Yoko Ono est une artiste, elle a une Ćuvre de plasticienne et de musicienne avant, pendant et aprĂšs John Lennon, qui pourrait en tant que telle justifier un texte â je me contenterai, parce que je connais mieux les ritournelles que les galeries dâart, de dire quâelle prĂ©figure Björk, Tom Tom Club, Cocorosie, M.I.A. et les B 52âs, et de citer son joyeux hymne fĂ©ministe Sisters Oh Sisters [1], ainsi que deux beaux albums parus en 1973 : Approximately Infinite Universe et Feeling The Space. Mais puisque câest Lennon qui manque, puisque câest sa mort que nous commĂ©morons aujourdâhui, les lignes qui suivent ne parleront que de John-et-Yoko, et plus prĂ©cisĂ©ment de lâincontournable question de ce-que-Yoko-a-fait-Ă -John.
Câest Ă Yoko Ono que je veux rendre hommage. Dâabord parce que John mĂ©rite mille hommages mais les a eus, alors que Yoko mĂ©rite des hommages quâelle nâa pas eus et dĂ©mĂ©rite les sarcasmes et les vilĂ©nies qui se dĂ©versent abondamment sur elle depuis prĂšs de cinq dĂ©cennies. Nul-le en effet nâa plus que Yoko Ono servi dâaccoucheur ou dâaccoucheuse du sale mec et du gros raciste anti-asiate qui sommeillait au fond de tant de babyboomers de gauche, dâanciens hippies androgynes et Ă©pris de spiritualitĂ© orientale, ou dâenfants du rock qui « auraient voulu ĂȘtre noirs ». Rares en effet sont les fans et plus rares encore les rock-critics qui nâont pas donnĂ© de la voix dans le concert de clichĂ©s qui sâest abattu sans discontinuer sur la « Dragon Lady » depuis ce jour fatidique de novembre 1966 oĂč elle est entrĂ©e dans la vie de lâIdole, faisant dâelle â je ne cite que les formules les plus canoniques â une sorciĂšre, un boudin, une arriviste, une dominatrice et bien entendu une fouteuse de merde, responsable entre autres forfaits de lâĂ©clatement de la belle Ă©quipe des « quatre garçons dans le vent » [2].
Tout cela est fort bien rĂ©sumĂ© par un rĂ©pugnant compte Facebook intitulĂ© « Yoko Ono should have died instead of John Lennon. For people who are against that japanese slut » [3], et par la page Wikipedia de Yoko Ono oĂč lâon trouve cette phrase sublime de concision, qui renferme un intense et puissant concentrĂ© de crĂ©tinerie humaine :
« MĂȘme si le temps qui passe la rĂ©habilite peu Ă peu, Yoko restera dans lâesprit de millions de fans la manipulatrice, castratrice, fourbe, dĂ©mon avant-gardiste en minijupe qui a provoquĂ© la sĂ©paration des Beatles. »
La phrase est absolument vraie, bien sĂ»r, si on la lit comme un discours indirect libre, exposant de maniĂšre distante â et mĂȘme ironique â ce qui malheureusement se pense et se dit chez les fans de John Lennon. Mais cette lecture distanciĂ©e nâest pas franchement encouragĂ©e par la tournure gĂ©nĂ©rale de la notice, qui sâaffranchit Ă maintes reprises de la « charte de neutralitĂ© » de Wikipedia, notamment dans ce passage oĂč le point de vue Ă©videmment partial dâun ancien mari est prĂ©sentĂ© comme objectif, et sert mĂȘme de fondement Ă une extrapolation pas vraiment bienveillante… ni trĂšs originale :
« Des annĂ©es plus tard, Toshi rĂ©vĂ©lera Ă un journal japonais que Yoko avait toujours besoin quâon la traite comme une reine. Elle Ă©tait Ă©goĂŻste et morbide. DĂšs le dĂ©but, la jeune femme a des aventures extra conjugales. Son mari en souffre, mais il ferme les yeux (…) Toutes les relations quâaura Yoko par la suite suivront le schĂ©ma Ă©tabli par son mariage avec Toshi. A chaque fois, Yoko semble avoir besoin dâun homme qui lâaide Ă se sortir dâune mauvaise passe, mais qui devient trĂšs vite un instrument quâelle utilise pour compenser ses ambitions déçues. »
Castratrice disent-ils donc aussi, et ce grief est sans doute le seul qui se fonde sur du rĂ©el, mĂȘme sâil le fait bĂȘtement, salement et Ă contresens. Yoko disent-ils a dĂ©virilisĂ© Lennon : en sĂ©parant John de ses compĂšres, en lâĂ©loignant de la « scĂšne rock », en lâintroduisant dans dâautres mondes artistiques et politiques â le mouvement anti-guerre, http://www.youtube.com/watch?v=W1XSt_HqAmA”>le fĂ©minisme, la cause noire, la cause irlandaise â et en concevant avec lui des happenings gauchistes ou pacifistes, en lui inspirant des chansons dâamour pas du tout rockânâroll et mĂȘme une chanson de NoĂ«l [4], en le quittant pendant plus dâun an puis en le retrouvant et enfin crime des crimes en faisant de lui, pendant plus de cinq ans, un « pĂšre au foyer », elle lâa humiliĂ©, ridiculisĂ©, Ă©masculĂ© !
Ce qui nâest pas faux du tout, câest quâau contact de Yoko, John sâest dĂ©masculinisĂ© : tant dans les postures corporelles que dans lâĂ©criture â paroles et musiques â et dans la maniĂšre de poser sa voix, il y a un avant et un aprĂšs Yoko. Il y a un monde entre le style petite teigne hĂ©tĂ©roviolente [5] du Lennon rockânâroll, pĂ©riode Hambourg et Liverpool, et le Lennon maigrichon et binoclard posant tout nu dans les bras de Yoko, et il y a un monde surtout entre les fanfaronnades imbĂ©ciles et menaçantes de You Canât Do That (1964) ou Run For Your Life (1965) [6] et la drĂŽlerie, la joie, lâivresse amoureuse de The Ballad Of John And Yoko (1969) â et surtout ces miracles de dĂ©licatesse, absolument inouĂŻs dans la musique populaire masculine jusquâalors et peu rĂ©entendus depuis, que sont Donât Let Me Down (1969) et le merveilleux tryptique Oh Yoko – Love – Oh My Love (1970-1971). Ou encore, prĂšs de dix ans plus tard, Woman et Grow Old With Me.
La mĂ©tamorphose nâa dâailleurs pas produit seulement une autre maniĂšre de chanter lâamour, mais aussi une autre maniĂšre de chanter tout le reste : sa mĂšre, Dieu et les autres mondes possibles, la politique et la cĂ©lĂ©britĂ© â je pense Ă ces autres merveilles : Mother, God, Imagine, How ?, Watching The Wheels ou Working Class Hero, et Ă ce beau et drĂŽle de machin venu au monde le 6 fĂ©vrier 1970 sous le nom dâInstant Karma !, qui dit notamment :
« Why in the world are we here ?
Surely not to live in pain and fear » [7]
Et puis enfin par dessus tout, il y a, toujours dĂ©diĂ© Ă Yoko, le sublime Jealous Guy, dont les paroles constituent un retour critique et mĂȘme un complet reniement des rengaines machistes de « Beatle John ». Aux comminatoires Please Please Me, Run For Your Life ou You Canât Do That â « that » dĂ©signant le simple fait que sa chĂ©rie va « parler Ă un autre type » â rĂ©pond une incroyable douceur, une certaine contrition plutĂŽt rare dans la gente masculine, en tout cas une apprĂ©ciable rĂ©flexivitĂ© :
« I didnât mean to hurt you
Iâm sorry that I made you cry
I didnât want to hurt you
Iâm just a jealous guy » [8]
Dans quelle mesure est-ce Yoko qui a « rendu » Lennon si⊠diffĂ©rent ? La victime nâĂ©tait-elle pas consentante ? Le plus machiste des Beatles [9] nây a-t-il pas mis du sien ? Ou bien la mĂ©tamorphose ne procĂšde-t-elle pas prĂ©cisĂ©ment de la rencontre, de lâ« affinitĂ© Ă©lective » et de la « double capture » [10], de ce singulier agencement « John-et-Yoko », aussi difficilement dĂ©composable en une « Pygma-Lionne » et son jouet masculin quâen un GĂ©nial Auteur et sa Muse ? La rĂ©ponse est en vĂ©ritĂ© impossible et la question pour tout dire ne mâintĂ©resse pas. Ce qui mâintĂ©resse est que cette mĂ©tamorphose est gĂ©nĂ©ralement imputĂ©e et reprochĂ©e Ă Yoko alors que dans toute lâhistoire du rockânâroll et de la musique populaire il en est peu dâaussi belles.
Les petits et grands malins objecteront que Yoko nâest pas une Sainte, mais pauvres cons, je mâen doute ! Je sais quâaucune femme nâest une Sainte mais quâaucun homme non plus, et je vois surtout quâon ne tient pas autant rigueur aux hommes quâaux femmes de ne pas lâĂȘtre. Je sais aussi que John non plus nâest pas un Saint [11] et quâil faut plaindre le peuple qui a besoin de hĂ©ros. Cela nâempĂȘchera certes pas quâon dĂ©nonce encore jusquâĂ la fin des temps la maniĂšre dont « la veuve noire » gĂšre « dâune main de fer » lâhĂ©ritage de son dĂ©funt mari, un hĂ©ritage pourtant qui de plein droit lui revient plus quâĂ nâimporte quel beatlemaniaque â ou alors, que celui qui jette la premiĂšre pierre renonce auparavant Ă son propre hĂ©ritage.
Cela nâempĂȘchera pas que perdure ce reproche fondamental qui sâexprime sur Facebook dans sa hideuse nuditĂ©, et sous des formes plus habillĂ©es dans des mĂ©dias plus « haute couture » : celui dâavoir survĂ©cu. Celui de nâĂȘtre pas morte Ă la place du hĂ©ros de la classe ouvriĂšre WASP (White Anglo-Saxon & Patriarcal), celui surtout de sâĂȘtre construit un personnage de veuve un peu moins Ă©plorĂ© et effacĂ© que prĂ©vu. Celui dâavoir continuĂ© Ă vivre et produire [12] et de lâavoir assumĂ©, sans frime mais sans honte, avec beaucoup de dignitĂ© et dâintelligence :
« Je ne sais pas pourquoi jâai eu Ă traverser ce que jâai traversĂ©. Mais vous savez, on peut vivre le restant de ses jours dans la dĂ©solation, ce que beaucoup font et ont le droit de faire, ou bien dĂ©cider, pour ainsi dire, que finalement le fait dâĂȘtre en bonne santĂ©, dâavoir un toit et quelques bons amis est quelque chose dont on peut se rĂ©jouir. » [13]
Je me doute aussi que tout ne tourne pas autour de Yoko, et que par exemple la dĂ©masculinisation de Lennon advient dans tout un contexte socio-historique : le mouvement anti-guerre et la vague hippie, dont lâantivirilisme Ă©thique et esthĂ©tique fut patent [14]. Peut-ĂȘtre ce processus de dĂ©virilisation sâexplique-t-il aussi par dâautres rencontres que celle de « Miss Lennono » : celles de « Sister Morphine », « Cousin CocaĂŻne » ou « Lady HeroĂŻne ». Seulement voilĂ : tous les gauchistes, tous les hippies et tous les junkies ne se sont pas Ă ce point dĂ©construits et dĂ©virilisĂ©s. Toutes les dissidences et toutes les addictions, loin, trĂšs loin de lĂ , nâont pas produit Jealous Guy.
En assassinant John Lennon, le 8 dĂ©cembre 1980 Ă New York, Mark David Chapman a mis fin Ă une histoire dâamour qui, comme toutes les histoires dâamour, nâa Ă©tĂ© ni pure, ni Ă©ternelle et sans divorce, mais a existĂ©, persistĂ© et produit dans la culture quelque chose dâunique et de prĂ©cieux. Que le hĂ©ros de la classe ouvriĂšre repose en paix, et longue vie Ă la sorciĂšre.
Source: Lmsi.net