Des foyers . . . . . . . . . des brasiers . . . . . . . . des torches . . . . . . . . des brûlis
. . . . . . pour forger les lames et souder les lĂšvres de nos plaies
. . . . . . pour purifier le carbone quâon renvoie aux cieux
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . quand la folie nous emporte
. . . . . . pour danser sinon avec les flammes Ă©prises . . . . de courants dâair
. . . . . . . . . . . . â et ce serait lĂ notre place.
On pensait que pour apprĂ©hender une situation, pour sây mĂȘler au plus juste
. . . . il sâagissait de pister sa premiĂšre Ă©tincelle, de reconstruire dans la boue
. . . . . . . . . . . . . . de nos mots lâhistoire de sa contagion Ă la premiĂšre braise
. . de raconter comme elle a su emmener la seconde Ă sâenflammer.
Et comment se conjuguaient cette fois-là . . chaleur . . fumée . . et . . lumiÚre.
Et quelle patience Ă couver.
Et quel fracas . . . . . quand tout lâair alentour est soudain convoquĂ©
. . . . . . . . pour que la flamme explose.
. . . .
On imaginait que le monde nous comprendrait mieux ainsi
. . . . . . . . que nous pourrions y vivre en humains.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . En humains.
. . . .
Je vis un temps oĂč ce qui arrive provient dâun feu si lointain
. . . . que ses fumées se perdent dans les strates de suie des bibliothÚques
. . . . que sa lumiĂšre se confond avec celle du jour
. . . . . . . . . . . dans chaque Ă©cran que lâusage dresse entre le monde et moi
. . . . que je nâai connu aucun froid
â jamais â
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . qui me fasse sentir la tiédeur qui en subsiste.
Dâun feu si lointain quâil semble parfois que plus rien nâarrive.
Si lointain quâil sâagit peut-ĂȘtre du premier feu
. . . . . . . de la premiĂšre braise du premier feu quâon a voulu
. . . . . . . . . . . . . . . . de la premiÚre étincelle
â arc tendu entre dĂ©sir et trouille â . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . qui aie jailli parce quâon lâavait voulue.
Je vis un temps comme un incendie aux départs oubliés
. . . . ensevelis sous des gĂ©nĂ©rations plus nombreuses quâon ne sait se souvenir.
. . . .
Mais dans un temps sillonné de moteurs . . . . à explosion
. . . . dans un monde semé de cocottes . . . . . à uranium
. . . . . . . . il doit ĂȘtre possible encore de lâentrevoir
. . . . . . . . . . . . quâau dĂ©part de tout ce qui arrive . . . . il y a un feu.
. . . . . . . . . . . . . . . . Il y a un feu.
. . . .
On disait comme ça, quâon allait remettre le feu dans nos vies. . . . . Pour la joie !
. . . . et parce quâaussi . . . . on avait foi en notre jeu.
On bricolait des poĂȘles pour se chauffer et on apprenait qui Ă©tait la forĂȘt
. . . . quâon devait remercier . . . . on apprenait Ă ressentir au fond de nous
â trĂšs loin au fond de nous â
. . . . quâen elle quelque part
â dans quelquâobscur fourrĂ© â
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . plongent nos racines.
. . . .
On retrouvait lâart subtil de la flamme Ă la voĂ»te des fours anciens
. . . . et comment on ménage la braise sous les gamelles à long manche.
Câest dans le feu quâon forgeait les armes dĂ©risoires, les lance-pierres,
les chevaux de frise qui nous ramenaient une étincelle de la violence autrefois confisquée par les seigneurs . . . . leurs instituteurs . . . . leurs soldats.
Et toujours, on emmĂȘlait le sens et les formules aux branches quâon offrait
aux flammes . . . . et leur lumiÚre dessinait le cercle mouvant de nos assemblées.
Sur un feu de camp au milieu de la semaine, on mettait Ă bouillir lâeau prise
Ă la riviĂšre et on chantait ; on se dĂ©shabillait en chantant, dans le soleil dâhiver, autour du feu de camp ; on puisait au chaudron lâeau pour se laver ;
la peau fumante et rougie . . . . on dansait.
Et le savon circulait . . . . et la musique ; on tournoyait en satellites du brasier, une face grelottant Ă la froidure . . . . lâautre grĂ©sillant aux flammes ;
quâau cĆur de chacun, de chacune dĂ©pouillĂ©.e des jours passĂ©s
. . . . . . . . . . . . un calme vienne.
. . . . . . . . . . . . Quand les peaux étaient sÚches et les esprits vidés
. . . . on dansait . . . . encore . . . . un peu . . . . avec la derniĂšre flamme ;
et puis on sâhabillait . . . . mollement.
La journĂ©e sâachevait dans le silence . . . . . . . . . . . . et lâodeur des corps lavĂ©s.
Le lendemain, un jour nouveau nous embraserait.
Des mondes sâavĂ©reront peut-ĂȘtre un jour, ĂȘtre nĂ©s
dâun ou lâautre de ces feux-lĂ . . . . ou dâun de ceux . . . . nombreux ici ou lĂ
. . . . . . . . . . . . qui leur ressemblent.. . . .
Dans le monde oĂč je vis
â planĂ©taire et magnifique â
. . . . le feu sort de petits tuyaux domestiques juste au-dessous des casseroles.
. . . . Un bouton lâallume . . . . et il suffit de payer.
Dans le monde oĂč je vis
â totalitaire et terrifique â
. . . . des lĂ©gions de prĂȘtres en blouse blanches capturent des fournaises
. . . . dans des cuves dâacier, leur dĂ©robent une parcelle de force
. . . . pour animer . . . . les machines
. . . . . . . . qui me bordent et me changent
. . . . . . . . qui me portent et me réchauffent . . . . les machines
. . . . . . . . oĂč je glisse mes mots et guette ceux des autres . . . . les machines
. . . . . . . . qui me tiennent par la main un instant aprĂšs lâautre.
. . . . . . . . . .Et pour vivre, il suffit de payer.
Des torches bleues . . . . vertes . . . . violettes brûlent jour et nuit dans le ciel
des raffineries . . oĂč se dĂ©verse la ligne en pointillĂ© des tankers sur les cartes
des seigneurs. . . . . . . . . . . . Et jâavale les distances sur les rubans dâasphalte
. . . . . . . . . . . . . . . . il suffit de payer.
Des armées de fourmis dans la prison des usines, arrachent aux flammes
les babioles en plastiques remplaçant les silex, les pointes dâos.
Ce sont les outils dont je dois me contenter
et pour lesquels . . . . il faut payer.. . . .
Néolithique au briquet bic
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . je ne vois plus le feu derriĂšre la vitre du poĂȘle
. . . . . . . . . . . . . . . . .je ne vois plus le feu dans les piles de pneus qui crament
. . . . . . . je ne vois plus le feu quand se brise Ă lâimpact la bouteille de napalm.
Jâai froid . . jâai . . . . . . . . . . . . .froid.
Et pourtant . . . . . . . . . . . . . . . ma peau tiĂšde . . . . . . . . . . . . .ne tremble pas.
. . . .
On imaginait sâĂ©manciper peut-ĂȘtre,
. . . . . . . . . . . . . . .Ă parcourir Ă nouveau frais le chemin rĂ©cent de lâespĂšce.
On imaginait dĂ©busquer les orniĂšres oĂč elle Ă©tait â coup sur coup â tombĂ©e.
On refusait de croire que des élans humains à créer des formes et des outils
. . . . . . . . . . . . . . . . Ă se jouer des techniques
. . . . . . . . . . Ă jongler avec les savoirs
. . . . . ne pouvait rĂ©sulter que le dĂ©sert de cendres oĂč nous avions vu le jour.
On espĂ©rait que lâart du feu nous maintiendrait dans lâenfance oĂč se forgent
les peuples . . . . . . . la promesse des mondes . . . . . . les poĂšmes fondateurs.
Le libre jeu de nos désirs . . . . de nos besoins
â et les danses quâon exĂ©cute pour les satisfaire â
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . suffiraient Ă balayer les cendres de notre paysage
. . ou Ă les mĂȘler dâassez dâhumus pour que la vie reprenne.
â On oubliait un instant que câest de cendres aussi quâon est pĂ©tri â
On se rappelait les inuits, comme ils racontent les glaces et les neiges,
. . . . . . . . comme ils fondent leur physique dans le creuset des mots,
. . . . . et on donnait un nom Ă chaque feu.
On cherchait Ă les reproduire et souvent
â dans lâĂ©chec â
. . . . . . . . . . . . . . . . . un nom nouveau surgissait.
On construisait des feux dans nos paroles et puis on essayait de les allumer.
. . . .
Il y avait le feu dâapparat et celui des patates sautĂ©es dans la graisse du canard, il y avait le feu du pain et celui de lâarpenteur,
il y avait le feu de la balade et le feu de lâheure,
il y avait le feu des rites et celui dont la lumiĂšre permet dây voir . . . . juste assez
. . . . . . . . . . . . pour se tatouerâŠ
Et puis il y avait le feu de la thĂ©iĂšre comme un mythe entre lui et moi, entre Jules et Jim, perdus pieds nus au cĆur des bois Ă chĂątaignes
â les bois que cernent la ronce, le chardon et lâortie â
. . . . . . oĂč la grĂące saisit parfois ceux qui brĂ»lent du dĂ©sir autant que de la rage.
Las dâallumer ces foyers oĂč le bois abonde, foyers faciles et prĂ©visibles mĂȘme sans papier ni cagette et mĂȘme sous la pluie, nous nous risquions aux feux minuscules, les plus tĂ©nus, les plus fragiles, les plus aptes aussi Ă se fondre
dans la vie, Ă sâĂ©vanouir dans la forĂȘt.
. . . .
Nous rĂȘvions . . . . . . quâassis au bord de la mare ou dans la ruine au toit crevĂ©,
â lĂ oĂč soudain naĂźt lâenvie de boire un thĂ© â
â parce que la fougĂšre est belle et pousse au flanc du cairn â
â ou parce que sur lâautre rive des ragondins se prĂ©lassent
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . appelant notre solidaritĂ© â
nous rĂȘvions . . . . . . quâavec les seules brindilles collectĂ©es en Ă©tendant le bras
â les brindilles soigneusement rebrisĂ©es sur le genou â,
nous rĂȘvions . . . . en assemblant les brindilles sur une aire dâun empan de cĂŽtĂ©
â structure portante et poches de combustible rapide â,
â couloirs oĂč lâair devait sâengouffrer â,
nous rĂȘvions . . . . . . . . . . . . . . en calculant la mĂ©canique de leur embrasement
â la trajectoire de leur chute â,
nous rĂȘvions . . . . . . . . . . . . en calant la thĂ©iĂšre sur la construction enflammĂ©e,
nous rĂȘvions quâune fois tout le bois consumĂ© . . . . . . . . . . . au moment prĂ©cis
oĂč lâeau a bouilli . . . . . . . la thĂ©iĂšre sans Ă -coup se poserait sur un lit de braises ; . . . . . . . . . quâil nây aurait plus quâĂ y jeter quelques feuilles cueillies en chemin. . . . . . . . . . . . Ă contempler encore un peu la fougĂšre
. . . . . . . . . . . . ou Ă sourire aux cabrioles des jeunes ragondins . . . . . . . avant
. . . . . . . . de servir lâĂ©cuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . avant
. . . . de boire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . avant
de se lever soudain . . . . . . . . . â de partir â . . . . . . . . dâaller voir le roncier oĂč
. . . . la veille . . . . les mûres . . . . semblaient
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . presque mĂ»res et dâoublier lâinstant bu
pour manger le prochain.
Oublier lâinstant bu pour manger le prochain.
Nous voulions que du passage en ce lieu dâun intense instant
â de la cĂ©rĂ©monie â
. . . . nulle trace ne subsiste quâun petit rond blanc cerclĂ© de noir,
. . . . jusquâĂ la prochaine pluie.
Nous rĂȘvions de peu de chose . . . . de peu de choses vraiment. Mais si fort !
. . . . quâon se trouvait projetĂ© aprĂšs la fin du monde.
AprĂšs la fin du monde.. . . .
De ne lâavoir pas fait tous les jours dâune vie
. . . . . . . . . . . . je nâai jamais accompli . . . . vraiment . . . . le feu de la thĂ©iĂšre.
Je ne sais pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .faire le feu.
Jâerre entre les mondes . . . . dans lâattente que ça sâembrase.
Et si mes yeux cousus de phrases persistent Ă voir
les dunes de cendres quâelle prĂ©sage Ă la place de lâĂ©poque,
â dĂ©jĂ je frissonne des vents qui se lĂšvent pour les sculpter â
ses murs sont encore lĂ . . . . oĂč se heurte chaque geste.
Ma carcasse mutilĂ©e se glisse Ă peine entre les instruments qui lâencombrent
â et nous sĂ©parent.
. . . . Ce qui arrive nâest pas arrivĂ©.
Encore.
. . . . Alors,
comme les frĂšres et sĆurs avant moi ont laissĂ© le flambeau oĂč je mâagrippe,
comme lâun.e dâentre nous parfois sâimmole dans une prĂ©fecture
pour que sâaccomplisse le rite de la fertilitĂ©,
Ă la place exacte et modeste oĂč lâincendie mâa jetĂ©,
â et un jour aprĂšs lâautre rĂ©duit en cendre par le feu du temps â
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . je reste dans la danse
. . . . . . . . et resterai mutant.
Source: Lundi.am