Afin de mieux comprendre le processus révolutionnaire de l’été 1936, nous avons abordé, dans le troisième article de cette série, les micropouvoirs qui ont remplacé l’autorité centrale de la République, discréditée par l’aplaventrisme des politiciens libéraux face au coup d’État militaire. L’avènement du gouvernement dirigé par le socialiste de gauche Largo Caballero ranime l’unité républicaine, notamment avec la collaboration ministérielle de la Confederación Nacional del Trabajo – Federación Anarquista Ibérica (CNT-FAI) ; unité relative en raison de la diversité idéologique du front républicain. Dans cette quatrième partie, nous aborderons la montée du Partido Comunista de España (PCE) et les stratégies qu’il emploie afin d’établir son leadership dans le camp républicain. Ces manœuvres communistes, visant une centralisation du pouvoir et une militarisation des milices, auront pour effet paradoxal de miner l’unité républicaine, en provoquant des ruptures entre diverses factions qui finiront par s’affronter en mai 1937. Cette « guerre civile dans la guerre civile » fournira une raison au PCE de critiquer ses rivaux antistaliniens du Partido Obrero de Unificación Marxista (POUM), en plus de favoriser la chute du gouvernement de Largo Caballero.

Jeunes communistes portant une banderole où on peut lire : « Mieux vaut être veuve d’un héros que femme d’un misérable ». Source.
La montée du PCE en Espagne républicaine
Le PCE occupe une place assez marginale dans le paysage politique espagnol des années 1930, avec seulement 46 000 membres et 17 députés en février 1936. Malgré l’application de sa stratégie internationale des fronts populaires, la mouvance communiste reste volontairement à l’écart du pouvoir afin de se concilier les puissances capitalistes d’Occident dans la lutte contre le fascisme. L’inclusion du PCE dans le gouvernement de Largo Caballero en septembre 1936 indique un changement de situation qu’expliquent plusieurs raisons.
Premièrement, le PCE acquiert un statut de « parti militaire » grâce à la discipline de ses unités, dont le fameux 5e régiment. Ses nombreux appels à la formation d’une Armée populaire et d’un commandement unique y contribuent également : les communistes sont les premiers à défendre une stratégie militaire qui rejette la structure milicienne. Ce positionnement reçoit l’appui de certains membres de l’état-major républicain, autrefois vivement opposés au PCE, tels Vicente Rojo et José Miaja à la fin de 1936. Malgré que le parti ne reçoive officiellement aucune charge ministérielle liée à la conduite de la guerre, ses membres occupent des postes clés dans l’appareil militaire républicain, contribuant à accroître l’influence communiste dans ce domaine. Un rapport envoyé à Moscou évoque que 27 des 38 commandements clés du Front du centre (Madrid) sont occupés par des communistes et trois par des sympathisants. Ainsi, le PCE est en mesure de s’impliquer dans l’ensemble des opérations militaires et d’assurer un certain contrôle idéologique sur les troupes au front.
Deuxièmement, l’aide fournie par l’Union soviétique augmente le prestige des communistes au sein de la République, surtout depuis la bataille de Madrid où elle fut décisive. L’ambassadeur soviétique en Espagne, Marcel Izrailevich Rosenberg, est en contact régulier avec les ministres républicains, ce qui témoigne de l’influence de l’URSS pendant la guerre. Profitant du besoin en fournitures du gouvernement républicain, les officiels soviétiques imposent régulièrement les lignes édictées par le Komintern. Cependant, l’apport de l’Union soviétique reste généralement bien vu par les membres du front républicain qui témoignent leur gratitude par des manifestations publiques en l’honneur de la république socialiste. De plus, les conseils logistiques fournis par les soviétiques contribuent à compenser le manque d’officiers d’état-major républicains (les militaires de carrière étant pour la plupart passés dans le camp fasciste).
Troisièmement, la stratégie d’alliance avec les libéraux prônés par les communistes fortifie leur position auprès de ce groupe. Le PCE veut effectivement consolider la révolution démocratique bourgeoise en Espagne avant d’entreprendre la révolution prolétarienne : en ce sens, il se lie au gouvernement républicain contre les insurgé.es anarchistes. Ce choix stratégique explique pourquoi les communistes staliniens (entendre : aligné.es sur la politique de Moscou) occuperont, paradoxalement, l’aile droite du camp républicain aux côtés des sociaux-démocrates modérés et des républicains libéraux. Pour les communistes, la victoire contre le fascisme doit être priorisée, car elle est une condition sine qua non d’une future révolution en Espagne. Dans cet ordre d’idées, Dolores Ibárruri avance au nom du Comité central du parti : « Nous, les communistes, nous défendons un régime de liberté et de démocratie ; aux côtés des républicains [libéraux], des socialistes et des anarchistes, nous empêcherons coûte que coûte que l’Espagne marche à reculons, qu’elle tourne le dos au progrès. »[1] De fait, le PCE défend une ligne politique frileuse face aux collectivisations en cours dans les industries et à la campagne. Les communistes appuient ce genre d’initiative à la condition qu’elles reçoivent l’aval du gouvernement central. Stratégiquement, les communistes se tournent donc vers les membres de la petite-bourgeoisie déçus par la faiblesse des libéraux en Espagne. À l’opposé, les factions anarchistes et communistes antistaliniennes avancent que la guerre et la révolution doivent être menées de pair.

Combattants basques utilisant une mitrailleuse soviétique « Maxim PM1910 ». Source.
Cette prise de position entraîne un dilemme : comment soutenir le mouvement révolutionnaire tout en appelant à la modération de la révolution pour éviter de se mettre à dos la France et le Royaume-Uni, possibles alliés dans la guerre au fascisme ? Le compromis adopté par les dirigeant.es du PCE consiste en une politique gouvernementale progressiste, mais limitant les « abus » des révolutionnaires, qualifiés « d’infantiles ». Sur le plan économique, cette politique s’articule autour d’un programme de nationalisation limité, soit la prise en charge des moyens de production abandonnés par les propriétaires en fuite, et d’une redistribution des terres agricoles sous forme de petites propriétés aux paysan.nes. Politiquement, on défend les avancées sociales réalisées par la République et le statut d’autonomie garanti au Pays basque et à la Catalogne. Manifestement, cette politique de modération ne plaît pas à l’ensemble des militant.es. Rafael Fernández, secrétaire général asturien des Jeunesses socialistes unifiées (JSU, communistes malgré leur nom), critique la politique défendue par l’aile jeunesse nationale :
J’ai lu à plusieurs reprises dans différents journaux les discours que Carrillo [secrétaire général national des JSU] a prononcés […] où il déclarait QUE LA JSU LUTTAIT POUR UNE RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE PARLEMENTAIRE. Je crois que Carrillo se trompe complètement. Moi, jeune socialiste et révolutionnaire, je lutte pour la collectivisation de la terre, des usines ; pour toutes les richesses et les industries de l’Espagne, au bénéfice de tous et de l’Humanité.
Carrillo et tous ceux qui avec lui cherchent à nous entraîner sur cette voie désastreuse et contre-révolutionnaire croient-ils que les militants de la JSU sont des moutons ? […]
Que diraient nos camarades tombés sur les champs de bataille s’ils se relevaient et voyaient que la JSU a été complice de ceux qui veulent trahir la révolution pour laquelle ils ont donné leur vie ? Une seule chose : ils cracheraient au visage des malfaiteurs qui, se disant militants de la JSU, ont trahi la révolution.[2]
William Herrick, un membre de la 15e brigade internationale « Abraham Lincoln », renchérit : ce n’est « […] absolument pas la démocratie bourgeoise [qui m’a amené à combattre en Espagne] ; pour moi, la ligne du Parti sur la démocratie n’était qu’une tactique, un stratagème qui, à la fin, je l’espérais […] mènerait le Parti communiste au pouvoir. […] C’est quand nous sommes arrivés à Perpignan que notre commissaire politique […] nous a dit que nous devions répondre que nous étions antifascistes, et non communistes, quand on nous poserait la question en Espagne »[3]. La discipline des militant.es communistes efface l’opposition à la modération de la direction du parti, la plupart des membres croyant que cette stratégie sera passagère. L’historien socialiste Antonio Ramos Oliveira affirme pour sa part que « la classe moyenne républicaine, surprise par le ton modéré de la propagande communiste et impressionnée par l’unité et le réalisme qui régnaient dans ce parti, rejoignit ses rangs en grand nombre. […] Des officiers de l’armée, des fonctionnaires qui n’avaient jamais parcouru un tract marxiste devinrent communistes, les uns par calcul, d’autres par faiblesse morale, d’autres encore conquis par l’enthousiasme qui animait cette organisation. »[4] Vicente Uribe, ministre communiste de l’Agriculture, défend le modérantisme de son parti :
Nous savons que certains comités ont instauré, sur leur propre initiative, un certain régime, ou tout le monde est soumis à leur volonté. Qu’ils s’approprient les récoltes et commettent d’autres abus tels que s’emparer des petites exploitations agricoles, infliger des amendes, payer avec des bons, bref, un tas de choses anormales. Vous savez bien qu’ils ne pourront jamais compter, jamais – je le répète – sur l’assentiment ni même la complaisance du gouvernement. […] Et nous déclarons que la propriété du petit paysan est sacrée et qu’il faut considérer comme des adversaires du régime tous ceux qui l’attaquent ou lui portent atteinte.[5]
D’autres slogans modérés sont aussi lancés, comme : « Opprimer les intérêts des petits fermiers, c’est opprimer les pères de nos soldats » ou bien « Nous respectons ceux qui veulent travailler leurs terres de façon collective, mais nous demandons aussi que soient respectés ceux qui veulent travailler leurs terres individuellement »[6]. Cette modération n’émane pas que de la section espagnole du Komintern : le Parti communiste français (PCF) appuie la cause républicaine tout en minimisant la révolution en cours : « Il ne s’agit nullement d’instauration du socialisme en Espagne. Il s’agit uniquement et exclusivement de la défense de la République démocratique, par le gouvernement constitutionnel qui, devant la trahison, en a appelé au peuple pour la défense de l’ordre républicain. »[7]
La politique militariste et modérée du PCE le sert bien, et il compte 250 000 adhérent.es en mars 1937. Le PCE maintient une solide base prolétarienne : 35,2 % des membres sont des ouvrier.ères, 25 % des salarié.es agricoles, 30,7 % des paysan.nes propriétaires ou métayer.ères, 6,2 % des petits ou grands bourgeois urbains et 2,9 % des intellectuel.les ou des membres de professions libérales. L’ancien militant communiste Valentín González souligne la faiblesse des autres factions, qui hésitent à mettre en place leur programme pour la prise du pouvoir (lorsqu’elles en ont un), laissant le champ libre au PCE. Cependant, cette montée des communistes en Espagne ne se fait pas sans heurts : les tensions entre groupes révolutionnaires commencent à s’exacerber, notamment en ce qui concerne la militarisation des milices.


À gauche, un milicien de la CNT-FAI. À droite, des miliciennes du PSOE. Source.
La militarisation des milices
La formation de milices libertaires pendant le conflit représente un précédent dans l’histoire de l’anarchisme, en raison des positions antimilitaristes traditionnelles de ce courant. Pourtant, les militant.es de la CNT-FAI tirent une grande fierté de leurs « unités combattantes » non militaristes (entendre modérément hiérarchisées), justifiées par l’idée « que cette guerre doit mettre fin à toutes les guerres ». Alors que la société bourgeoise repose sur le profit et le bellicisme inhérent aux impérialistes, l’avènement d’une société libertaire doit garantir la paix et la solidarité. Pour y arriver, « cette guerre devait être menée à bien, et ce, en employant les instruments modernes de la guerre et les tactiques militaires pertinentes »[8].
Afin de concilier leur idéologie aux besoins du moment, les anarcho-syndicalistes espagnol.es proposent un nouveau modèle militaire horizontal et démocratique. La structure de leurs milices repose sur un noyau de dix combattant.es qui élisent un.e délégué.e (équivalent d’un.e sous-officier.ère). Ensuite, on regroupe dix noyaux pour former une centurie, qui élit un.e délégué.e à son tour (équivalent à un.e officier.ère). Concrètement, cette structure se distingue surtout par l’élection et la révocabilité des officier.ères, ainsi que le partage des tâches ingrates, pour lesquelles le tirage au sort est de mise. Lorsque plusieurs centuries sont réunies, l’unité militaire est nommée une colonne. L’état-major est, pour sa part, non permanent et ne jouit d’aucun privilège par rapport au reste du corps. Cette structure militaire oblige les officiers des colonnes à consacrer une part importante de leur temps à convaincre leurs troupes du bien-fondé de leurs choix, menant souvent à des débats houleux entre les délégué.es et les membres de l’état-major. Malheureusement, une fois la décision prise, il arrive que celle-ci ne réponde plus à la réalité, car elle arrive trop tard.
Rapidement, l’efficacité de ces milices est remise en question ; le peu de discipline, l’absence de cohésion entre les unités, les lacunes de formation militaire et l’orgueil partisan des milices nuisent à leur triomphe. L’idée de former une authentique armée, défendue par les communistes depuis l’été 1936, se concrétise avec l’arrivée de Largo Caballero à la tête du gouvernement. Ce dernier redore l’image de l’État et de son armée, dont il valorise le caractère prolétarien. À partir du mois d’août 1936, certains organes de la CNT-FAI appellent leurs camarades à la discipline et à s’arrimer avec l’armée centrale, tout en conservant la direction de leurs milices via une organisation confédérale. L’organe du comité péninsulaire de la FAI affirme :
Certains camarades objecteront : « Nous, les anarchistes, nous ne pouvons accepter le commandement de quiconque. » Nous pouvons leur répondre que les anarchistes ne peuvent pas non plus accepter une déclaration de guerre. Pourtant, nous avons tous accepté la déclaration de guerre contre le fascisme, car il s’agissait pour nous d’une question de vie ou de mort, et parce que cela devait entraîner le triomphe de la révolution prolétarienne. Si nous acceptons la guerre, nous devons aussi accepter la discipline et l’obéissance, parce que sans discipline et sans obéissance il est impossible de gagner une guerre.[9]


Deux affiches produites par Eleuterio Bauset Ribes, faisant la promotion de la Colonne de Fer. À gauche, on lit : « Colonne de Fer. Nos étrennes ? Des armes et des munitions ! ». À droite : « Colonne de Fer pour une Humanité libre ! Pour l’anarchie ! ». Source, I, II.
Les libertaires finissent par accepter la discipline militaire et l’obéissance à l’état-major républicain, mais refusent l’intégration complète de leurs milices au sein de l’Armée populaire du gouvernement central. Deux raisons expliquent l’acceptation progressive de ce principe par les anarchistes. D’une part, il.les sont conscient.es que les unités gouvernementales sont favorisées pour la distribution des armes, ce qui explique le manque d’approvisionnements dont les unités libertaires et le POUM souffrent. D’autre part, certains dirigeants anarchistes, comme Cipriano Mera, comprennent qu’une structure entièrement démocratique n’est pas la plus efficace en situation de combat. Cependant, ces constats sont difficiles à accepter pour certain.es militant.es, notamment pour les femmes combattantes, peu à peu reléguées à un rôle d’auxiliaires dans les unités militaires. Trois tendances traversent alors le camp républicain. La première refuse la militarisation des milices et défend une vision démocratique et libertaire : elle est incarnée par certain.es militant.es de la CNT-FAI et du POUM. La deuxième prône une organisation confédérale, acceptant une militarisation partielle tout en maintenant la direction des unités par la CNT-FAI. La dernière, défendue par les républicains libéraux, les socialistes et les communistes du PCE, exige l’intégration de l’ensemble des milices à la structure de la nouvelle Armée populaire, reposant sur une vision militaire plus traditionnelle.
Sans surprise, ces divergences stratégiques entretiennent les tensions au sein du camp républicain. Par exemple, la Colonne de fer (organisée selon les principes libertaires) opère sur le front de Teruel, secteur clé pour le contrôle de la route entre Madrid et Valence, pendant les sept premiers mois du conflit. L’unité est composée d’environ 3 000 combattant.es provenant des éléments anarchistes les plus radicaux de Valence, et inclut de nombreux.euses ancien.nes prisonnier.ères que les libertaires veulent réhabiliter. En octobre 1936, manquant de ravitaillement et d’armes, la colonne pille les bijouteries pour remplir ses coffres, tout en poursuivant ses actions libertaires de « déchristianisation » et de collectivisation. En novembre, la situation s’envenime entre les libertaires et les autres factions républicaines : un membre de la Colonne de fer est vraisemblablement abattu par des policiers communistes à Valence. Lors du cortège funèbre organisé en ville par ses camarades, la tension est palpable. Une fusillade éclate devant le siège du PCE, où 148 membres de la colonne sont tués. Les milicien.nes libertaires se défendent ensuite publiquement de ne pas vouloir répliquer ou se venger, mais restent vigilant.es face à de potentielles provocations de la part des autres factions républicaines.
En décembre 1936, le comité de guerre de la Colonne de fer accepte malgré tout l’intégration partielle défendue par la CNT-FAI. Il affirme que la situation impose soit la dissolution de l’unité, soit sa militarisation, entraînant en décembre une vague de désertions. En mars 1937, une directive du ministère de la Guerre limitant la « démocratie militaire » provoque de nouvelles désertions. Les fuyard.es protestent en banlieue de Valence où il.les affrontent les forces de l’ordre républicaines. Les protestataires tentent de couper les communications afin de limiter l’efficacité de la répression, il.les empêchent ou ralentissent l’entrée des forces policières dans les villages environnants et mettent en place des points de contrôle sur les routes. Les affrontements font plusieurs morts de chaque côté et se concluent par une défaite des insurgé.es. Parmi ceux et celles-ci, environ 200 sont arrêté.es.
La question de la centralisation des opérations devient de plus en plus importante avec la professionnalisation du conflit. En février 1937, la ville de Málaga (Andalousie) tombe aux mains des nationalistes en raison de la négligence des républicains, qui ont laissé les quelques 12 000 milicien.nes présent.es sous-armé.es. Autour de Madrid, la situation militaire stagne, alors que les offensives nationalistes échouent successivement grâce aux brigades internationales et au soutien (en chars et en avions) de l’Union soviétique. Au début de 1937, la République a toujours un avantage numérique (320 000 soldat.es, dont 80 000 en permanence à l’arrière), contre environ 200 000 hommes pour les nationalistes. La République n’arrive pourtant pas à (re)passer à l’offensive.

Combattants ouvriers se préparant à se rendre sur le front d’Aragon. Source.
La centralisation du pouvoir étatique
La fracturation du pouvoir a remis en cause le monopole de la violence, mais implique aussi un manque de coordination. Le 31 août 1936, le gouvernement de José Giral (un républicain modéré) avait démembré la Guardia Civil pour la remplacer principalement par les Guardias de Asalto. Bien que les organisations syndicales et politiques comptent un plus grand nombre de milicien.nes que l’État au début de conflit, la tendance s’inverse après quelques mois. La Garde nationale républicaine, les Asaltos et les Carabineros (unité responsable du contrôle de la frontière) augmentent leurs effectifs de plus de 50 000 entre l’été 1936 et le printemps 1937. En décembre 1936, plusieurs décrets du gouvernement de Valence (nouvelle capitale républicaine) centralisent les forces policières, diminuant le pouvoir des comités ouvriers et de soldats. Parallèlement, le gouvernement de Largo Caballero subordonne les brigades et les patrouilles de surveillance syndicales au ministère de l’Intérieur, sauf en Catalogne où le décret n’est pas appliqué en vertu de l’autonomie régionale. Fidèles à leur stratégie d’union et de centralisation, les communistes staliniens profitent de cette réorganisation pour s’impliquer plus avant dans les institutions républicaines.
L’existence des comités révolutionnaires remplaçant l’autorité gouvernementale depuis l’été 1936 limitait la possibilité pour l’État de diriger l’entièreté de son territoire, ce qui change en 1937 : les républicains libéraux, les socialistes et les communistes du PCE mènent une campagne publique dénonçant l’inefficacité des comités révolutionnaires contrôlés par la CNT-FAI et le POUM. Les forces progouvernementales avancent que le morcellement du pouvoir nuit au camp républicain. Le 25 décembre 1936, une publication de l’organe officiel du PCE, Mundo Obrero, critique vivement les comités révolutionnaires : « On peut se demander si les nombreux organismes qui se sont créés dans les villages et dans les villes de l’Espagne républicaine étaient nécessaires au début de la guerre civile ; mais on ne peut douter qu’à l’heure actuelle […] ils gênent considérablement l’action gouvernementale[10] ». L’organe confédéral de la CNT réplique :
Les comités sont des organes créés par le peuple pour faire face à l’insurrection fasciste. […] Sans ces comités, qui ont remplacé les organes d’administration municipaux et provinciaux ainsi que de nombreux autres organes de la démocratie bourgeoise, il aurait été impossible de résister au fascisme. Ce sont des comités révolutionnaires créés par le peuple pour faire la révolution. […] Mais nous ne voulons pas dire par là que l’Espagne doit être divisée en des centaines de comités dispersés. Nous voulons que la reconstruction de la société espagnole […] se fonde sur ces organes qui sont issus du peuple et nous aimerions qu’ils travaillent de concert. Si nous prenons leur défense, c’est avant tout pour éviter que ne réapparaissent ces règles et ces organes bourgeois qui se sont si piteusement effondrés le 19 juillet.[11]
En Catalogne, où les anarcho-syndicalistes de la CNT-FAI sont hégémoniques, la restauration du pouvoir gouvernemental régional (la Generalitat) n’entraîne pas la disparition des comités révolutionnaires. En fait, le contrôle des forces de sécurité est divisé entre le gouvernement catalan et les organes libertaires : le Secrétariat de la défense gère les troupes confédérales du front et de l’arrière, secondé par la Junta de Seguriad qui coordonne l’action des forces de sécurité des organisations révolutionnaires, alors que l’ordre public bourgeois est garanti par le Conseiller à la sûreté intérieure (Jaume Aiguadé Miró, de l’ERC) et par le Commissaire général des forces policières de Catalogne (Martín Rauret, aussi de l’ERC) au nom de la Generalitat.
Le remplacement des comités révolutionnaires par des conseils municipaux ou provinciaux traditionnels marginalise progressivement la CNT-FAI, sauf dans les régions où les libertaires sont majoritaires, notamment en Aragon, en Catalogne et au Levant (Valence). Pour plusieurs militant.es cénétistes, l’enjeu du contrôle des comités et des forces de sécurité est crucial. C’est aussi l’avis du gouvernement républicain, ce qui entretient les tensions.

Des « gardes d’assaut » républicains posant devant des affiches de propagande à Madrid. Source.
Le PCE et le POUM : deux visions communistes
Au début de l’année 1936, le PCE et le POUM représentent les deux tendances communistes qui exercent une influence sur la scène politique espagnole, dont les divergences idéologiques s’expriment dans leurs journaux respectifs. Avec la montée en popularité du PCE vers la fin de l’année, les communistes staliniens peuvent désormais s’attaquer plus frontalement à leurs compétiteurs. Le POUM a lui aussi bénéficié de ses positions radicales et de son implantation dans la région catalane, y passant de 600 membres (juillet 1936) à environ 30 000 (décembre 1936) ; son cofondateur, Andreu Nin, est même ministre de la Justice au sein de la Generalitat. La principale divergence stratégique entre les deux organisations consiste dans la priorité accordée à la guerre contre le fascisme (PCE) versus la construction immédiate, en période de guerre, de la dictature du prolétariat (POUM). Alors que le PCE adopte une position étapiste (guerre, instauration d’une démocratie bourgeoise, puis enfin révolution socialiste), le POUM se montre « maximaliste » et intransigeant envers l’alliance avec la bourgeoisie, tout en critiquant les purges s’opérant en Union soviétique. Ce conflit amène le POUM à présenter le PCE comme de « faux communistes » qui défendent les intérêts nationaux de l’Union soviétique plutôt que ceux du prolétariat international :
Heureusement, l’Espagne n’est pas la Russie. Mais on essaie de la mettre sous sa tutelle et son contrôle, chose, bien sûr, à laquelle nous nous opposons de toutes nos forces. Et c’est cela que Staline et sa bureaucratie intérieure et extérieure ne nous pardonnent pas. Ils ne nous pardonnent pas de brandir bien haut le drapeau de Marx et de Lénine qu’ils ont abandonné et trahi. Ils ne nous pardonnent pas de proclamer la vérité sur leur politique intérieure et extérieure. Ils ne nous pardonnent pas de lutter en Espagne pour la révolution socialiste, tandis qu’ils veulent nous emprisonner dans les limites de la démocratie bourgeoise et parlementaire.[12]
Ce genre de critiques provoque l’ire des dirigeant.es du PCE qui travaillent à décrédibiliser leurs opposants aux yeux des tierces factions républicaines. Dès novembre 1936, les ministres du Partit Socialista Unificat de Catalunya (PSUC, associés au PCE) tentent d’expulser le POUM de la Generalitat, en raison de leur critique des décrets centralisant le contrôle des forces policières. Les dirigeants antistaliniens considèrent que l’autonomie des forces de sécurité assure le contrôle des armes par des factions révolutionnaires. En décembre, le torchon brûle, alors que divers journaux communistes liés au PCE dénoncent le POUM comme un parti « trotsko-fasciste » qui travaillerait avec l’ennemi. En sus de ces calomnies, des membres du PCE s’attaquent physiquement à des représentant.es du parti antistalinien, sans compter le saccage des bureaux de la Juventud Comunista Ibérica (rattachée au POUM) à Gérone et à Madrid, les assauts contre des vendeur.euses du journal La Batalla à Alicante, ou les menaces visant des membres du parti à Torredembarra.
Le 16 décembre 1936, Andreu Nin est expulsé de la Generalitat. La CNT-FAI, qui refusait jusque-là d’approuver la demande du PSUC, finit par y accéder avec la promesse que la confédération syndicale obtiendra la Défense suivant un remaniement ministériel. Afin de briser son isolement, le POUM tente alors de se lier avec les anarchistes critiques de la direction confédérale. Le groupe des Amigos de Durruti, formé en mars 1937 par des dissident.es libertaires, s’allie au POUM, les deux groupes s’opposant au PCE.


À gauche, une milicienne attachant un lacet rouge autour du bras d’un agent de la Guardia Civil resté fidèle à la République au début du conflit. À droite, les bureaux du POUM à Barcelone. Source.
Le soulèvement de mai 1937
Les tensions entre, d’un côté, les forces acceptant l’unité gouvernementale (le PCE, les socialistes et les libéraux) et, de l’autre, le POUM et les anarchistes dissident.es, déstabilisent le gouvernement de la Generalitat. Pour sa part, la direction cénétiste se retrouve prise entre les deux positions à cause des pressions de sa base militante, mais aussi de sa participation aux gouvernements national et régional. Au sein même du gouvernement catalan, des problèmes surgissent : en mars 1937, le ministre de la Défense Francesc Isgleas (de la CNT) convainc ses camarades de démissionner en bloc, suivant une mésentente en lien avec l’organisation des forces policières et des milices dans la région. Un remaniement ministériel doit résoudre cette crise intragouvernementale, mais le nouvel exécutif de la Generalitat est mort-né (avril 1937), car il est impossible pour ses membres de s’entendre sur une stratégie commune. Témoignant d’une perte de confiance entre les factions républicaines, Tierra y Libertad (organe catalan de la FAI) affirme : « Pour certains partis politiques, l’essentiel n’est pas d’abattre le fascisme. Ce qui les obsède, c’est le mouvement anarchiste. Ce qui consume la plus grande part de leur énergie, c’est leur campagne contre la CNT et la FAI. […] S’ils veulent répéter en Espagne ce qu’ils ont fait dans d’autres pays, ils nous trouveront sur le pied de guerre. »[13] Pour sa part, l’organe des jeunesses libertaires, Ruta, met en accusation divers communistes : Eusebio Rodríguez Salas (Conseiller à la sûreté intérieure et membre de l’ERC), Jaume Aiguadé Miró (Commissaire général des forces policières de Catalogne, du PSUC) et Joan Comorera (dirigeant du PSUC). La presse progouvernementale réplique en qualifiant les membres de la CNT-FAI et du POUM « d’incontrolados », soit des agents dont on ne peut plus contenir la violence.
Dans différentes localités catalanes, les militant.es révolutionnaires agissent contre les représentants du gouvernement. Une tentative d’assassinat a lieu contre Salas le 24 avril 1937, et le lendemain, Roldán Cortada (communiste important de l’Unión General de Trabajadores, UGT) est abattu par un anarchiste à Molins de Rei. Ses funérailles donnent lieu à une manifestation communiste qui dénonce la CNT. Salas organise aussi une razzia dans le bastion anarchiste de l’Hospitalet de Llobregat, sous prétexte de vouloir trouver les assassins de Cortada. Des attentats sont perpétrés de part et d’autre, visant des représentants de chaque parti ou de chaque syndicat. Dans la foulée, les forces pro-gouvernementales prennent Antonio Martín Escudero et deux autres militants de la CNT-FAI en embuscade le 27 avril, avec comme but de s’approprier le contrôle des frontières, détenu jusqu’alors par la CNT. Ses tensions se répercutent jusqu’à Madrid : le journal CNT est fermé le 25 avril par un responsable du Conseil de défense, José Cazorla (de la JSU). Ce dernier est furieux des allégations publiées par le périodique affirmant qu’il dirige des prisons secrètes où sont détenus, torturés et exécutés des socialistes, des anarchistes ou des républicains considérés à tort comme des espions à la solde des nationalistes.
Enfin, le 29 avril, des militant.es armé.es de la CNT-FAI occupent les rues de Barcelone, forçant l’ajournement des travaux de la Generalitat. Les forces policières réussissent, dans les jours qui suivent, à désarmer les militant.es, provoquant la colère de la direction cénétiste. Le journal anarchiste Solidaridad Obrera affirme : « La garantie de la révolution, c’est le prolétariat en armes. Essayer de désarmer le peuple, c’est se ranger de l’autre côté de la barricade. Aucun conseiller ou commissaire […] ne peut ordonner de désarmer les travailleurs, qui luttent contre le fascisme avec davantage de générosité et d’héroïsme que tous les politiciens de l’arrière. »[14] Les célébrations du 1er mai sont annulées, avec l’accord de la CNT et de l’UGT, tellement l’on craint que la manifestation dégénère en un affrontement entre factions républicaines.
Le 3 mai 1937, des forces policières dirigées par Salas lancent un assaut contre la Telefónica de Barcelone. Cette institution est gérée depuis le début du conflit par un comité mixte de la CNT et de l’UGT, ce qui dérange profondément le gouvernement, car les contrôleur.euses de la CNT sont en mesure d’écouter l’ensemble des conversations officielles passant par Barcelone. L’assaut est orchestré par le commissaire général de la police, alors que les politiciens libéraux de l’ERC sont informés après coup. Les ouvrier.ères de la centrale téléphonique répondent par les armes à cette provocation : l’ensemble des unités militaires et policières des deux camps sont mobilisées, alors que des centaines de barricades s’élèvent à travers la ville. Les factions anarchistes contrôlent les quartiers ouvriers en périphérie, alors que les quartiers centraux sont divisés. Les forces confédérales sont les plus nombreuses, Diego Abad de Santillán (CNT-FAI) jugeant même que son camp est en mesure d’écraser ses opposants. Le refus de cette option est justifié par la morale anarchiste : « cela ne nous intéressait pas, car c’était un acte insensé, contraire à nos principes d’unité et de démocratie »[15].
Dans les faits, le relatif équilibre des forces et la volonté d’éviter un massacre général expliquent la frilosité des deux camps à s’attaquer. La première action posée par les ministres cénétistes présent.es au gouvernement de Valence est de réclamer la démission des responsables de la provocation à la Telefónica, soit Aiguadé et Salas, une demande refusée par Companys (président de la Catalogne), à quoi la CNT répond par un appel à la grève générale. L’arrêt de travail amène encore plus de militant.es anarchistes dans les rues qui sont prêt.es à en découdre avec les forces gouvernementales.

Un blindé de fortune construit à la hâte par les métallurgistes de la CNT-FAI. Source.
Julián Gorkin, militant du POUM, se rappelle une rencontre avec les responsables du comité régional de la CNT, des jeunesses libertaires et de la FAI, pendant la nuit du 3 au 4 mai :
Ni vous ni nous n’avons lancé les masses de Barcelone dans ce mouvement. Il s’agit d’une réponse spontanée à une provocation stalinienne. C’est le moment de faire la révolution. Soit nous nous mettons à la tête du mouvement pour détruire l’ennemi intérieur, soit le mouvement échoue, et c’est nous que l’ennemi détruit. Il faut choisir : la révolution ou la contre-révolution.[16]
Toujours selon Gorkin, les responsables libertaires hésitent. Le 4 mai, les cénétistes appellent à un cessez-le-feu, par ailleurs peu suivi. À Valence, le gouvernement central est appelé à intervenir, notamment par les ministres communistes qui le somment de rétablir l’ordre, mais le chef socialiste du gouvernement, Largo Caballero, est conscient du problème que cette situation pourrait soulever en raison du statut autonome de la Catalogne. De plus, sa position est précaire, alors qu’il est coincé entre les ministres du PCE et ceux de la CNT. Largo Caballero cherche une voie de sortie : il négocie avec les dirigeant.es de la CNT-FAI catalane, tout en postant des unités à Castellón, Murcie, Alicante et Valence. Après un conseil des ministres tendu, il accepte finalement d’agir, à la condition que l’intervention du gouvernement central soit acceptée par Companys, qui acquiesce en effet. Le 5 mai, le ministre de la Marine et de l’Air, Indalecio Prieto, ordonne l’envoi de deux destroyers et de l’aviation vers Barcelone pour faire une démonstration de force.
Parallèlement, Largo Caballero espère toujours un règlement négocié, qu’il veut arracher aux anarchistes sous la pression, mais sans verser de sang ; la direction cénétiste met aussi ses efforts à trouver un compromis. En ce sens, les anarchistes acceptent d’abandonner le contrôle des forces de sécurité, pourtant une des raisons de leur force depuis le début du conflit. Ce manque de détermination de la part de la direction cénétiste, malgré une hégémonie militaire et politique en Catalogne, s’explique par deux raisons principales. D’une part, la CNT est mise face à ses contradictions, puisqu’elle participe aux gouvernements (central et régional), alors qu’elle lutte actuellement pour maintenir son autonomie contre le gouvernement. D’autre part, l’habileté de Companys, qui dose « négociation de bonne foi » et pression militaire, en limitant graduellement la puissance des anarchistes, fonctionne. Abad de Santillán (CNT-FAI) s’interroge sur les motivations de Companys :
Tous ses propos et tous ses actes étaient absolument dépourvus d’ambiguïté et traduisaient des aspirations morales et spirituelles que de notre côté, nous partagions presque complètement. Rares étaient les républicains qui étaient parvenus à une compréhension si parfaite de la situation créée le 19 juillet et rares également ceux qui s’exprimèrent avec tant de clarté et tant d’énergie en faveur du nouveau régime social sous la responsabilité des travailleurs. […] Les événements de mai nous l’ont subitement montré sous un jour différent et dès lors, nous avons commencé à douter de la sincérité de la conduite passée du président de la Generalitat. […] Tandis que nous jouions toutes nos cartes pour essayer de mettre fin à cette effusion de sang fratricide, le soutien de Companys nous faisait défaut pour la première fois depuis les journées de juillet. […] Companys doit expliquer au prolétariat catalan, qui l’a soutenu à des moments très difficiles, s’il a été complice ou prisonnier de la provocation de mai et de l’invasion de la région autonome qui en fut la conséquence.[17]
Les 5 et 6 mai, les combats font rage à Barcelone, mais heureusement, les deux camps n’entrent pas dans une logique d’extermination : l’intensité des combats diminue progressivement, alors que plusieurs militant.es abandonnent les barricades en constatant que la direction cénétiste ne cherche pas l’affrontement avec le gouvernement. Les forces gouvernementales continuent d’affluer vers Barcelone, augmentant l’effet démobilisateur sur les révolté.es. Les appels au calme se font plus insistants de la part du secrétaire général de la CNT, Mariano R. Vázquez, qui somme ses camarades à déposer les armes :
Nous vous disons que cette situation doit cesser. […] Nous ne voulons pas que cette souillure entache le mouvement anarchiste espagnol. […] Ce n’est pas le moment, devant cet amoncellement de cadavres, de discuter pour savoir qui a raison. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est disparaître des rues avec les armes. […] Nous ne devons pas attendre que les autres le fassent. Nous devons le faire nous-mêmes. Nous discuterons après. Si, lorsque vous jugerez notre conduite en assemblée, vous croyez que nous méritons d’être fusillés, fusillez-nous, mais maintenant obéissez à nos consignes.[18]
García Olivier (ministre de la Justice pour la CNT), appelle au calme malgré l’occupation de divers locaux cénétistes par les forces policières, et la frustration des militant.es syndicalistes. Pour les dirigeants de la CNT, il est prioritaire de mettre fin aux combats de rue afin d’éviter un effondrement du gouvernement républicain et la fin du front uni antifasciste.
Les « Amigos de Durruti », pour leur part, refusent de déposer les armes et s’attaquent à la direction cénétiste. Le 6 mai, l’organisation publie une liste de revendications maximalistes, exigeant la formation d’une junte révolutionnaire, l’exécution des coupables de la provocation, le désarmement des corps armés gouvernementaux, la socialisation complète de l’économie et la dissolution des partis politiques « ayant attaqué la classe laborieuse ». Les communistes répliquent dans le Frente Rojo :
Ceux qui provoquent les troubles de Catalogne ne sont pas nos frères. […] Ce ne sont ni des anarchistes, ni des socialistes, ni des communistes, ni des républicains, ni des antifascistes d’aucune sorte. […] Ce sont des ennemis, nos ennemis féroces, des gens sans idéal et sans cœur, au service des envahisseurs. […] Quiconque se soulève contre le peuple, quiconque collabore sanguinairement avec l’ennemi, doit sentir immédiatement le poing inexorable de la force populaire s’abattre sur lui. Tout, absolument tout, doit être fait aujourd’hui même pour qu’il ne se passe pas un autre jour sans que les rues de Catalogne soient pacifiées et que tous les ouvriers catalans, tous les hommes honnêtes et tous les antifascistes sincères se remettent au travail et à la lutte pour gagner la guerre et faire avancer la révolution populaire.[19]
Finalement, la position modérée de la direction cénétiste prévaut, ralliant même le POUM qui invite ses membres à abandonner les barricades. Le parti essaie de sauver la face en affirmant que les auteurs directs de la provocation ont été retirés de leurs fonctions (Aiguadé et Salas). Il critique la CNT-FAI, soulignant qu’elle aurait pu obtenir plus de gains si elle avait utilisé sa position hégémonique en Catalogne afin d’être à « la hauteur de la volonté des masses ». Une trêve est conclue le 7 mai, sommant les forces confédérales à ne pas entraver le travail des unités gouvernementales. Des arrestations de militant.es anarchistes ont lieu malgré l’entente, et plusieurs locaux syndicaux et ouvriers sont fermés. En somme, pour ces journées de mai, le bilan s’élève à environ 500 mort.es et 1 000 blessé.es (dans les deux camps). Surtout, les anarchistes ont perdu le contrôle des unités de sécurité et de plusieurs comités révolutionnaires, entraînant la perte de leur hégémonie en Catalogne. La « citadelle anarchiste » venait de tomber, une chose que peu de personnes croyaient possible.

Ouvrières travaillant pour le parc automobile desservant le front. Source.
La chute du gouvernement de Largo Caballero
Durant cette période, les appuis de Largo Caballero s’effritent, alors qu’il perd le soutien de toutes les factions, exception faite de la CNT-FAI. Le ministre communiste Jesús Hernández rend compte de ces tensions : « Le soulèvement anarcho-poumiste […] à Barcelone nous donnait un prétexte […] pour provoquer la crise du gouvernement Largo Caballero »[20]. Déjà en octobre 1936, Largo Caballero avait défié les communistes en nommant son ami José Asensio sous-secrétaire à la Guerre. À partir de février 1937, le PCE intensifie ses attaques contre le dirigeant socialiste, le rendant responsable de la perte de Málaga, alors que les relations du gouvernement avec l’ambassadeur soviétique (Rosenberg) en Espagne se dégradent. Le fidèle conseiller de Largo Caballero, Luis Araquistáin, décrit les rencontres entre les deux hommes :
Plus qu’en ambassadeur [Rosenberg] se comportait comme un vice-roi de Russie en Espagne. Tous les jours, il rendait visite à Largo Caballero, quelques fois accompagné de grands personnages russes, militaires ou civils. Les visites duraient des heures et Rosenberg essayait de donner des instructions au chef du gouvernement espagnol sur ce qu’il devait faire pour gagner la guerre. Ses conseils, qui étaient d’ailleurs pratiquement des ordres, avaient presque toujours trait aux officiers. Tel général ou tel colonel devait être destitué, tel autre devait être nommé non pas en fonction de ses compétences, mais en raison de son appartenance politique et de son degré de docilité envers les communistes.[21]
La rupture se produit lorsque Rosenberg exige de Largo Caballero qu’il démette Asensio de ses fonctions : le dirigeant espagnol renvoie alors l’ambassadeur soviétique de son bureau en hurlant, ce à quoi le diplomate réplique en menaçant de retirer l’aide soviétique à la République.
Si le PCE songeait, en septembre 1936, à une union durable avec le PSOE sous le patronage de Largo Caballero, cette stratégie a fait long feu en mai 1937. Le chef du gouvernement juge dorénavant que son régime a subi une infiltration communiste, que le parti socialiste n’est plus en mesure de subjuguer. Les communistes tentent une dernière manœuvre, en promettant à Largo Caballero la direction d’un hypothétique parti unifié, sans succès. Le PCE se tourne donc graduellement vers l’aile modérée du PSOE, avec qui l’entente se fait autour d’une politique antifasciste et révolutionnaire gradualiste.

Des soldats nationalistes et réguliers examinent un T-26 B républicain de production soviétique récemment capturé. Source.
Largo Caballero s’accroche pourtant, malgré l’énorme pression, jusqu’à ce que la crise gouvernementale éclate le 13 mai 1937 : le président refuse la dissolution du POUM, en conséquence de quoi, le PCE lui retire sa confiance, suivi des socialistes modérés et des républicains libéraux. Refusant tout compromis, Largo Caballero exige de préserver son rôle de président et de ministre de la Guerre, ayant même la témérité d’exiger, en sus, le ministère de la Marine et de l’Air. Le dirigeant socialiste se justifie :
Je déclarai alors que je considérais qu’il était de mon devoir, en tant que socialiste et en tant qu’Espagnol, de rester au ministère de la Guerre, sans quoi il n’était pas question que j’accepte la présidence du Conseil ; je n’ai pas dit cela parce que je me considérais irremplaçable, loin de là, mais parce que j’avais la ferme intention de livrer bataille au Parti communiste et à tous ses auxiliaires, et que je ne pouvais le faire qu’en restant au ministère de la Guerre.[22]
Il ajoute, dans son autobiographie :
Ce qui était vraiment absurde, c’était cette complicité des autres partis avec le Parti communiste pour me virer du ministère de la Guerre. Ne voyaient-ils pas le danger que représentait l’attitude exclusiviste de ce parti pour la conduite de la guerre elle-même ? […] Étaient-ils aveugles au point de ne pas remarquer que les communistes tenaient absolument à diriger la politique espagnole ?[23]
Largo Caballero finit par céder lorsque le président de la République, Manuel Azaña, refuse sa nouvelle proposition de gouvernement. Ce dernier charge plutôt Juan Negrín, un membre de l’aile modérée du PSOE, de former un nouveau gouvernement. Cet ancien ministre des Finances reçoit l’appui de l’autre candidat pressenti, Indalecio Prieto, le membre le plus influent parmi les modérés. Negrín semble effectivement un bon choix, en raison de ses liens privilégiés avec le PCE.
Le 17 mai 1937, le gouvernement Negrín entre en fonction, excluant de nouveau la CNT. En apprenant cette nouvelle, l’UGT (syndicat plus modéré et sous l’égide des caballéristes) refuse d’appuyer le nouveau gouvernement et demande le rappel de Largo Caballero, sans succès. La répartition ministérielle est la suivante : la Présidence et trois ministères pour l’aile modérée du PSOE (Finances, Intérieur, Défense), trois membres républicains libéraux (Affaires étrangères, Travail et Travaux publics), deux membres du PCE (Agriculture et Éducation) et un membre du Parti national basque à la Justice. En 10 mois, le PCE a démontré son efficacité politique, réussissant à isoler puis anéantir politiquement Largo Caballero – en lui ôtant le contrôle du PSUC en Catalogne, de l’aile jeunesse du parti et du quotidien de l’UGT (Claridad) – avant de s’imposer à la tête du Frente Popular. Ivan Maïsky, ambassadeur soviétique à Londres, témoigne :
Le nouveau président du Conseil comprit la nécessité vitale de coopérer avec le Parti communiste et ne se lamenta pas excessivement que les anarcho-syndicalistes refusent de participer à son gouvernement. Il réduisit drastiquement le nombre de ministres de dix-huit à neuf. Le gouvernement en fut plus compact et plus fonctionnel et surtout, la proportion de communistes s’en trouva considérablement augmentée.[24]

Normand Béthune et Hazen Sise posant devant l’ambulance du service canadien de transfusion de sang à Madrid. Source.
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Dans cet article, nous avons constaté la montée du PCE au sein du camp républicain qui s’explique par trois raisons principales : la crédibilité militaire acquise par le parti, l’appui de l’URSS qui accentue la popularité du parti et la modération de ses prétentions révolutionnaires à court terme. Cette dernière position communiste, controversée à l’époque comme aujourd’hui, a été défendue avec beaucoup d’ardeur par le PCE, qui considérait que l’étapisme était nécessaire afin d’améliorer la position de la République sur la scène internationale, afin de gagner la guerre contre le fascisme avant de se consacrer au processus révolutionnaire. La montée du PCE accentue les tensions idéologiques avec ses rivaux anarchistes et antistaliniens du POUM : la centralisation, la militarisation et le contrôle des forces de sécurité sont au cœur des désaccords, ce dont rend compte l’écrivain poumiste George Orwell dans son Hommage à la Catalogne. Ces conflits se soldent en lutte armée entre factions, menant d’abord au soulèvement des partisans révolutionnaires à Barcelone (mai 1937), puis à la reprise en main de la situation par les communistes, qui s’imposent finalement. Suivant cette « guerre civile dans la guerre civile », le régime de Largo Caballero est renversé : le nouveau gouvernement de Juan Negrín, un socialiste modéré, s’appuie sur les communistes et les républicains libéraux, excluant les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires.
Dans une cinquième et dernière partie, nous pourrons voir comment ce nouveau gouvernement a tenté d’affronter – sans succès – les forces nationalistes et fascistes. Nous verrons aussi l’incapacitédes anarchistes de poursuivre leur révolution. Enfin, cet épilogue sera l’occasion de faire un bilan de la défaite militaire du Front républicain, de ses erreurs politiques et stratégiques, mais aussi de ses traits inspirants et dynamiques.
Notes
[1] Mundo Obrero, « El partido comunista fija su posición ante los pueblos del mundo sobre la situación en España : Defendemos un régimen de libertad y de democracia », 30 juillet 1936.
[2] Lettre publiée dans Juventud Libre, 1er mai 1937.
[3] Cité dans Bolloten, Burnett (1991), trad. 2014. « La guerre d’Espagne : Révolution et contre-révolution (1934-1939) ». Éditions Agone : Mémoires sociales, 1276 pages, p. 405.
[4] Ramos Oliveira, Antonio (1946). « Politics, Economics and Men of Modern Spain, 1808-1946 ». Éditions V. Gollancz Limited, 720 pages, p. 599.
[5] Publié dans Verdad le 1er décembre 1936.
[6] Cités dans Beevor, Anthony (2006). « La guerre d’Espagne ». Éditions Calmann-Lévy, 681 pages, p. 166.
[7] L’Humanité, « Avec l’Espagne pour la sécurité de la France », 3 août 1936, 6e page.
[8] Tierra y Libertad, « Defensa de la revolución », 19 décembre 1936, 4e et 5e pages.
[9] Cité dans Bolloten, p. 372.
[10] Mundo Obrero, 25 décembre 1936.
[11] Traduction de l’article paru en février 1937 dans Die Soziale Revolution, numéros 5-6. L’article original espagnol semble introuvable.
[12] La Batalla, 27 janvier 1937.
[13] Tierra y Libertad, 17 avril 1937.
[14] Solidaridad Obrera, 2 mai 1937.
[15] Publié dans Fragua Social, 15 mai 1937.
[16] Gorkin, Julián (1941). « Caníbales políticos : Hitler y Stalin en España ». Ediciones Quetzal, 351 pages, pp. 69-70.
[17] Abad de Santillán, Diego (1938). « La revolución y la guerra en España : notas preliminares para su historia ». Editorial El Libro, 238 pages, pp. 148-150.
[18] Solidaridad Obrera, 6 mai 1937.
[19] Frente Rojo, 5 mai 1937.
[20] Hernández, Jesús (1953). « Yo fui un ministro de Stalin ». Editorial America, p. 85.
[21] Cité dans Bolloten, p. 445.
[22] Cité dans Bolloten, p. 637.
[23] Largo Caballero, Francisco (1976). « Mis recuerdos ». Ediciones Unidas, 356 pages, pp. 222-223.
[24] Maïsky, Ivan (1966). « Spanish Notebooks ». Éditions Hutchinson, 208 pages, p. 136.
Source: Archivesrevolutionnaires.com