, des misĂ©reux arrachent la clĂ©mence des juges. Insistant sur cet aspect des choses, la revue Les Cahiers de la Justice, coĂ©ditĂ©e par lâĂcole nationale de la magistrature, publiait en 2017 un Ă©dito intitulĂ© « Justice de classe, vraiment ? ». Elle y posait les questions suivantes : « Que serait le monde ouvrier sans le droit du travail, les syndicats et les prudhommes ? Peut-on dire que le droit du licenciement (et toute la jurisprudence qui sâen est suivie) est fait contre les salariĂ©s ? » Certes non : des jugements viennent chaque jour tempĂ©rer la toute-puissance patronale.
Mais combien de dĂ©cisions judiciaires couvrent les agissements frauduleux dâemployeurs ? Et quelles connaissances faut-il mobiliser, quel imbitable jargon faut-il se mettre Ă parler, quelle Ă©nergie faut-il dĂ©baucher pour obtenir un morceau de justice ! Du cĂŽtĂ© dâArles, les travailleurs agricoles immigrĂ©s employĂ©s par lâentreprise Laboral Terra dans des conditions parfois proches du servage le savent bien : sans lâaide du Codetras, un collectif de soutien juridique, ils nâauraient jamais pu faire condamner leurs patrons â et encore, le jugement ne fut pas Ă la hauteur de leurs attentes [p. VII]. Quant aux accusations de harcĂšlement sexuel formulĂ©es par deux employĂ©es, elles prennent toujours la poussiĂšre sur le bureau dâun juge dâinstruction dâAvignon.
« Dira-t-on que la protection de lâenfance en danger cherche Ă opprimer les enfants des plus pauvres ?, interrogeaient encore Les Cahiers de la Justice. Il faut ne pas avoir mis les pieds dans un tribunal pour ignorer que les droits sont valables pour tous. » Il faut surtout sacrĂ©ment se voiler la face pour nier que les magistrats jugent parfois au mĂ©pris du droit et de ceux de la dĂ©fense. Il faut nâavoir jamais causĂ© avec une avocate en droit des Ă©trangers pour mĂ©connaĂźtre que quand il sâagit de mettre injustement en doute le jeune Ăąge dâun mineur Ă©tranger isolĂ©, les juges des enfants se font trop souvent complices des DĂ©partements (en dessous de 18 ans, le Conseil dĂ©partemental est tenu de le prendre en charge). Il faut nâavoir jamais assistĂ© Ă une comparution immĂ©diate pour ignorer quâon y condamne Ă des mois de cabane au terme dâun petit quart dâheure de procĂšs bĂąclĂ©.
Lâinstitution a des circonstances attĂ©nuantes. Elle manque de moyens : chaque annĂ©e, la France consacre Ă la justice 70 ⏠par habitant â lâAllemagne 131, la Suisse 220 (lâArmĂ©nie 8). Et puis, juger nâest pas chose aisĂ©e : risquer chaque jour dâinnocenter un coupable ou de condamner un innocent, il y a de quoi cauchemarder.
Mais tout de mĂȘme. Que dire de la justice au moment des Gilets jaunes ? Que penser de tous ces magistrats au garde-Ă -vous, des peines dâinterdiction de manifester quâils ont pu infliger ? Que comprendre de lâindigent traitement judiciaire des violences policiĂšres ?
Certes, lâunivers du droit daigne aussi, parfois, protĂ©ger un tantinet les libertĂ©s. Quand le Conseil dâĂtat rĂ©affirme lâinterdiction des drones policiers, ou quand le Conseil constitutionnel censure telle ou telle folie lĂ©gislative macronienne, on se dit que oui, le principe de la sĂ©paration des pouvoirs, ça a du bon. Et que la justice permet heureusement dâattĂ©nuer lâarbitraire politico-administratif. Mais les personnes qui contrĂŽlent lâexĂ©cutif, le lĂ©giâlatif et le judiciaire appartiennent au mĂȘme monde. Elles partagent des intĂ©rĂȘts communs. Combien de lois scandaleuses ont-ils laissĂ© passer, les soi-disant « Sages » de la rue de Montpensier ? Combien dâinjustes assignations Ă rĂ©sidence ont-ils validĂ©es, les tribunaux administratifs, pendant lâĂ©tat dâurgence antiterroriste ?
La galaxie judiciaire française a une autre tare majeure. Elle est trop souvent pĂ©nale, mue par une unique obsession : le chĂątiment. Et donc la prison [pp. II & III]. Comme si rendre justice ne consistait quâĂ punir !
Aux Ătats-Unis, les Najavos, qui disposent de leur propre systĂšme judiciaire, ont renouĂ© depuis les annĂ©es 1980 avec un modĂšle traditionnel radicalement diffĂ©rent : le peacemaking [pp. X & XI]. Victime et agresseur peuvent choisir de dialoguer, accompagnĂ©s de leurs proches et dâun mĂ©diateur, pour parvenir Ă une rĂ©solution du conflit en se mettant dâaccord sur une rĂ©paration : des mots, une indemnisation matĂ©rielle, des actes.
InspirĂ©es par de telles pratiques de peuples autochtones, des formes de justice dites « restaurative » et « transâformative » se dĂ©veloppent actuellement dans le monde anglo-saxon [pp. VIII & IX]. Si la justice restaurative a tendance Ă ĂȘtre incorâporĂ©e par le systĂšme pĂ©nal, la justice transformative se pratique pour lâinstant en dehors des institutions, au sein de groupes sociaux opprimĂ©s nâayant rien Ă attendre du monde judiciaire classique. Certainement pas exempts de tout reproche, ces modĂšles alternatifs ont le mĂ©rite dâouvrir un autre imaginaire qui permettra peut-ĂȘtre, un jour, de vraiment rendre justice.
Le dernier mot Ă la dĂ©fense : la justice, parfois, sait faire de la poĂ©sie. La preuve en fut donnĂ©e le 7 septembre 1995 par la cour dâappel de Riom (Puy-de-DĂŽme). Dans un hameau perdu, un habitant se plaignait du poulailler de ses voisins. Le tribunal de Clermont-Ferrand lui avait donnĂ© raison, ordonnant la destruction du poulailler. Mais le jugement dâappel prit joliment le parti des gallinacĂ©s : « Attendu que la poule est un animal anodin et stupide, au point que nul nâest encore parvenu Ă le dresser, pas mĂȘme un cirque chinois ; que son voisinage comporte beaucoup de silence, quelques tendres gloussements et des caquĂštements qui vont du joyeux (ponte dâun Ćuf) au serein (dĂ©gustation dâun ver de terre) en passant par lâaffolĂ© (vue dâun renard) ; que ce paisible voisinage nâa jamais incommodĂ© que ceux qui, pour dâautres motifs, nourrissent du courroux Ă lâĂ©gard des propriĂ©taires de ces gallinacĂ©s ; que la cour ne jugera pas que le bateau importune le marin, la farine le boulanger, le violon le chef dâorchestre, et la poule un habitant du lieu-dit La Rochette, village de SallĂšdes (402 Ăąmes) dans le dĂ©partement du Puy-de-DĂŽme… »
Par ces motifs donc, le poulailler fut momentanĂ©ment sauvĂ©. La Cour de cassation, toutefois, finit par annuler ce joli jugement. Sans doute nâaime-t-elle pas la poĂ©sie.
Ce texte est lâintroduction du dossier « La justice, peine perdue ? », publiĂ© dans le numĂ©ro 195 de CQFD est en kiosque du 5 fĂ©vrier au 5 mars.
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Source: Cqfd-journal.org